Amnesty International dénonce une banalisation de la torture
16 mai 2014Entretien : La torture, une pratique mondiale en plein essor : c’est ce que dénonce Amnesty International, dans un rapport-choc publié le 12 mai. L’enquête de l’ONG a recensé ces cinq dernières années des actes de torture dans 141 pays ; parmi eux, des pays signataires de la Convention des Nations Unies contre la torture, adoptée il y a trente ans.
Phénomène inquiétant que révèle en outre Amnesty : un soutien populaire à la torture, perçue souvent comme un « mal nécessaire » et acceptable pour la « sécurité des populations ».Une véritable «normalisation» de la torture que l’ONG impute à la guerre contre le terrorisme menée tambour battant depuis les évènements du 11 septembre, comme nous l’explique Geneviève Garrigos, présidente d’Amnesty International-France :
«Dès le lendemain du 11 septembre 2001, les États-Unis et notamment Georges Bush ont déclaré la guerre au terrorisme. Et cette guerre au terrorisme a impliqué, entre autre, l’utilisation de la torture comme un moyen de lutter contre le terrorisme. Cette guerre a eu deux effets majeurs. D’une part, elle a complètement remis en cause l’interdiction totale que nous avions d’utiliser la torture et cela, depuis la deuxième guerre mondiale et les horreurs qu’elle avait commis qui font qu’au-delà de la convention contre la torture dont nous allons célébré les trente ans cette année et qui a été ratifiée par 155 pays, l’interdiction de la torture relève du droit coutumier, c’est-à-dire qu’elle s’impose à tous. Les États-Unis ont remis cela en cause. Et en plus, par leur discours, par leur théorie qu’ils ont échafaudé autour et les séries télévisées, les films qui s’en sont suivis, ils ont développé cette notion qu’on pouvait utiliser la torture pour obtenir des renseignements et sauver des vies. Aujourd’hui encore, de nombreux États qui pratiquaient avant la torture et notamment, des systèmes autocratiques, des dictatures, aujourd’hui encore disent : « si nous utilisons la torture, c’est pour lutter contre le terrorisme et protéger les citoyens ».
Vous initiez une nouvelle campagne de deux ans, une campagne de sensibilisation à la torture. Et votre campagne se concentre sur cinq pays où la torture aurait le plus d’impact. Quels sont ces pays ?
Nous nous concentrons sur cinq pays, non pas parce que c’est là qu’il y aurait le plus de torture mais surtout parce que nous pensons que nous pouvons avoir un impact qui va faire bouger les choses au niveau de ces pays dans les deux ans, et derrière, avoir une influence au niveau de toute la région. Ces pays sont le Mexique, le Maroc et le Sahara Occidental, le Nigéria, les Philippines et l’Ouzbékistan. Ce sont des pays qui sont emblématiques au niveau de la région et après les analyses faites par nos équipes de chercheurs et des juristes, nous pensons qu’en mobilisant tous nos militants et membres à travers le monde, c’est-à-dire plus de trois millions de personnes sur deux années, nous pouvons faire bouger les choses dans ces pays. Au Mexique, par exemple, où il y a une législation qui est déjà très importante, où l’impunité est de règle, les policiers militaires vont utiliser la torture pour obtenir le plus souvent de faux aveux. Cela permet de montrer et en tout cas de faire croire que leur lutte contre la criminalité est efficace mais sont entourés d’impunités, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas poursuivis.
Des pays comme l’Ouzbékistan utilisent la torture pour réduire au silence leurs dissidents, les opposants politiques, les défenseurs des droits humains. Nous sommes persuadés que nous pouvons faire davantage respecter les lois et les développer, comme par exemple au Nigéria. Et pour nous, ce qui est important à travers cette campagne, c’est que chacun comprenne qu’il faut qu’on se batte contre les idées reçues comme quoi la torture pourrait être utile, efficace et c’est une enquête que nous avons sorti conjointement à notre rapport qui montre que plus d’un tiers des personnes interrogées estime aujourd’hui que la torture pourrait être utile pour soutirer des informations. Or, c’est faux. Donc, on doit aller lutter contre ces stéréotypes qui encouragent, qui permettent aux États de justifier son utilisation et derrière, il faut renforcer aussi tout ce qui va être la prévention contre l’utilisation de la torture, c’est-à-dire que ce soit au moment de l’arrestation, de la garde à vue, des interrogatoires, du procès lui-même ou au-delà des conditions d’incarcération.
Il faut que les personnes puissent avoir accès à un avocat, à un médecin, que les aveux sous la torture ne puissent pas être utilisés, qu’il peut y avoir des institutions indépendantes ou des ONG qui puissent accéder aux lieux de détention et si possible, que les interrogatoires soient filmés. Le dernier point, c’est que malgré tout et on le voit notamment dans l’Union Européenne ou aux États-Unis, même quand les lois pour lutter contre la torture sont en place, on s’aperçoit qu’il y a toujours des cas, même s’ils sont exceptionnels. Chacun doit être combattu, chacun doit donner lieu à une enquête et à un procès et à une réparation de la victime. C’est ce que nous voulons mettre en avant parce que la lutte contre l’impunité en matière de torture est un élément majeur pour la combattre.
Vous parliez du soutien populaire à la torture qui est variable selon les pays. Ce soutien serait un peu stimulé par l’impact de certaines séries. Est-ce que vous pouvez développer ce point ?
Ce qui s’est passé, c’est que nous avons juste le rire des séries télévisées. La plus célèbre étant bien sur 24h chronos où on voyait le héros qui avait 24 heures pour retrouver une bombe. On sait très bien que la torture est plus utilisée pour faire taire que pour faire parler parce que sous la torture, on est prêt à dire n’importe quoi. Et d’ailleurs, les officiels de renseignement le disent très volontiers. Lorsque l’on torture, on ne peut pas être sûr des informations qui sont données par la personne torturée et que si on a juste une heure pour trouver une bombe, au contraire, la dernière chose à faire c’est de torturer quelqu’un parce qu’on partirait dans des pistes mais il faut faire son métier de renseignement.
Il est vrai que ces séries ont notamment fait croire aux jeunes que la torture était le moyen de combattre le terrorisme. Là, ça fait des années que rapport après rapport, Amnesty International alerte sur ce point parce que non seulement ça ne permet pas de dénoncer des réseaux terroristes ou de trouver des bombes mais en plus, le fait que des États dits démocratiques, des États dits de droit torturent, cela veut dire qu’on ne peut même pas avoir confiance en ces États de droit et cela facilite, au contraire, le recrutement par des groupes extrémistes.»