Notre temps ne doit pas être celui des salauds Par Jean-François Bouthors, éditeur et écrivain

D’abord la révulsion devant ce geste atroce qui assassine un homme comme on immole une bête. Geste absurde de gamins à la cervelle trouée dont l’un se la joue en grand sacrificateur et l’autre comme son assistant, et qui s’imaginent atteindre ainsi le climax de leur existence. Quelque part, des salauds, qui savent ce qu’ils cherchent, téléguident les gamins à la cervelle trouée. Et quand ils n’agissent pas directement, ils s’emploient, par tous les ressorts disponibles de la technologie, à créer les conditions pour que les enfants perdus de nos sociétés se persuadent qu’ils pourront enfin se trouver en répandant la mort. Ceux qui prétendent que cette horreur aurait pu être évitée en appliquant leurs recettes sont pour les uns des bonimenteurs qui ne songent qu’à transformer l’indignation et l’effroi en bulletins de vote, et pour les autres des aveugles.

Bien sûr, il n’a pas échappé aux salauds qui s’emploient à faire bouillir la marmite du chaos – et à ceux qui croient, parmi nos responsables politiques, que les marrons du feu seront pour eux – qu’assassiner un prêtre dans l’église où il célébrait la messe permettait de faire jouer les violons de l’identité chrétienne de la France. Mais de quelle identité chrétienne parle-t-on ? Le passé chrétien, et plus précisément catholique de la France, est pour le moins complexe, tissé de jours heureux et de jours sombres, de sainteté et d’horreur. Plutôt que de proposer aux Français de se regarder dans le miroir discutable et déformant d’une identité rétrospective, il importe de se demander, si l’on veut mettre le christianisme en avant, en quoi il peut être une ressource, un principe actif, pour les temps d’effroi que nous traversons. Pour répondre à cette question, il faut chercher autre chose que le refuge dans la piété, autre chose que les trémolos à deux sous sur « l’âme de la France », autre chose aussi que la vulgate laïque qui a tellement peur de la foi qu’elle s’interdit de se donner les moyens de comprendre l’anthropologie du phénomène religieux.

Désert spirituel

Il faut le dire : la sidération qui saisit notre pays est à la mesure de sa très profonde inculture religieuse, à la mesure de la presque totale absence de transmission sérieuse, dans toutes les confessions (à l’exception notable du judaïsme comme on peut le voir sur le site Akadem), à la mesure du désert spirituel dans lequel nous errons depuis de si nombreuses années. Une des urgences, c’est précisément de reprendre à neuf ce chantier, en cherchant dans nos diverses traditions culturelles, spirituelles et religieuses ce qui peut nous aider à faire face à de pareilles tragédies et surtout à l’incertitude grandissante d’un monde contemporain qui est dans les douleurs de l’accouchement de son propre avenir. Sous les effets de son propre développementaux visages multiples, ce monde craque de partout. Il mue, et c’est terriblement difficile à vivre. Nous l’expérimentons au niveau intime comme au plan collectif. C’est un ébranlement à la fois personnel et géopolitique.

Sommes-nous capables de traverser cette terrible épreuve sans massacrer l’avenir ? Sommes-nous capables de payer le prix qui permettra à nos enfants – à tous les enfants de la famille humaine – de vivre librement et dignement afin qu’ils puissent assumer leur propre vie ? Cela demande beaucoup de renoncement, d’humilité, de courage, d’abnégation. La tradition chrétienne dans ce qu’elle a de meilleur nous apprend, notamment avec François d’Assise, que se trouve une vraie joie dans cette expérience, qui ne va pas sans douleurs, de remise de sa vie pour l’autre.

C’est ce qu’avait voulu le prieur de Tibéhirine, Christian de Chergé, enlevé dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, avec six autres moines par des membres du GIA. On n’a retrouvé que leurs têtes. Ce qu’avait voulu, aussi, Pierre Claverie, évêque d’Oran, mort le 1er août suivant, avec Mohammed Bouchikhi, son chauffeur et ami musulman, dans l’explosion de sa voiture. Ces noms, entre autres, nous rappellent que la terreur n’a pas commencé en France et qu’en Algérie, des chrétiens ont choisi de partager les risques immenses auxquels se trouvaient exposés tous les Algériens pendant des années noires. Ces chrétiens-là se sont fait ultimement les prochains de ceux qui souffraient, sans distinction d’origine, de religion, de sexe, de condition sociale… S’il est une tradition chrétienne à prolonger aujourd’hui, c’est celle-là. Le pape François ne cesse d’en rappeler l’urgence.

Agé de 85 ans, Jacques Hamel appartient à une génération de prêtres formés avant Vatican II, qui a vu les horreurs de la seconde guerre mondiale, et qui a su que le catholicisme devait se réformer, s’ouvrir au monde. Une génération de prêtres qui, dans sa grande majorité, a accueilli le concile comme une bénédiction et une libération, et qui voyait avec consternation le raidissement d’une partie des catholiques, séduits par le traditionalisme et parfois même par l’intégrisme. Une génération de prêtres qui a accueilli le pape François comme un formidable signe d’espérance contre les tentations de retour en arrière vers des pratiques religieuses dont ils avaient expérimenté dans leur jeunesse les sombres impasses. Cette génération a cru passionnément que la vie et Dieu étaient plus grands que ce que notre négligence spirituelle et intellectuelle se borne à imaginer. Elle a cru que le jour commence dans la nuit, en sachant que ceux qui annoncent le jour ne le voient pas toujours de leurs yeux de chair.

Puisse la mort de Jacques Hamel nous permettre de tenir dans la nuit et d’appeler dès aujourd’hui la lumière pour ceux qui auront demain la joie de la voir.

Jean-François Bouthors est éditeur et écrivain. Ancien journaliste à La Croix, il est l’auteur de Petit Eloge du catholicisme français (éd. François Bourin, 2015)

Le Monde du 27 juillet 2016

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