Le Christ, "l'homme aux frontières" de Pierre Chamard Bois

Nous partirons de quelques versets du chapitre 4 de l’Évangile selon Jean pour rechercher où est notre lieu au milieu des humains :
19 « Seigneur, j’observe que tu es un prophète. 20 Nos pères ont adoré sur cette montagne ; et vous, vous dites que c’est à Jérusalem, le lieu où il faut ado­rer. »
21 Jésus lui dit : « Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette mon­tagne, ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. 22 Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons parce que le salut vient des Juifs. 23 Mais vient une heure et c’est maintenant, où les véritables adorateurs adoreront le Père dans esprit et vérité ; en effet c’est ceux qui l’adorent que le Père cherche. 24 Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent dans esprit et vérité. » (Jean 4, 19-24
).


Une femme samaritaine rencontre Jésus, un homme juif, à la source de Jacob. Dans la conversation qui s’engage entre eux, les différences qui les séparent sont successivement abordées. Dans ce passage, la différence entre Samaritain et Juif est traduite par deux lieux différents : la montagne de Samarie et Jérusalem. La question posée est celle du lieu d’adoration. Que faire de ces lieux différents ? En privilégier un ? Considérer que tout lieu est possible ? Ce n’est pas une question sans importance : le lieu dit à la fois les adorateurs et le lieu adoré. Est aussi en question la vérité : être dans le vrai, croire au « vrai » Dieu.
Dans la Bible, les lieux et les territoires ne désignent pas simplement des repères géogra­phiques. Ainsi, la rencontre entre Jésus et cette femme est introduite par : « Il (Jésus) quitta la Judée et s’en alla de nouveau vers la Galilée. Il lui fallait traverser la Samarie. » Si on se réfère simplement à la géographie, il n’était pas obli­gatoire de passer par la Samarie pour aller de la Judée à la Galilée. Cette nécessité de traverser la Samarie n’est pas territoriale : elle s’entend à un autre niveau. Ce récit parle, entre autres du trajet de l’annonce de l’Évangile quand les disciples, chassés de Jérusalem par la persécu­tion, après le martyre d’Etienne (Actes 8), se dispersèrent jusqu’en Samarie. Comment ces « hérétiques » de la foi, comme les considè­rent les Judéens, pourraient-ils recevoir l’an­nonce du salut ? Le territoire dit une longue histoire, des pratiques culturelles et religieuses communes, une identité, des différences avec les étrangers. Au sein même d’un territoire, des lieux sont marqués. Ainsi le puits de Jacob, la montagne de Samarie. Un territoire est un mi­cro-monde. Il comporte une unité et des diffé­rences internes.


Jésus ne propose pas d’élargir les lieux d’adoration à l’universel. Il aurait pu dire que toute contrée sur terre est lieu possible d’adoration. Il ne dit pas qu’il s’agit d’adorer à Jérusalem et en Samarie et en toute contrée sous le ciel. Par cette expression qui semble énigmatique « dans esprit et vérité », il désigne un autre « lieu ». Propose-t-il une autre conception de l’adoration ? Suggère-t-il qu’il faut rompre avec l’idée qu’on adore à partir de quelque part ?
Nous y reviendrons. Un petit détour peut nous aider à avancer.


La traversée des frontières
Déjà dans le Premier Testament, les frontières sont poreuses. « A son fils Moïse donna le nom de Gershom car, dit-il, " Je suis devenu un immigré en terre étrangère ".» (Exode 2, 22) Comme Jésus le rappelle à ses compatriotes de Nazareth, le prophète Elie a été envoyé à une veuve de Sarepta en Sidon, le prophète Elisée a guéri un syrien, Naaman. La Moabite Ruth a engendré pour l’Israélite Noémie Oved, le grand-père de David. Les traces de cette cir­culation entre Israël et les nations foisonnent. Et tous les efforts pour enclore le Dieu d’Israël dans les frontières de son peuple échouent.
Dans les évangiles, particulièrement dans l’évangile selon Marc, Jésus se tient sur des frontières, par exemple le long de la mer ou en parcourant la Décapole, où il traverse des limi­tes, d’une rive à l’autre du lac. Il est en dépla­cement continuel. Il n’a pas de lieu où reposer sa tête.
Dans sa patrie, Nazareth, il ne peut demeu­rer car, identifié à sa famille, il n’est pas recon­nu comme prophète. Et quand même les siens viennent le chercher, il répond : « Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? Étendant sa main sur ses disciples, il dit : " Voici ma mère et mes frères. Car, quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère, et ma sœur, et ma mère. " » {Mt 12, 49)
Dans l’évangile selon Jean, une belle figure déploie cela : « Je suis la porte » (Jean 10, 9). Il est ouverture de l’enclos de la Loi. Un autre enclos apparaît alors : celui de ceux qui ne sont pas nés sous la Loi. Il n’est ni du premier enclos, ni de l’autre. Il est lieu de passage.
Le livre des Actes des Apôtres est aussi l’histoire de traversées des frontières. De Jérusalem Samarie, sur la route de l'Ethiopie, vers l’Asie Mineure, puis la traversée vers la Grèce, jusqu’à Rome, sans oublier une incursion chez les barbares. Des germes d’Église apparaissent là où passent Paul et ses compagnons. Mais l’Apôtre s’arrête très peu en chemin. Il reprend la route, poussé par l’Esprit, pour traverser une nouvelle frontière. Lui qui a combattu les « frères du chemin » comme étaient appelés premiers chrétiens, il en est devenu l’icône itinérante.
Spontanément, nous pensons qu’une frontière est une limite entre deux territoires. Pour la Bible, elle est un lieu en tant que tel, un temps entre deux moments, où adviennent des événements de révélation. On peut par exemple considérer que le désert où les hébreux ont che­miné pendant quarante ans est une frontière, entre le pays de l’esclavage et la terre promise. Dans cet entre-deux, la Loi fut donnée au peu­ple d’Israël. Entre les deux rives du lac, Jésus donne à voir de lui sa filiation divine : marche sur les eaux, tempête apaisée. Le sommet de la haute montagne est aussi une frontière, entre la terre et le ciel : l’épisode de la transfiguration de Jésus l’inscrit dans la continuité de ce que Moïse et Elie reçurent comme révélation sur la montagne.
La frontière est lieu par excellence de révé­lation, de présence, de rencontre, de reconnais­sance. Le Ressuscité apparaît à la frontière du visible et de l’invisible. Ce lieu christique est un non-lieu pour le commun des mortels qui y voit la mort. De même, le temps christique est le non-temps de ce temps chronologique qui rapproche inexorablement les vivants de la mort. « L’heure vient et c’est maintenant. »

En esprit et en vérité
Cette expression est typiquement johannique : deux mots pour évoquer une unique chose. Le mot "en" traduit en fait dans : dans esprit et vérité. Il s’agit bien d’un lieu. Comme l’avons vu, il transcende territoires et frontières. Qu’est-ce que l’esprit quand il est orbite de la vérité et qu’est-ce que la vérité dans l’orbite de l’esprit ?
L’esprit remplit, en particulier le corps. Nous connaissons l’expression : il (ou elle) fut rempli(e) d’esprit. Il remplit aussi l’univers.
La vérité n’est pas un état, une connaissance que l’on pourrait acquérir. La vérité a ici la signification du mot grec alethia : ce qui n’est pas caché, ce qui est dévoilé. Dans l’évangile, c’est l’un des noms du Christ. Se tenir dans la vérité c’est se tenir en lui, ou plus précisément en son Corps en tant qu’il est révélation du Père.
En esprit et vérité pourrait ainsi évoquer le Corps disséminé du Christ, la présence du Père en tout territoire. En effet, là où on s’atten­drait à l’expression « Dieu est Père », est donné « Dieu est esprit » (v. 24). Par l’esprit qui évo­que la diffusion du Corps du Fils, le Père est présent en tout lieu.
Tout cela peut sembler abstrait. Tentons une expression qui rejoigne notre expérience. En reconnaissant l’action de l’Esprit qui nous précède en tout lieu, en toute culture, en tou­te religion, nous reconnaissons que le Père y est présent. C’est le fondement de la mission. Ainsi dans les Actes des Apôtres, l’Esprit précède toujours Pierre, Paul et les autres compagnons. Ils n’arrivent pas en terrain vierge, mais sur des terres déjà ensemencées.
Les semences n’ont pas encore levé, ou ce qu’elles produisent n’est pas encore reconnu. L’œuvre des ouvriers pour la moisson que nous sommes n’est pas de déterrer les semences pour les exposer ni de tirer sur les pousses. Mais de faire entendre la Parole qui prend corps en nous pour que cette reconnaissance se fasse par les personnes mêmes qui en sont le terreau. Pour cela, il ne s’agit pas de parler à partir des cultures, des traditions, des rites des lieux où nous sommes envoyés. Il ne s’agit pas d’inculturer l’Évangile : c’est fait avant même que nous n’arrivions puisque les semences y ont déjà été enfouies. Il faudrait plutôt l’ex-culturer : les particularismes, les différences qui visent à se distinguer des autres, les protections qui voudraient garantir l’identité que toute culture génère, sont des obstacles. Chacun est unique, non du fait d’une combinaison iné­dite d’éléments de son histoire, de sa culture, de son lien à une religion. Il est unique par le dévoilement de sa condition de fils ou de fille du Père dans le Fils.
Qu’est-ce qui reste quand il ne reste rien de tout ce qui nous a constitués et nous constitue encore largement ? De nous tenir dans esprit et vérité. Nous y serons avec les humains qui, en tout lieu, ont cette expérience de détache­ment du fait des circonstances de l’existence, de l’écoute de la Parole dans les sagesses ou les religions.
En tout lieu, nous sommes des émigrés en terre étrangère, quêteurs d’hospitalité, par­fois aux lieux même de notre naissance, de nos actuelles demeures. Nous ne portons pas d’autre passeport que ces Ecritures qui nous engendrent quand nous y écoutons la Parole. L’appartenance à un territoire, à une culture propre, notre identification par des modes de vie, des rites religieux, des philosophies de l’existence, sont vouées à s’éteindre. Nous ne disparaîtrons pas avec elles, car notre cité, au milieu des villes, des campagnes et des déserts, est cette Jérusalem céleste qui est descendue du ciel : les portes y sont toujours ouvertes afin que quiconque ait accès à la source et à l’ar­bre de vie. Nous nous tenons simplement à ces portes pour montrer le chemin et accueillir au nom du Fils ceux qui, conduits par l'Esprit, en quête de bonheur, passent devant sans les voir.


Pierre Chamard Bois
Lettre aux Communautés de La Mission de France N° 281
Septembre Octobre 2015 pages 71-76
Au sein de la Communauté Mission de France, Pierre est membre de l'équipe de Basse Bretagne. Il participe régulièrement à l'animation de la session «Bible et Mer».



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