Homélie du dimanche 26 juillet 2015
23 juil. 2015Dimanche dernier, l’évangéliste Marc nous laissait au seuil du récit de la multiplication des pains. Cependant, la liturgie de l’année B préfère la version de saint Jean, puisque son récit nous prépare au discours sur le Pain de Vie que nous offre l’évangéliste pour les quatre prochains dimanches. Tous les évangiles mentionnent la multiplication des pains par Jésus, avec deux versions différentes chez Marc et Matthieu. C’est dire toute l’importance que revêt pour l’Église primitive ce geste de Jésus ressuscité. Et pour saint Jean, c’est le signe par excellence qui sert de point de départ à l’enseignement du Christ sur le Pain de Vie. On peut y déceler une connotation eucharistique. Mais quelles sont les caractéristiques du récit de Jean? Quels sont les messages pour l’Église d’aujourd’hui?
1. Un signe pour les païens. Chez saint Jean, ce récit de la multiplication des pains ou plutôt ce récit du don et du partage du pain n’a pas d’abord pour but de nourrir les foules, mais bien de révéler le Christ aux païens. Jésus est au premier plan; c’est lui qui distribue les pains et les poissons, contrairement aux autres évangélistes, où ce sont les disciples qui le font. La scène se passe en territoire païen : « Jésus était passé de l’autre côté du lac de Tibériade (appelé aussi mer de Galilée) » (Jn 6,1). Aussi, Jean est le seul à faire intervenir Philippe et André considérés comme proches des Grecs (Jn 12,22), et il précise : « C’était un peu avant la Pâque, qui est la grande fête des Juifs » (Jn 6,4), pour bien montrer qu’il s’adresse aux chrétiens de son Église, issus du paganisme. De fait, il s’agit bien d’un récit d’Eucharistie, de vocabulaire typiquement grec et non pas de bénédiction juive : eucharistein (rendre grâce) (Jn 6,11a), diadidonai (distribuer) (Jn 6,11b), sunagein (recueillir), klasmata (morceaux) (Jn 6,12). Il faut cependant noter que, des quatre termes rituels de l’Eucharistie : prendre, rendre grâce, rompre et donner, saint Jean omet le troisième, soit rompre, car son récit vise aussi le partage du pain de la Parole en plus du pain de l’Eucharistie.
2. Le miracle du partage. Partager c’est multiplier. C’est ce que raconte le second livre des Rois, dans ce quatrième miracle d’une série de dix légendes concernant le prophète Élisée, héritier du prophète Élie (2 R 4,1-8,15). Ce récit a servi de schéma aux évangélistes pour raconter la multiplication des pains accomplie par Jésus ressuscité. Mais attention! Il ne s’agit pas d’un geste magique de la part d’un prophète ou d’un thaumaturge. Il s’agit simplement de démontrer que le don et le partage viennent à bout de toutes les faims et les soifs du monde. Lorsqu’on décide de faire don du peu que nous avons, en vue d’un partage avec les autres, le miracle se produit. Imaginez maintenant, si le fondateur du cirque du soleil, Guy Laliberté décidait de donner 40 millions à un organisme de charité, au lieu de le donner aux Russes pour un séjour de douze jours dans l’espace, combien de faims seraient rassasiées et combien de soifs seraient étanchées…
Dans l’évangile de Jean, Philippe parle d’achat : « Le salaire de deux cents journées ne suffirait pas pour que chacun ait un petit morceau de pain » (Jn 6,7), auquel André va opposer le don : « Il y a là un jeune garçon qui a cinq pains d’orge et deux poissons, mais qu’est-ce que cela pour tant de monde! » (Jn 6,9). C’est pourtant suffisant pour nourrir tout le monde et même plus, puisqu’il en reste : « Ils les ramassèrent, et ils remplirent douze paniers avec les morceaux qui restaient des cinq pains d’orge après le repas » (Jn 6,13). Douze paniers, de quoi nourrir toute l’Église!
3. La naissance d’un nouveau Peuple. Saint Paul, dans sa lettre aux Éphésiens, nous rappelle que le baptême chrétien transcende tous nos clivages sociaux et ethniques : « Comme votre vocation vous a tous appelés à une seule espérance, de même, il n’y a qu’un seul Corps et un seul Esprit. Il n’y a qu’un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui règne au-dessus de tous, par tous, et en tous » (Ép 4,4-6). Mais pour y arriver, des qualités sont requises : « Ayez beaucoup d’humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour » (Ép 4,2). Pour saint Jean, le récit de la multiplication des pains révèle le Christ aux païens, afin de les faire naître comme disciples du Christ, comme Église. L’exégète français Jean Debruynne écrit : « Le vrai miracle n’est pas la multiplication des pains, mais la naissance d’un Peuple. Les mots le disent. Au début du texte, il s’agit d’une foule nombreuse et, à la fin, ils sont devenus cinq mille hommes. Au début, la réaction des apôtres est prisonnière du système de l’argent et du commerce où les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres : Le salaire de deux cents journées ne suffirait pas!... Heureusement il y a un petit garçon qui a cinq pains et deux poissons. Ce n’est pas un économiste. C’est le cœur d’un enfant qui fait entrer dans le partage ».
En terminant, que sont devenues nos eucharisties d’aujourd’hui? Un acte de dévotion où l’on écoute distraitement une Parole et où l’on mange un morceau de pain? Ou bien une occasion de nous rassembler pour nous rencontrer et faire don de ce que nous sommes, pour le partager avec les autres? Une chose est certaine : à la messe, le pain que nous rompons et que nous mangeons, s’il ne dit rien de ce que nous avons à donner et à partager, il a beau être consacré, ce pain ne peut nous nourrir et nous transformer, ni non plus nous faire naître comme Église, comme nouveau Peuple de Dieu, comme disciples du Christ ressuscité. Peut-être y a-t-il là une des raisons de l’abandon de la majorité des chrétiens à nos rassemblements eucharistiques? Il faudrait quand même se poser la question si on veut y répondre…
Raymond Gravel,
Prêtre au Québec décédé en 2013