« Le petit reste » : réflexion sur la banalisation des thèses de la droite extrême

Cet article de décembre 2013 du Pasteur Hugues LEHNEBACH trouve toute son actualité au lendemain du second tour des élections municipales. Il n’est pas nécessaire d’en partager toutes les thèses pour en apprécier la pertinence « théologique ».

Nous vivons un tournant dans notre société

Ce tournant concerne aussi bien le domaine politique que celui des religions.

Ce tournant, c’est plutôt une victoire, celle de l’Ordre Moral.

Et cette victoire marque de fait une défaite idéologique et théologique.

L’actualité du moment mais aussi de nombreux signes depuis ces dernières années, laissent entrevoir un avenir politique et sociétal à la couleur brune (ou plutôt bleu marine).

On s’étonne, on s’offusque, on ne comprend pas, on n’en veut pas, on le subit ou on s’en réjouit, le fait est qu’aujourd’hui l’extrême droite a gagné.
Le Front National n’a pas encore le pouvoir mais les idées d’extrême droite, la philosophie politique de ce courant de pensée, sont déjà au pouvoir et continuent de s’étendre.
C’est aujourd’hui la victoire de l’Ordre Moral !
C’est aujourd’hui la défaite idéologique et théologique !

Ordre Moral et crise du sens

Ce qui peut caractériser notre temps, notre mode de vie dans le temps présent, est ce que nous appelons la sur-modernité.

Cette sur-modernité s’inscrivant dans un système économique et idéologique si ce n’est triomphant du moins unique et dominant. L’alliance des deux est facteur de nombreux troubles.

Immédiateté, moment de « trop plein », concurrence, accumulation de biens en réponse à la création de toujours plus de besoins (souvent superflus mais présentés comme essentiels), uniformisation, etc… Si on ajoute à cela l’absence de toute « idéologie » ou système de pensée différent de celui qui domine, on en vient à un sentiment d’anomie généralisé, de crise du sens. Tout vaut tout et donc rien de vaut plus rien, mais aussi plus rien ne vient donner un sens, une direction, un objectif au vécu.

Nos sociétés (française mais aussi européenne) sont en crise du sens.
Et pour répondre à cette crise du sens, à cette absence de sens rien ne vaut un système sécurisant.

L’Ordre Moral vient ici prendre toute sa place.

L’Ordre qui remet dans le bon sens, dans la bonne direction. Qui vient rétablir les choses après le désordre qui règne, qui vient parler à ce que nous connaissons et qui nous rassure, qui vient nous replacer au centre et qui met l’autre, le différent, le déviant, hors du système.

Moral, parce qu’il (l’Ordre) retrouve la morale du peuple, qui fait que l’idée la plus simple, la plus acceptable, celle qui paraît la plus juste, de bon sens ou la plus rassurante est la vérité.

Cet Ordre Moral se fonde sur d’antiques pouvoirs, sur les trois pouvoirs des origines qui toujours ressurgissent.

Le pouvoir du sol : ce sol qui fait naître, qui porte, qui nourrit et qui reprend en lui. Ce sol qui fait naître le sentiment national du terroir et de la Patrie.

Le pouvoir du sang : ce pouvoir qui agit sur l’être qui valorise le courage et l’héroïsme (il faut du courage pour oser dire être du Front National, il faut être héroïque pour tirer sur un voleur quand on est bijoutier à Nice).

Le pouvoir du groupe social : le pouvoir de la tribu, qui protège, qui intègre tout en se démarquant de la majorité. C’est ce pouvoir qui se fonde sur la règle ancestrale (une France chrétienne et blanche) qui vient de la lignée (français de souche). Le groupe porte l’individu, le protège, lui donne la règle à suivre et ainsi le rassure et le sécurise dans ses choix).

La défaite idéologique et théologique

La défaite idéologique :

Si ces pouvoirs des origines aujourd’hui à nouveau dominent, si aujourd’hui l’Ordre Moral parait être une solution crédible et si aujourd’hui l’extrême droite est victorieuse (et son parti le plus représentatif bientôt victorieux lui aussi).
S’il y a victoire c’est qu’il y a défaite !

Politiquement nous pouvons constater cette défaite idéologique sur tout l’échiquier politique.

A droite : Jusque là nous connaissions une droite sociale, celle de Chirac ou de Séguin, mais depuis quelques année c’est une droite dite décomplexée que nous connaissons.

Le débat sur l’identité nationale, l’action et les déclarations des ministres Besson, Hortefeux ou Guéant ; la fin de campagne du candidat Sarkozy en 2012 mais aussi ses allusions au « Karcher » pour nettoyer les cités, sont autant de signes que la Droite républicaine et sociale connue jusque là n’est plus. On parle d’une droite décomplexée. Décomplexée de quoi ? De son discours extrémiste, de cette philosophie politique commune avec l’extrême droite.

A gauche : La défaite idéologique n’est pas récente. Dans le meilleur des cas on peut la dater de 2006, quand, face au candidat de la droite décomplexée, Ségolène Royal parlait de l’Ordre Juste alors qu’en face on voulait Juste l’Ordre. Dans les deux cas c’est bien l’ordre qui est voulu, c’est bien cette philosophie de l’ordre qui vient imprégner même la gauche gouvernementale.

Dernièrement la politique et le discours du ministre Valls montrent bien combien cette imprégnation est profonde et marquent encore plus cette défaite idéologique.
Peut-être pouvions nous même voir dès 1982/1983, les signes de cette défaite annoncée, par le changement de politique du gouvernement socialiste qui abandonnant les idéaux profonds du socialisme se conforme « aux réalités économiques du monde » et entre sans hésitation dans le capitalisme bientôt triomphant.

A l’extrême gauche : Cette dernière se présente comme l’anti-Front National.
Le problème c’est qu’au lieu d’être POUR un programme, une politique, elle se définisse comme un CONTRE, et devenant ainsi semblable à ce qu’elle combat, tel un négatif de photo. D’ailleurs les signes peuvent être la place et l’idée d’un sauveur/chef charismatique, mais aussi des discours d’exclusions (le titre d’un livre de Mélenchon était : « Qu’ils s’en aillent tous », même discours que JM Le Pen tenait du temps où il était président de FN).

A l’extrême droite : La victoire actuelle de la philosophie de l’extrême droite (et non uniquement du seul parti FN qui n’est pas, lui, encore victorieux) provenant de la défaite idéologique des autres partis ou courants politiques se manifeste ou se constate par l’imprégnation de cette philosophie ou de cette pensée dans la société. La méfiance vis-à-vis des politiques, des parlementaires, le grand retour de la stigmatisation des Francs-maçons, les articles et déclarations dénonçant la christianophobie (pour mieux exacerber l’islamophobie) mais aussi la remise en cause par beaucoup de l’abolition de la peine de mort, sont autant de signes du triomphe de cette pensée et de la défaite de la pensée républicaine, démocratique et sociale qui jusque là étaient le socle de notre société.

La défaite théologique :

Il va de soi que la défaite n’est pas uniquement politique. Elle est peut être avant tout sociétale.

Et si elle est entre autre idéologique, elle est aussi théologique.

En effet nous le constatons maintenant depuis quelques années.

Peut être est-ce propre aux Eglises et aux religions que de céder plus rapidement que les autres aux sirènes conservatrices et à celles des pouvoirs des origines ?

En tout état de cause, les religions dans leur ensemble font un retour en arrière tant du point de vue de la doctrine que de l’éthique ou même de la pratique.

Les médias ne se privent pas de montrer le fanatisme et le fondamentalisme musulman mais que dire de l’orthodoxie juive ?

Et le milieu chrétien ne se met pas à l’écart d’une telle réaction, bien au contraire.
Au delà de certaines formes telles que le catholicisme traditionaliste ou le mouvement évangélique c’est bien toute une théologie qui se met en place et qui marque (pour moi) une véritable défaite.

Dans toutes les confessions et dénominations chrétiennes nous voyons réapparaitre, et même progresser au point d’être bientôt dominante, une théologie culpabilisante et un légalisme très fort.

Finalement c’est toute une éthique du XIXème siècle (sexualité, mariage, avortement, conjugalité, famille, etc…) qui se présente comme une éthique moderne et qui finalement ne fait que soutenir l’Ordre Moral qui serait la porte du Salut.

Nous voyons revenir (et soutenu par des Eglises mais aussi par certains pasteurs de l’EPUdF) cette néfaste distinction entre le bon et le mauvais, le juste et le péché, le croyant et le mécréant, le moral et le païen, en deux mots entre la vérité et l’erreur.

Cette défaite théologique que nous vivons aujourd’hui est peut être ce que Samuel Vincent décrivait déjà de son temps dans ces mots :

« Ces opinions populaires se forment dans l’enfance de la société, lorsque l’homme est ignorant, crédule, superstitieux ; lorsque, sans expérience de la nature, il est disposé à chercher des causes surnaturelles à tout ce qui le frappe ou l’étonne ; lorsqu’il n’a point assez de force et d’intelligence pour grouper les effets, les rapporter à des lois générales, et s’élever ainsi jusqu’à la loi la plus générale de toutes, l’idée d’une première cause, unique et sage ; lorsqu’il est disposé à recevoir toutes opinions, toutes les erreurs que son imagination, ses craintes, les premières apparences des choses, ses propres passions ou celles des autres, les intérêts et la ruse des hommes plus adroits que lui, pourront imprimer dans son âme. Ces dernières erreurs, une fois établies par l’une quelconque de ces causes, trouvent toujours des gens qui savent les tourner à leur profit, les développer, les embellir, les répandre, en faire le noyau d’autres erreurs qu’ils inventent et qui viennent s’y rattacher, comme les corps étrangers flottant dans l’eau viennent se durcir autour d’une première masse que le hasard a formée »

La théorie du petit reste

Face à cette victoire de l’extrême droite qui va aller en s’accroissant, quelle attitude prendre ?

La lutte militante : C’est jusqu’à présent cette attitude qui à été essayée. Que ce soit à travers les manifestations, la militance politique ou bien la dénonciation des discours et actes extrémistes. Mais force est de constater que malgré cette lutte menée par de nombreuses associations, mouvements, institutions, l’extrême droite n’a pas régressé dans les esprits de nos contemporains.

Il y trois dangers à rester aujourd’hui dans la lutte militante :

Tomber dans la même philosophie politique que celui que l’on combat. Il semble que cela soit inévitable mais vient rapidement ou la radicalisation devient la seule arme contre le radicalisme combattu. Ainsi lutter contre l’extrême droite extrêmise autant que celui qu’on combat, on en devient aussi radical que l’adversaire et donc on lui devient semblable.

La stigmatisation est aussi un danger. Nous pouvons maintenant le constater. Malgré les nombreux appels à ne pas stigmatiser l’électorat d’extrême droite on en est toujours resté à une condamnation qui stigmatise. Et cela à eu pour effet non pas d’affaiblir l’imprégnation mais au contraire à entretenu et alimenté la marche vers le succès.

Enfin le troisième danger de la lutte militante c’est l’épuisement, la déception, la lassitude. Lorsque après tant de luttes et d’efforts, les résultats ne sont pas là et bien il peut y avoir un abandon par désillusion de la militance puisqu’elle ne semble servir à rien.

Le phénomène de balancier

On peut penser que la société fonctionne comme le balancier d’une pendule. Tantôt il balance vers les idées les plus libérales et progressistes (surtout en temps de croissance économique) tantôt il balance vers les idées les plus conservatrices ou réactionnaires.
Nous pouvons considérer que le balancier de notre société penche vers ce coté plus dur, plus étroit. Ainsi donc la lutte militante ne sert à rien sinon à s’épuiser puisqu’on ne peut rien faire contre l’élan que le balancier a pris.

Il faut donc espérer que ce balancier repartira dans l’autre sens et que cela ne tardera pas trop.

Si l’on veut donner un élan contraire au moment ou le balancier aura atteint sa position limite, il est nécessaire qu’il y ait des forces pour lui donner cet élan, il est nécessaire de trouver le ressort nécessaire pour le faire partir dans l’autre sens.

La résistance du petit reste

Aujourd’hui nous pouvons croire en la défaite !

L’extrême droite qui se veut un élan politique, s’est maintenant élancée pour aller vers sa victoire.

Plus le temps passe, plus l’imprégnation de ses idées avance, plus l’extrême droite est crédible et victorieuse.

Aujourd’hui nous pouvons croire en leur victoire.

D’ailleurs même si le parti politique d’extrême droite qu’est le FN, ne gagnait pas des élections, nous pourrions quand même affirmer et croire en leur victoire tant aujourd’hui la société française est imprégnée et décomplexée face à cette idéologie (il y encore quelques jours une jeune fille de 10 ans, suivant sans doute ses parents, crie à la Ministre Taubira : « Elle est pour qui la banane ? Pour la guenon ! »).

Mais aujourd’hui je crois aussi que les victimes sont souvent vainqueurs de l’Histoire.

A l’image du crucifié, qui se révèle Dieu dans l’ignoble de la croix ou comme les juifs victimes de la Shoa.

L’enjeu aujourd’hui c’est de rester, même si on est peu nombreux, même à n’être qu’un petit reste pour pouvoir relancer le balancier dans l’autre direction quand le temps sera venu.

Il est nécessaire qu’il y ait encore un petit reste qui soit ressort pour un nouvel élan.

Finalement, ce petit reste n’est-il pas le retour ou la résistance d’une forme de prophétisme ?

Le prophète parle, dénonce contre le pouvoir dominant, il dénonce les faux dieux quand tout le monde les adore.

Le prophète reste garant de la parole de justice reçue de Dieu. Il permet un nouveau départ car seul contre tous, il garde ferme la parole qui viendra transformer et changer les choses.

Être le petit reste pour ressusciter une Parole de vie et d’humanité.

« Un rameau sort du vieux tronc de Jesse, un rejeton pousse de ses racines » Esaïe 11,1

Pasteur Hugues LEHNEBACH

Eglise Protestante Unie de France

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