La Madone des pèlerins est un des tableaux les plus célèbres du Caravage et de la peinture Italienne. Pourtant, il a de quoi, dérouter. C’est une « Madone » bien atypique que cette jeune femme en robe rouge…

La Madone des pèlerins est un des tableaux les plus célèbres du Caravage et de la peinture Italienne. Pourtant, il a de quoi, dérouter. C’est une « Madone » bien atypique que cette jeune femme en robe rouge…

Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit le Caravage (1571-1610) était un très bon peintre et un assez mauvais garçon. Moins qu'on a voulu le dire, toutefois. Il a été bien formé à Milan qui avait pour évêques saint Charles Borromée et son cousin Frédéric Borromée, tous deux promoteurs de la grande réforme de l'Église catholique après le choc du pro­testantisme. Parmi les éléments de cette réforme catholique figure l'emploi de l'image comme instrument de catéchisme — l'image raconte ou présente quelque point de la foi — et comme instrument proprement esthétique — l'image donne une impression, introduit à un sentiment. Nous retrouverons ces deux rôles de l'image dans La Madone des pèlerins, commandée par la famille Cavaletti pour sa chapelle dans l'église Sant' Agostino, à Rome près de la place Navone.

Ce qui a fait connaître à Rome cet artiste de mauvais carac­tère est son emploi très nouveau du clair-obscur. La technique des ombres façonnant les volumes, effaçant le fond et mettant en valeur certains éléments du tableau — un visage, un geste — datait de la Renaissance. Vinci l'avait employée et théorisée. Le Caravage, cependant, va beaucoup loin. Ses fonds deviennent noir mat tandis que les personnages sont violemment éclairés par une source de lumière latérale au tableau, d'où un vigoureux contraste.

Toutefois, La Madone des pèlerins n'est pas qu'un exemple achevé de clair-obscur et le clair-obscur lui-même n'a pas d'intérêt s'il n'a pas de sens. Or, que voyons-nous ?

Le spectateur aspiré par la scène

Sur le pas d'une porte, une jeune femme très brune, vêtue d'une robe de velours rouge largement ouverte aux épaules, tient un enfant déjà grand et de forte constitution. Tous deux regardent un homme et une femme agenouillés dans le coin inférieur droit du tableau, les mains jointes, les pieds nus et sales, un bâton de marche à l'épaule. La mère et son enfant ont chacun une auréole extrêmement mince qui est, avec les mains jointes et celle de l'enfant qui bénit, la seule indi­cation du caractère sacré du tableau.

L'homme et la femme qui prient sont des pèlerins. Ce sont les bâtons*qui nous le disent, ainsi que les capuches de voyage et les pieds nus. Les vêtements très simples, mais non pas misérables, s'accordent à des visages réalistes, burinés par la route et marqués par l'âge. Ce couple a certainement fait un long chemin. Ce n'est toutefois pas un couple de men­diants. En fait, il ressemble à ceux qui regardent le tableau et qui sont eux-mêmes des pèlerins ou des membres du petit peuple romain. Et si l'on voulait ajouter un troisième pèlerin, il se trouverait, en fait, exactement à l'endroit où est le spectateur, au milieu du tableau et face à la scène. Par son cadrage très serré, le Caravage projette le spectateur au plus près de la scène ; en décalant l'homme et la femme sur la droite, ¡1 crée un vide, un déséquilibre qui achève d'as­pirer le spectateur dans la scène. Cette façon de faire du spectateur un acteur est typique du baroque romain. Elle correspond exactement à ce que veut le concile de Trente pour la liturgie, ne plus séparer le fidèle du mystère mais au contraire l'y faire entrer par le discours et par la sensibilité.

Des codes de représentation de Marie bouleversés

Le plus étonnant est la femme à l'enfant. Nous interprétons immédiatement, à cause de l'auréole : c'est la Vierge Marie.

Certes, mais avez-vous vu beaucoup de Vierges appuyées de l'épaule au chambranle d'une porte, de Vierges aussi brunes, de Vierges en robe rouge ?

Avant le Caravage, la tradition de la Renaissance plaçait la Vierge dans l'azur, le rose, l'or, souvent dans un décor imaginaire. Qu'on songe aux populaires Vierges de Raphaël. Même les Nativités ou les Enfances de Marie se conten­taient de quelques éléments, berceau, drap, cerceau ou botte de paille, sans souci de réalisme. Marie était fréquem­ment représentée blonde. On pourrait dire que le Caravage a sciemment enfreint chacun de ces codes. Sa Vierge s'ap­puie à un chambranle de travertin qui est celui de n'importe quelle porte de maison dans une rue de Rome. C'est une jeune femme des plus réalistes, à la beauté toute romaine, qui n'affiche même pas le demi-sourire de convenance. Elle n'est pas hostile, elle n'est pas non plus béate. Sa beauté n'a rien de désincarné. Son visage est celui d'une Romaine. Larges épaules, cou, poitrine, mains, tout son corps respire une vie pleine et concrète. Elle existe. On pourrait la croiser en sortant de léglise. La Vierge Marie est l'une des nôtres, fait partie de notre peuple. Nous sommes entrés dans le tableau, mais le tableau est situé, en réalité, chez nous.

Et la robe est rouge. Couleur du pouvoir, du sang et de l'amour humain, tout cela à la fois ; certainement pas une couleur mariale. Qu'a voulu dire le peintre par ce rouge somptueux qui, du reste, sert fort bien le visage d'une jeune femme brune ? Eh bien ! Précisément ce qu'elle dit. Que Marie n'est pas qu'une figure céleste, comme le signifie le bleu, mais qu'elle est aussi (et d'abord) une femme de chair et sang ; qu'elle aime humai­nement son Fils d'un amour de mère, Joseph d'un amour d'épouse ; qu'elle est reine d'une certaine façon, reine parce que mère.

Une leçon de foi

De même, l'Enfant a un poids, le linge une consistance. L'Enfant est lourd le linge rêche. Et bien d'autres détails pourraient encore soutenir cette double conclusion : le tableau nous fait-il sen­tir quelque chose ? Oui, parce qu'il est conçu de façon à ce que nous nous joignions aux pèlerins. Nous apprend-il quelque chose ? Oui, il nous enseigne que la Vierge Marie et l'Enfant Jésus sont vraiment incarnés ; ils sont de notre monde et de notre chair. Par conséquent, nous — pèlerins, simples fidèles, specta­teurs — pouvons les atteindre de façon immédiate.

Cette intimité grave, cette beauté au­thentique et presque nue sont la marque du Caravage mais sont aussi le propre de l'Evangile, texte sacré mais sans apparat, pleine humanité tout habitée Je Dieu. La Madone des pèlerins, bien au-delà de sa beauté mais par elle, est une leçon de foi intelligente et sensible, une vraie leçon d'Évangile.

Frère Yves COMBEAU, Dominicain

Le bulletin du CFRT « Vivre l’Evangile à la télévision » n°197 Dec. 2016 / Janv. 2017 pages 10 et 11

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