Dimanche 27 avril : canonisations de Jean XXIII et de Jean-Paul II
23 avr. 2014Une canonisation en cache une autre. Par une étrange illusion d’optique, la focale se fixe sur Jean-Paul II et laisse en arrière-plan la figure – beaucoup plus importante au regard de la vie de l’Eglise universelle (et par seulement romaine) – de Jean XXIII. La dimension médiatique du « pape polonais » l’emporte, à tort, sur l’intelligence spirituelle pourtant décisive du « bon pape Jean ».
Ce dernier avait en effet vu mieux que tout autre la conversion à laquelle était appelée l’Eglise au lendemain de la Shoah, si elle voulait encore pouvoir porter au monde « la bonne nouvelle » de manière crédible.
Si nous étions bouddhistes, nous dirions volontiers que François – dont les gestes et les paroles soulèvent aujourd’hui un immense espoir, bien au-delà des frontières du catholicisme – est apparu comme la réincarnation de Jean XXIII. Il en est évidemment l’héritier.
Une déception pour les femmes
Le nouveau Pape relance en effet le mouvement initié par ce dernier avec l’ouverture du concile Vatican II, mais est bientôt freiné par les choix de Paul VI.
Celui-ci, en effet, rabota sérieusement le principe de la collégialité du gouvernement de l’Eglise au regard de ce qu’avaient voulu les pères conciliaires.
Il remit en selle la curie , alors que son emprise avait été déstabilisée du simple fait que lors de la première session du concile, les évêques avaient expérimenté – dans le dialogue entre eux – une puissance de vie, d’initiative et de liberté qu’ils ne soupçonnaient pas avant d’être réunis.
Puis, en publiant l’encycliqueHumanae Vitae par laquelle il condamnait la contraception, Paul VI focalisa l’attention sur l’enseignement de l’Eglise en matière de morale sexuelle, suscitant chez les femmes une immense déception, alors que Jean XXIII avait auparavant souligné la légitimité de leur exigence à être reconnue comme des personnes à part entière.
Un échec occulté par la foule
Or qu’il s’agisse du gouvernement de l’Eglise ou des priorités pastorales de son pontificat, François reprend manifestement les choses au point où Paul VI les avaient figées pour tenter, avec des inflexions significatives, de redonner à l’Eglise le souffle qu’elle avait perdu. On a dit qu’un concile a besoin d’un demi-siècle pour être vraiment mis en œuvre. Serait-ce ce qui arrive enfin avec le nouveau pape ?
De fait, les pontificats de Jean-Paul II et celui de son successeur Benoît XVI resteront marqués par une accélération de la sécularisation des sociétés européennes, qui furent pourtant vectrices du christianisme pendant de très longs siècles.
Les foules rassemblées autour de sa personne pendant ses nombreux voyages ont occulté cet échec et évité une réflexion profonde sur les raisons qui ont conduit les Européens, pour l’immense majorité d’entre eux, à ne plus reconnaître dans l’Eglise une institution porteuse de vie.
Sans doute parce que les fenêtres de l’Eglise que Jean XXIII avait voulu ouvrir sur le monde, en appelant à la tenue du concile Vatican II, avaient été trop vite refermées, tandis qu’une forme de novlangue catholique se mettait à répéter un discours religieux de plus en plus déconnecté du monde réel et que les marges du débat toléré dans l’Eglise se restreignaient peu à peu.
En arrière-plan, le scandale de la pédophilie
La « victoire » de Jean-Paul II sur le communisme a donné lieu à une illusion d’optique. Karol Wojtiła a certes ardemment soutenu Solidarnosc, et de manière déterminante. Il a sans doute été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres, avec son puissant « N’ayez pas peur ! », mais il n’a pas été le général qui a conduit la bataille.
Par ailleurs, si le communisme a été vaincu en Europe centrale, la victoire n’a pas été totalement remportée, puisqu’en Russie, sur les décombres du totalitarisme a fleuri le régime de Vladimir Poutine qui constitue aujourd’hui une menace majeure pour la paix du monde.
L’histoire s’interrogera donc sur le sens de la canonisation de Jean-Paul II, avec en arrière-plan l’immense scandale de la pédophilie dont il n’a pas su prendre la mesure quand il l’aurait fallu.
Elle retiendra sans doute que l’acte le plus saint de son pontificat fut son voyage à Jérusalem et la demande de pardon, au pied du Kotel – le mur du Temple. Acte considérable, historique et monumental, sommet d’une volonté constante d’établir le dialogue entre juifs et chrétiens.
Une erreur qui aurait pu tourner à la catastrophe
Sur ce point, il faut évidemment souligner le rôle éminent de Mgr Jean-Marie (Aaron) Lustiger, cardinal-archevêque de Paris dont l’intervention, conjointe avec celle de Mgr Albert Decourtray, cardinal-primat des Gaules, dans l’affaire du Carmel d’Auschwitz, a évité à Jean-Paul II de commettre une erreur qui aurait pu tourner à la catastrophe.
La vérité oblige cependant à dire que cette dimension éminente du pontificat de Jean-Paul II a été rendue possible par l’acte fondateur posé par Jean XXIII qui avait voulu, en convoquant un nouveau concile au Vatican, qu’un des actes de celui-ci fût un « decretum de Judaeis » .
Il en avait confié le soin au cardinal Bea, président du secrétariat pour l’unité des chrétiens. Quelques mois plus tard, il recevait chaleureusement l’historien juif Jules Isaac, qui avait été l’inspirateur des dix points de Seelisberg , sur la reprise du dialogue judéo-chrétien, et qui allait publier peu après son célèbre livre « L’enseignement du mépris », sur les racines chrétiennes de l’antisémitisme.
Le combat que dut mener Mgr Bea fut si rude que le décret devint une déclaration conciliaire sur les relations de l’Eglise avec les religions non-chrétiennes – Nostra Aetate –, ce qui en amoindrissait la portée. Néanmoins, une « pierre d’angle » était posée pour relever l’Eglise, menacée de ruine par les contrecoups de la Shoah.
L’Eglise n’a pas su s’opposer à l’ignominie
Jean XXIII avait en effet compris – et sur ce point, il était encore assez seul dans la hiérarchie de l’Eglise – que l’extermination des juifs en Europe portait une atteinte presque mortelle à la crédibilité du christianisme. Intoxiquée par un antijudaïsme séculaire, une partie de l’Europe chrétienne s’était délibérément attaquée à ses propres racines, avec l’intention de s’en détacher définitivement par l’anéantissement d’un peuple dont l’existence était jugée insupportable, tandis qu’une autre avait détourné le regard de l’horreur.
Certes, de nombreux justes parmi les chrétiens avaient sauvé des juifs, mais l’Eglise comme institution, soucieuse de se préserver, n’avait pas su, loin s’en faut, poser un geste prophétique pour s’opposer à l’ignominie.
Jean XXIII, qui fut l’un de ces justes alors qu’il était nonce en Turquie, avait pris la mesure de cette situation. Génialement inspiré, il avait compris que l’Eglise devait opérer une double conversion :
· tout d’abord reconnaître le péché commis à l’égard des juifs au cours des siècles passé puis pendant la seconde guerre mondiale ;
· ensuite, reconsidérer son rapport à ses « sources », c’est-à-dire à la Torah dont Jésus s’était présenté comme celui qui l’accomplissait totalement – non pas pour dire qu’elle était désormais caduque, mais pour la manifester comme parole toujours vivante.
Cela signifiait notamment renverser la vieille théologie de la substitution, qui voyait l’alliance nouvelle effacer l’alliance ancienne, et le « Nouveau » Testament repousser l’« Ancien » sur les étagères des vestiges de l’histoire.
L’Ecriture dépourvue de glose
Pour cela, il fallait que l’Eglise remettre au centre de son action l’écoute de la parole qui résonne dans la Bible, qu’elle renoue avec la judéité de Jésus, qu’elle manifeste que l’évangile perd son sens si on l’arrache à sa racine juive.
C’est pourquoi l’un des grands autres acquis du concile ouvert par Jean XIII fut d’avoir redonné « la parole de Dieu » aux fidèles, d’abord à travers la réforme liturgique, en replaçant les deux testaments au cœur de la célébration dominicale, mais aussi dans la promotion de la lecture et de l’intelligence des Ecritures, au-delà du seul cercle des clercs et des théologiens.
Il faut remarquer le caractère primordial de la parole – puissance nourricière et réformatrice –, déjà fortement affirmé dans le premier testament, et vigoureusement proclamé par Jésus dans les évangiles, avait été au cœur du message de François d’Assise – sous la figure duquel s’est placé le nouveau pape – lorsqu’il avait entrepris, au début du XIIIe siècle de reconstruire l’Eglise de son époque alors en ruines.
Le Poverello proposait de s’en tenir à l’Ecriture « sine glossa » [sans interprétation qui édulcore], à l’inverse de ceux qui l’avaient privée de sa force en la faisant disparaître sous la glose.
Remettre l’Eglise sur les rails de sa mission
La sainteté de l’action du « bon pape Jean » tient d’abord en ces deux points :
· la reconnaissance du péché commis à l’égard des juifs ;
· et la remise de toute la parole au centre de la vie chrétienne.
Deux conditions indispensables pour replacer l’Eglise sur les rails de sa mission libératrice, au service de toute l’humanité, en union avec « tous les hommes de bonne volonté », de quelque confession religieuse ou tradition philosophique qu’ils se réclament.
En promulguant deux mois avant sa mort son encyclique Pacem in terris , Jean XXIII complétait le dispositif par lequel il voulait engager l’Eglise dans un profond mouvement de renouvellement : il y affirmait la dimension politique de la responsabilité humaine, et la cohérence de la révélation chrétienne avec « toute espèce de régime vraiment démocratique ».
Il s’interrogeait sur les conditions de la construction d’un monde plus juste – notamment à l’égard des femmes et des migrants –, tant au plan local qu’au niveau international. Ce faisant, il affirmait que la crédibilité de l’Eglise trouve sa mesure dans la manière dont les chrétiens nourris par la parole la mettent en œuvre, en se mettant au service de la construction pacifique de la communauté humaine.
« Eglise de France, qu’as-tu fait de ton baptême ! »
Bien du chemin reste à accomplir dans la direction indiquée par Jean XXIII, car, dans sa pratique courante, le christianisme reste encore souvent loin de ses sources, tenté par des expressions religieuses habitées par des réflexes païens, idolâtres, qui doivent plus à une vision olympienne de Dieu qu’à la révélation dont témoignent les Ecritures.
Ces expressions religieuses, que veulent promouvoir ceux qui ont la nostalgie d’une « chrétienté » disparue, constituent aujourd’hui un véritable obstacle à la transmission de l’expérience de la foi, dans un monde informé par les sciences humaines et façonné par les technologies de la communication.
Jean-Paul II, venu d’une Pologne en partie congelée dans le communisme, n’avait pas pris toute la mesure de ce hiatus, comme en a témoigné le formidable malentendu qui s’est manifesté entre lui et l’Eglise de France, lors de son premier voyage dans notre pays en 1980 (Karol Wojtyla avait alors tancé les évêques, médusés par son interpellation toniturante : « Eglise de France, qu’as-tu fait de ton baptême ! »)
La génération des catholiques français qu’il a contribué à former par une pastorale basée sur l’émotion et le spectaculaire (dont les JMJ sont la forme emblématique), n’a pas été préparée à penser et relever ce défi.
La bataille stratégique qui se livre autour de la question du genre en fournit une forte illustration : les courants traditionalistes et intégristes ont fait de cette question un épouvantail, qu’ils agitent pour imposer une vision essentialiste de la « volonté de Dieu », résistant mal à une lecture attentive des textes bibliques. Une vision qui substitue à la dynamique délibérative de la « parole de Dieu », le mythe de la défense de valeurs indiscutables.
La Bible et les évangiles en veilleuse
Après avoir été assez bien tenus en marge jusque vers la fin des années 90, ces courants ont gagné du terrain, puis se sont sentis confortés sous le pontificat de Benoît XVI.
Ils ne rencontrent plus aujourd’hui qu’une faible opposition dans les milieux ecclésiastiques et les plus radicaux ne se cachent guère pour considérer que François est à peine catholique à leurs yeux.
Si cet essentialisme l’emporte – et il a déjà beaucoup progressé – c’est en fait tout le projet de Jean XXIII qui sera menacé, au bénéfice de la vision de Charles Marras – dont il faut rappeler l’antisémitisme – qui aimait voir l’Eglise comme un facteur d’ordre, pourvu qu’elle mît en veilleuse la Bible et les évangiles, sources inépuisables d’erreurs révolutionnaires.
À cet égard, il est peu surprenant que ces catholiques nostalgiques du temps passé se réjouissent de la progression des courants autoritaires dans notre pays, et regardent avec les yeux de Chimène le prétendu ordre moral que Vladimir Poutine fait régner en Russie.
Prophètes de malheur
Pour conclure, une devinette. De qui donc sont les mots suivants ?
« Il arrive souvent que dans l’exercice quotidien de notre ministère apostolique, nos oreilles soient offensées en apprenant ce que disent certains qui, bien qu’enflammés de zèle religieux, manquent de justesse, de jugement, et de pondération dans leur façon de voir les choses.
Dans la situation actuelle de la société, ils ne voient que ruines et calamités ; ils ont coutume de dire que notre époque a profondément empiré par rapport aux siècles passés ; ils se conduisent comme si l’histoire, qui est maîtresse de vie, n’avait rien à leur apprendre, et comme si du temps des conciles d’autrefois tout était parfait en ce qui concerne la doctrine chrétienne, les mœurs et la juste liberté de l’Eglise.
Il nous semble nécessaire de dire notre complet désaccord avec ces prophètes de malheur, qui annoncent toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin.
Dans le cours actuel des événements, alors que la société humaine semble à un tournant, il vaut mieux reconnaître les desseins mystérieux de la providence divine qui, à travers la succession des temps et les travaux des hommes, la plupart du temps contre toute attente, atteignent leur fin et disposent tout avec sagesse pour le bien de l’Eglise, même les événements contraires. »
Ces mots sont ceux que prononça Jean XXIII en ouvrant le concile, le 11 octobre 1962. Ils n’ont pas pris une ride. François pourrait les reprendre tels quels.
Mais l’institution à la tête de laquelle il a été placé acceptera-t-elle de se laisser conduire enfin sur les chemins du renouveau auquel l’avait déjà appelée le bon pape Jean ? Sur ce point, la messe n’est pas encore dite.
JEAN-FRANÇOIS BOUTHORS, écrivain et éditeur