5 questions sur l'affaire dite "Kerviel"

Si j'ai décidé de m'exprimer sur le très médiatisé dossier Kerviel, c'est qu'il m'a semblé que garder le silence sur une telle affaire, au motif qu'on ne commente pas une décision de justice, serait une faute. Quel est l'enjeu? Empêcher que les charges portées contre Jérôme Kerviel ne viennent entraver la recherche approfondie de toute la vérité.

Ainsi, lorsque la puissance publique verse 1700 millions de recettes fiscales pour dédommager une banque, qui dit-elle aurait été victime d'une fraude, Il faut s'arrêter, regarder, et poser toutes les questions que suggère une telle affaire, révélatrice des travers de gestion de cette banque. Les lignes qui suivent visent donc à éclairer celles et ceux que l'intérêt général et le sens de la justice animent.

Disons les choses avec netteté: mon propos n'est pas de dédouaner Jérôme Kerviel de ses responsabilités. Encore faut il les cerner avec rigueur, et pour cela ne rien laisser dans l'ombre, en examinant avec minutie toutes les facettes d'un dossier où il est impossible de ne pas se poser un certain nombre de questions.

  1. Premièrement, on peut s'étonner de la façon dont plusieurs pans du droit français semblent avoir été ignorés. Tenir Kerviel pour coupable commande de considérer que la banque pour laquelle il officiait ignorait tout de ses prises de positions spéculatives. Si tel est le cas, le droit bancaire aura été violé, tout comme le droit des sociétés. Pour lever ce point, il y a lieu de demander à la Société Générale de donner à la Justice les documents de travail de ses Commissaires aux comptes où tout doit figurer, y compris les opérations prises par Jérôme Kerviel. Pourquoi cela n 'a-t-il pas été fait?
  2. Deuxième question. Comment croire que personne n'ait rien vu au sein de la banque alors que les résultats exorbitants de Jérôme Kerviel, chaque année, devenaient ses objectifs pour l'année suivante? Alors qu'un trader moyen du périmètre de Jérôme Kerviel fait gagner à la Société Générale entre 3 et 5 millions d'euro par an, Kerviel réalise 5 millions la première année, 12 l'année suivante, puis 55 millions d'euros déclarés en 2007. Rappelons que Jérôme Kerviel n'était que trader junior, et que ses résultats exceptionnels alimentaient les bonus touchés par ses supérieurs. Les chiffres suffisent à s'interroger sur la connaissance que la banque avait de cette affaire.
  3. Troisième question qui découle naturellement des deux précédentes. Pour quelle raison les boites mails de la hiérarchie de Jérôme Kerviel n'ont jamais été saisies? Cette exploitation aurait pourtant permis à la Justice de savoir quel était le degré de connaissance de la banque sur cette affaire, et de répondre à une question simple: existe-t-il uniquement une affaire Kerviel ou s'agit-il d'une affaire Société Générale?
  4. Comment, et c'est une quatrième question qui doit interpeller nos intelligences, la banque peut-elle indiquer tout ignorer des actes de Kerviel alors même que la Société Générale, elle-même, corrigeait l'impact en P&L (c'est-à-dire en résultat) de ses opérations? La schizophrénie d'une institution qui masque d'un côté ce qu'elle prétend ignorer de l'autre doit déciller nos yeux sur l'entrelacs des responsabilités.
  5. Pourquoi enfin, des supérieurs hiérarchiques de Jérôme Kerviel ont été payés jusqu'à sept années de salaire de fixe dans le cadre de transactions passées avec la banque alors même qu'ils avaient été licenciés pour faute grave? Une telle indemnisation des fautifs laisse songeur. On n'a guère coutume de récompenser par de tels montants des responsables défaillants.



Voilà autant de points qui doivent intéresser toutes celles et ceux qui veulent que la vérité se manifeste dans son entièreté. Le dossier Kerviel a jusqu'ici été réduit au cas personnel du trader, sans que les indispensables réponses aient été apportées aux questions fondamentales que le citoyen est en droit de se poser.

Si l'affaire dite "Kerviel" nous concerne tous, c'est d'abord au nom d'une certaine idée de la Justice. En l'état, qu'il soit condamné ou blanchi, Jérôme Kerviel le sera sur la seule base des dires de la partie civile en ce qui concerne les pertes prétendues. Or, à ce jour, jamais la justice n'a daigné enquêter sur la réalité de la perte déclarée par la Société Générale. Comment se l'expliquer? Comment s'expliquer qu'il soit condamné sur la base "d'aveux" présentés par la Société Générale, aveux dont on sait grâce à Mediapart qu'ils ont été tronqués et que plus de 2 heures d'explications manquent?

Toujours est il que le justiciable Jérôme Kerviel a été privé, en dépit des nombreuses demandes de sa défense, de la possibilité d'obtenir une expertise établissant la réalité des pertes alléguées par la Société Générale, dont il faut quand même rappeler qu'elles ont, pour l'essentiel, été réalisées par d'autres que lui, lors du dénouement de ses positions.

Ce point en amène un dernier, qui bien que non judiciaire est tout aussi essentiel, surtout en ces périodes d'austérité ou la réduction des déficits publics tient lieu de loi d'airain. Au motif de compenser ses pertes, la somme de 1700 millions d'euros a littéralement été offerte à la Société Générale sur les deniers publics alors que la jurisprudence du Conseil d'Etat ne le permettait pas.

Les contribuables et tous les citoyens ont le droit de savoir si le versement de telles sommes était justifié. L'Etat a le devoir de le vérifier et de répondre sur ce point. A défaut de combattre son ennemi la finance, Le Président de la République doit demeurer le garant du fait que des fonds publics n'ont pas servi à financer les excès de la finance folle.

Car c'est bien de cela qu'il s'agit: Jérôme Kerviel, malgré le torrent de boue qui s'est abattu sur lui, ne peut servir de paravent aux folies d'un système sans morale et à la rapacité sans limite. Toutes les stratégies des officines de communication visant à accréditer la thèse d'un homme qui aurait agi seul ne doivent pas nous détourner des véritables enjeux.

Aux Etats-Unis, le pays du capitalisme roi, le procès de "la baleine de Londres" ce trader qui avait trop misé et perdu 6 milliards d'euros est finalement devenu le procès de son employeur, JP Morgan, accusé de "conduite imprudente". Et en France? Le contraste est tristement saisissant: on voudrait condamner à vie un ancien trader qui n'a jamais agi que dans l'intérêt de sa banque, qui récompensait chaque année en bonus sa seule hiérarchie pour sa conduite spéculative inconsidérée?

Ici se rejoignent l'exigence de vérité et l'impératif civique. Chaque jour qui passe montre que nos sociétés sont malades, et d'abord de leur matérialisme. Le traitement de l'affaire dite "Kerviel" dira si nous avons définitivement rendu les armes devant les puissances de l'argent ou si un espoir de désintoxication de nos sociétés est encore permis.

Eva JOLY

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