Arcabas : Guérison de "l'aveugle-né"

Arcabas : Guérison de "l'aveugle-né"

Après le dimanche de l’eau vive et de la Samaritaine en saint Jean, voici celui de la lumière et de l’aveugle de naissance. Devenir disciple de Jésus, recevoir le Baptême en son nom, c’est faire l’apprentissage de la lumière. « Et j’ai vu désormais le monde à ta façon », écrivait Aragon dans un poème d’amour. Il en va de même pour le croyant qui apprend par le Baptême à tout regarder à la façon du Christ. C’est ce que saint Paul rappelle aux chrétiens d’Éphèse.

« Frères, autrefois, vous n’étiez que ténèbres ;
maintenant, dans le Seigneur, vous êtes devenus lumière ;
vivez comme des fils de la lumière –
or la lumière produit tout ce qui est bonté, justice et vérité –
et sachez reconnaître ce qui est capable de plaire au Seigneur.
Ne prenez aucune part aux activités des ténèbres,
elles ne produisent rien de bon ; démasquez-les plutôt. »

Saint Jean présente la guérison de l’aveugle de naissance dans un récit sous forme de scénario que l’on peut lire en plusieurs moments. Les protagonistes ont leur point de vue sur les choses, sur le monde, sur la pratique religieuse. Comme la femme de Samarie, ils sont marqués par des préjugés de toutes sortes qui vont les empêcher d’accueillir la lumière de la foi, de reconnaître le Christ comme la Lumière du monde. De même que la Samaritaine avait été capable de changer d’attitude vis-à-vis de Jésus, de manière de voir les choses, de le regarder, de même dans le récit de ce dimanche, seul l’aveugle de naissance va accéder à la lumière de la foi, tandis que les pharisiens qui se croient détenteurs de la lumière, resteront prisonniers de leur aveuglement.

« En sortant du Temple, Jésus vit sur son passage
un homme qui était aveugle de naissance.
Ses disciples l’interrogèrent :
« Rabbi, pourquoi cet homme est-il né aveugle ?
Est-ce lui qui a péché, ou bien ses parents ? »
Jésus répondit : « Ni lui, ni ses parents.
Mais l’action de Dieu devait se manifester en lui.
Il nous faut réaliser l’action de celui qui m’a envoyé,
pendant qu’il fait encore jour ;
déjà la nuit approche, et personne ne pourra plus agir. »

Cet aveugle de naissance est puni pour ses péchés ou ceux de ses parents, pensent les disciples. C’est ce qu’on pense couramment en Israël : toute maladie ou infirmité résulte d’un péché, même s’il a été commis par des parents. Jésus refuse cette manière de penser et déclare que selon lui c’est une occasion pour Dieu de manifester sa gloire. Et il leur révèle qu’il est lui-même lumière et salut pour tout homme. On peut faire le lien entre cet aveugle-né et Adam, figure d’une humanité malvoyante dès ses origines que Jésus vient guérir, recréer dans la bonté de ses origines et à laquelle il vient apporter la vraie lumière.

« Tant que je suis dans le monde, je suis la Lumière du monde. »
Cela dit, il cracha sur le sol et avec la salive il fit de la boue
qu’il appliqua sur les yeux de l’aveugle, et il lui dit :
« Va te laver à la piscine de Siloé » (ce nom signifie : Envoyé).
L’aveugle y alla donc, et il se lava ; quand il revint, il voyait. »

Jésus dénonce l’erreur de croire qu’une faute pourrait être à l’origine d’une infirmité humaine et donc de croire que Dieu punirait un pécheur en le condamnant à vivre dans le malheur. Il dénonce le « mauvais œil » que tous posent sur cet aveugle. Son geste de guérison rappelle le geste créateur de Dieu qui avait pétri l’homme de la glaise du sol et trouvé très bon ce qu’il avait fait. Le crachat de Jésus n’est pas un crachat de condamnation et de dégoût, mais il fait de sa salive comme une eau vive qui lave le regard de cet homme.

« Les voisins de l’aveugle, et ceux qui étaient habitués à le rencontrer
— car il était mendiant – dirent alors :
« N’est-ce pas celui qui se tenait là pour mendier ? »
Les uns disaient : « C’est lui. »
Les autres disaient : « Pas du tout, c’est quelqu’un qui lui ressemble. »
Mais lui affirmait : « C’est bien moi. »

Les voisins sont prudents, ne se « mouillent » pas et n’aiment pas trop ceux qui sortent de leur place sociale. Impossible pour eux de porter sur cet homme infirme et mendiant de surcroît, un regard nouveau. Il en sera de même pour les pharisiens.

« On amène aux pharisiens cet homme qui avait été aveugle.
Or, c’était un jour de sabbat que Jésus avait fait de la boue
et lui avait ouvert les yeux.
A leur tour, les pharisiens lui demandèrent :
« Comment se fait-il que tu voies ? »
Il leur répondit : « Il m’a mis de la boue sur les yeux,
je me suis lavé, et maintenant je vois. »
Certains pharisiens disaient : « Celui-là ne vient pas de Dieu,
puisqu’il n’observe pas le repos du sabbat. » D’autres répliquaient :
« Comment un homme pécheur pourrait-il accomplir des signes pareils ? »
Ainsi donc ils étaient divisés.
Alors ils s’adressent de nouveau à l’aveugle :
« Et toi, que dis-tu de lui, puisqu’il t’a ouvert les yeux ? »
Il dit : « C’est un prophète. »

Après le regard des voisins emprisonnés dans les pensées habituelles communes, voici celui des pharisiens pour qui tout doit être jugé à partir du respect des règles religieuses. Rompre les coutumiers, désobéir aux règles légales peut exclure celui qui ose ne pas les respecter. Les enfreindre c’est offenser Dieu et remettre en cause les prescriptions établies selon sa Loi. Cet aveugle est un pécheur. Sa guérison est suspecte. Celui qui l’a guéri est suspect : c’est un pécheur public, car il a transgressé la loi du sabbat. Cependant parmi les pharisiens certains n’ont pas l’air d’être de cet avis. Ils sont troublés et mènent l’enquête auprès des parents.

« Les pharisiens demandèrent aux parents :
« Cet homme est bien votre fils, et vous dites qu’il est né aveugle ?
Comment se fait-il qu’il voit maintenant ? »
Les parents répondirent :
« Nous savons que c’est bien notre fils, et qu’il est né aveugle.
Mais comment il peut voir à présent, nous ne le savons pas ;
et qui lui a ouvert les yeux, nous ne le savons pas non plus.
Interrogez-le, il est assez grand pour s’expliquer. »
Ses parents parlaient ainsi parce qu’ils avaient peur des Juifs.
En effet les Juifs s’étaient déjà mis d’accord pour exclure de la synagogue
tous ceux qui déclareraient que Jésus est le Messie.
Voilà pourquoi les parents avaient dit : « Il est assez grand, interrogez-le ! »

Elle est forte la pression du pouvoir religieux, surtout dans un contexte où le religieux et le social sont étroitement liés. Contester le pouvoir religieux c’est risquer l’exclusion sociale. Les parents ont peur et se défilent. Il est guéri, nous ne voulons pas le savoir, il a l’âge de répondre lui-même, et puis… ça pourrait se retourner contre eux. Ils étaient bien plus tranquilles quand il était aveugle et mendiait sa pitance. Vient alors la confrontation décisive cette fois entre les pharisiens et l’aveugle guéri : un dialogue savoureux.

« Les pharisiens lui dirent : « Rends gloire à Dieu !
Nous savons, nous, que cet homme est un pécheur. »
Il répondit : « Est-ce un pécheur ? Je n’en sais rien ;
mais il y a une chose que je sais : j’étais aveugle, et maintenant je vois. »
Ils lui dirent alors : « Comment a-t-il fait pour t’ouvrir les yeux ? »
Il leur répondit : « Je vous l’ai déjà dit, et vous n’avez pas écouté.
Pourquoi voulez-vous m’entendre encore une fois ?
Serait-ce que vous aussi vous voulez devenir ses disciples ? »
Ils se mirent à l’injurier : « C’est toi qui es son disciple ;
nous, c’est de Moïse que nous sommes les disciples.
Moïse, nous savons que Dieu lui a parlé ;
quant à celui-là, nous ne savons pas d’où il est. »
L’homme leur répondit : « Voilà bien ce qui est étonnant !
Vous ne savez pas d’où il est, et pourtant il m’a ouvert les yeux.
Comme chacun sait, Dieu n’exauce pas les pécheurs,
mais si quelqu’un l’honore et fait sa volonté, il l’exauce.
Jamais encore on n’avait entendu dire
qu’un homme ait ouvert les yeux à un aveugle de naissance.
Si cet homme-là ne venait pas de Dieu,
il ne pourrait rien faire. » Ils répliquèrent :
« Tu es tout entier plongé dans le péché depuis ta naissance,
et tu nous fais la leçon ? » Et ils le jetèrent dehors. »

Aux yeux des pharisiens, l’aveugle est un pécheur de naissance à qui ils veulent faire reconnaître que cet homme appelé Jésus – qu’il n’a pas encore vu – est un pécheur lui aussi. Ils n’en démordent pas, lui font dire et redire ce qui s’est passé, et c’est l’aveugle guéri qui a l’audace, avec humour et insolence, de les placer face à leurs contradictions et à leur aveuglement. Leur vision des choses n’est pas sans rappeler celle d’Adam et Eve face au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Une prétention au savoir dernier, à la totale clairvoyance, au nom d’une référence à Moïse, à La loi et à ses prescriptions, au nom d’un pouvoir de juger les gens, et de juger sans erreur ce qui est bien et ce qui est mal. Une prétention que l’on croit détenir comme notable religieux, que l’on soit prêtre, scribe ou pharisien. Quiconque la dénonce ne saurait être qu’un insolent, voire un blasphémateur.

Face aux pharisiens, deux êtres humains, l’un vivant dans le malheur d’une infirmité que tous jugent liée à un péché, mais il ne sait pas lequel. L’autre, Jésus, est un homme de passage qui le regarde non pas comme ayant commis un quelconque péché, mais qui le regarde comme Dieu regardait l’homme et la femme aux premiers matins lumineux du monde, à son image et à sa ressemblance, appelés à la lumière glorieuse et à la communion avec lui. Ses frères humains, Jésus les regarde comme objets permanents de la bienveillance de son Père, et il les respecte dans leur dignité d’êtres humains quelle que soit leur condition sociale, leurs infirmités physiques ou morales. Magnifique est la conclusion du récit : la rencontre finale entre l’aveugle guéri et son bienfaiteur.

« Jésus apprit qu’ils l’avaient expulsé. Alors il vint le trouver et lui dit :
« Crois-tu au Fils de l’homme ? » Il répondit :
« Et qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ? »
Jésus lui dit : « Tu le vois, et c’est lui qui te parle. »
Il dit : « Je crois, Seigneur », et il se prosterna devant lui.
Jésus dit alors : « Je suis venu en ce monde pour une remise en question :
pour que ceux qui ne voient pas puissent voir,
et que ceux qui voient deviennent aveugles. »
Des pharisiens qui se trouvaient avec lui entendirent ces paroles et lui dirent :
« Serions-nous des aveugles, nous aussi ? »
Jésus leur répondit : « Si vous étiez des aveugles, vous n’auriez pas de péché ;
mais du moment que vous dites : « Nous voyons ! » votre péché demeure. »

Apprenons du Christ et de l’aveugle de naissance à devenir modestement lucides sur nous-mêmes, sur le monde, sur les événements, à faire la lumière, car la lumière n’est pas un état ni un privilège ; mais un modeste travail, semblable à celui du Christ lumière du monde. La foi en lui n’est-elle pas en effet le lent et long travail de sa main et de la nôtre, qui lavent nos yeux pour apprendre au jour le jour la lucidité chrétienne ?

Il y a une grande harmonie encore entre les textes de ce dimanche. Pour choisir le successeur de Saül, roi d’Israël, Dieu apprend à Samuel à regarder les personnes avec un autre regard que celui des hommes.

« Le Seigneur dit à Samuel : « J’ai rejeté Saül. Il ne régnera plus sur Israël.
Je t’envoie chez Jessé de Bethléem, car j’ai découvert un roi parmi ses fils.
Prends une corne que tu rempliras d’huile, et pars ! »
En arrivant, Samuel aperçut Éliab, un des fils de Jessé, et il se dit :
« Sûrement, c’est celui que le Seigneur a en vue pour lui donner l’onction ! »
Mais le Seigneur dit à Samuel :
« Ne considère pas son apparence ni sa haute taille, car je l’ai écarté.
Dieu ne regarde pas comme les hommes,
car les hommes regardent l’apparence, mais le Seigneur regarde le cœur. »

Michel SCOUARNEC

Prêtre du Diocèse de Quimper et Léon

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