« Cette crise nous rend résistants » par Michel BESSE, Volontaire Permanent d’ATQ Quart Monde en Centrafrique
23 sept. 2014«Kpalé so a sara é ngangu»
Ma colère s'est éteinte
Lorsqu'un soir de février un ado est transporté à la Bibliothèque de rue du plus grand site de déplacés de Bangui, Henri, le jeune animateur d'ATD, lui aussi déplacé avec sa famille, n'en croit pas ses yeux. Ce blessé, c'est Pierre, un des enfants qui, chaque jour, par centaines, partagent leurs chansons, leur curiosité et leurs savoirs, en plein milieu des milliers de tentes brinquebalantes. On l'a trouvé au bout du tarmac : agressé, il porte des traces de coups. Vite, au dispensaire du camp, réduire la fracture ! Vite, retrouver sa famille, retrouver aussi celui qui l'a frappé ! Henri et ses copains emmènent l'agresseur, avec le petit, dans la tente de sa grand- mère, sa dernière famille. Dans la nuit, elle les écoute, puis : « Son sang avait coulé. Et pour toi, j'avais préparé ma vengeance. Je te vois, je t'entends dire pardon. Ma colère s'est éteinte. » Précarité de la violence ; solidité de la paix.
Jean, volontaire au service des équipes ATD d'Afrique, rappelle : « La RCA, à l'échelle d'un pays, nous met face au délabrement et au rejet des familles du Quart Monde que nous connaissons ailleurs. La violence qui les frappe peut entrer en nous, nous décourager. » L'équipe ATD en RCA veut raconter ce qui se passe de bon, et non un découragement supplémentaire1. Des quartiers et villages laissés à eux-mêmes résistent par l'action, par le souhait d'éducation pour leurs familles, par l'amour du pays malgré tout, par leur sagesse de paix.
2013-2014 : crises en cascades
En 18 mois se sont accentuées les divisions politiques en germe depuis les années 90. Décembre 2012-mars 2013 : dans l'intérieur du pays avec la coalition armée Seleka. Mars-juillet 2013 : prise du pouvoir et champ libre aux Seigneurs de Guerre qui se payent sur la population. Juillet-novembre 2013 : tentative de pacification par des forces internationales qui se heurtent à des groupes d'autodéfense armés, les Anti-balaka. Depuis décembre 2013 à aujourd'hui : simultanément un règlement diplomatique de la succession au sommet de l'état et la perspective d'élections générales en 2015, et à la base une multiplication des milices armées, avec une opinion rampante qui amalgame Seleka et musulmans sur fond de vengeance. Dans un pays et une capitale dont la moitié de la population a vécu hors de chez elle (chez des parents, dans des sites de déplacés), dont un habitant sur dix est réfugié à l'étranger, les causes profondes échappent aux acteurs. Alors les suspicions et les rancœurs font renoncer à penser, le suivisme des foules est manipulé par des politiciens du pire. Alors que les rythmes sociaux (rentrée des classes, versement des salaires, campagnes de vaccinations, etc) et les rythmes agricoles (préparation de sols, semailles, entretien, récolte-vente) ont étés cassés, les rythmes de survie des très pauvres ont résisté : vente ambulante, accueil des familles déguerpies, conversations pour sauver des vies et régler des problèmes avec les miliciens sans aucun appui sécuritaire, etc.
A précarité durable, résistance durable
Par leur résistance, ceux qui ont toujours vécu dans une société qui les ignore, les exclue et les méprise, créent des relations sociales qui répondent à la précarité. « Nous, avec 50 CFA (0,10 euros), on peut donner de la bouillie à nos enfants : on est en paix. On réfléchit pour créer de l'amitié, et que les autorités puissent compter sur nos familles quand ça va mal », disait Papa Pascal, du village de D. Monsieur Grégoire, allié d'ATD, a réussi à faire approuver à un administrateur scolaire la création d'un collège : « Cela n'a été possible qu'en laissant la parole aux familles les plus reculées du village. » L'idée qui part du plus isolé, nous sommes sûrs que ça bénéficiera à tous ; la force des armes ou la force politicienne en paroles se dégonflent devant le premier problème sérieux. Les soldats et les politiciens déguerpissent. Les plus précaires, eux, résistent. Kpalé so, a sara é ngangu, dit-on en langue nationale sango (Cette crise nous rend résistants).
« On n'a personne »
Les abus, depuis des années, ont rétréci la vie sociale. Cette violence routinière, Nadine, au quartier K. l'appelle le Tu me connais ? : c'est l'insulte du kotazo (grand type) envers celui qui n'a aucune relation. Des fonctionnaires rançonnent les plus faibles : « On dit rien, on n'a personne ».
Chez Papa Pascal, alors que la Bibliothèque de rue2 avait cessé depuis quatre mois de combats, un allié d'ATD, Jean-Luc, a pris son courage pour recréer les liens. Sur un moto-taxi, chaque semaine avec Pascal, il a renoué avec les familles isolées. Retrouvant ces vieux amis, Pascal dit sa fierté d'aller dans des coins du village (6 km de long) où il n'était jamais entré : « Même avant le kpalé, par ici, je n'avais personne », dit-il avec un clin d'œil. L'isolement qui frappe aujourd'hui tout le monde, lui, il en savait quelque chose. Et c'est lui justement qui peut renouer des relations. Il n'a tellement personne qu'il n'est d'aucun bord.
Tout sourire, Maman Irène sa voisine, elle aussi sans personne si ce n'est les autres familles du Quart Monde, a une bonne nouvelle. Depuis des années, les autorités parlaient d'école et d'alphabétisation. Rien n'est venu. Irène a osé parler à Madame Pasteur de son église. Celle-ci a motivé Bruno, jeune papa paysan, à se former comme alphabétiseur. Le voici deux jours par semaine avec 80 élèves-mamans (dont Irène et son cahier, sur les bancs dès 6 h. 00 !), il dit : « J'ai accepté parce que ma maman dans le temps, elle aussi souffrait de ne pas lire. » Dans la précarité durable des plus isolés, les solutions viennent de l'expérience des problèmes pareils vécus par des gens pareils. La violence subie a été leur apprentissage de vie : l'école qu'elles ouvrent est une réponse de paix, que toutes comprennent sans discours.
« J'ai personne » disait le paralytique (Jn 5) ; « personne qui me connaisse » pleurait le psalmiste (21, 12) ; n'avoir personne, n'être personne aux yeux des gens, c'est l'image du Christ-Homme-de-Misère qui habita le combat de Joseph Wresinski fondateur d'ATD-Quart Monde. Pour qu'aucune précarité ne fasse plus jamais d'une personne un «plus-personne».
2 Les bibliothèques de rue introduisent le livre, l'art et d'autres outils (notamment informatiques) d'accès au savoir auprès des enfants de milieux défavorisés et de leurs familles (sur un trottoir, au pied d'une cage d'escalier, dans des lieux isolés à la campagne ). Régularité durée, relations de confiance entre enfants, familles et animateurs sont les premiers pas vers une participation sociale plus large)
Michel BESSE, volontaire-permanent du Mouvement International ATD Quart Monde. Equipe Nationale République Centraficaine.
Prêtre en lien avec l’Equipe Mission de France d’Evreux
Lettre aux Communautés de la Communauté Mission de France
N° 276 Septembre-Octobre 2014 pages 21-24