Auschwitz – 70 ans

« Que mes yeux ruissellent de larmes nuit et jour, sans s’arrêter
Elle est blessée d’une grande blessure, la vierge, la fille de mon peuple, meurtrie d’une plaie profonde.
Si je sors dans la campagne, voici les victimes de l’épée ;
si j’entre dans la ville, voici les souffrants de la faim.
Même le prophète, même le prêtre parcourent le pays sans comprendre.
As-tu donc rejeté Juda ?
Es-tu pris de dégoût pour Sion ?
Pourquoi nous frapper sans remède ?
Nous attendions la paix, et rien de bon
le temps du remède, et voici l’épouvante »
(Jérémie 14 17-19)

(Extrait de « Credo politique », éditions Fidélité)
C’est précisément cela qui rend l’épopée nazie si froidement monstrueuse. L’odieuse aventure séduit des millions de « gens biens » qui nous ressemblent. Le délire collectif nazi était un cancer qui se nourrissait des « bons côtés » du peuple allemand : la fierté nationale, le sens de la communauté, le besoin d’ordre et de sécurité, la discipline, la conscience professionnelle, etc. D’où cette gêne qui accompagna, après la guerre, le jugement de nombre de bourreaux de l’holocauste. C’étaient pour la plupart des fonctionnaires qui avaient mis un point d’honneur à ce que « leur travail soit bien fait ». Ainsi écrivait Hannah Arendt lors du procès d’Eichmann : « Il eût été réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre ». Pourtant, beaucoup lui ressemblaient « ni pervers, ni sadiques ». Ces gens étaient « effroyablement normaux ».

C’est sans aucun doute une des plus dures leçons que le nazisme laisse à notre devoir de mémoire : il rappelle aux hommes que la Bête dort en eux. Qu’il suffit de bien peu de choses pour que celle-ci se réveille et dévore leur part d’humanité. Quelle que soit notre croyance ou incroyance, l’enjeu de la résistance à pareil naufrage est d’ordre spirituel.

La haine du Juif, qui catalysa les énergies nazies, est révélatrice à cet égard. Plus que tout autre peuple, les Juifs sont marqués d’une empreinte symbolique qui est d’ordre spirituel. Au cours des siècles, l’identité juive fut forgée par le sentiment d’être le sujet d’une alliance divine. Cette conscience vive constitua le peuple ainsi élu et, d’une certaine façon, le mit à part du genre humain. Cela, la « normalité nazie » ne pouvait le souffrir : le Volk se devait monolithique. Et l’esprit qui animait ce Volk ne pouvait venir que du bas, soit des forces vitales qui pressent un peuple à se déployer sans autres barrières morales que le droit du plus fort. L’esprit du peuple juif, lui, vient du haut. Il porte en ses entrailles la question posée à Caïn : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »

Que, selon leurs convictions, les hommes divergent sur l’origine – divine ou non – d’une telle parole n’est pas fondamental. À condition de reconnaître que c’est la libre soumission à pareille Parole qui rend l’homme authentiquement humain. À condition aussi d’avoir l’humble lucidité de s’avouer que ce combat-là n’est jamais gagné une fois pour toutes. À tout moment, la Bête peut se réveiller. Tapie au plus noir de chacune de nos âmes, elle somnole en effet d’un sommeil léger.

Eric de Beukelaer, Curé Doyen à Liège (Belgique)

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