Tahar Ben Jelloun - Lettre à Emmanuel Macron

L'écrivain met en garde le candidat d'En marche ! : face à une Marine Le Pen prête à tout pour l'emporter au second tour, il doit s'adresser aux plus démunis.

Cher Emmanuel Macron,

À présent, le temps est venu de passer d'un personnage à un autre. Du coup, je me mets au vouvoiement. Il fut une époque où je vous voyais emprunter les chemins d'une grande, d'une immense ambition. Nous nous retrouvions de temps en temps à Terra Nova ou dans les bureaux de notre ami Henry Hermand. Lui, l'entrepreneur, l'ancien compagnon de route de Mendès France et l'ami intime de Michel Rocard, était fier de vous avoir découvert. Il racontait votre rencontre comme une chance dans sa vie et aussi dans la vôtre. Nous nous sommes retrouvés au moment de ses obsèques, en novembre dernier. J'ai su que sa dernière pensée fut pour vous.

Je me souviens de l'époque où vous étiez chez Rothschild. Vous aviez deux téléphones portables et deux cartes de visite. Vous étiez toujours habillé serré, pas de costume large pour laisser passer le vent ou le hasard. Vous avez gardé le même style, un peu sec, élégant, mais sans fantaisie. Peut-être que cela fait partie de votre jardin secret et que vous le gardez jalousement fermé.

Aujourd'hui, avec force et une belle énergie, avec courage, vous avez réussi à atteindre le sommet. Mais attention, rien n'est acquis, rien ne sera facile. Nous ne sommes pas en 2002. Le FN a grossi, a ratissé très large. Il a effacé les petites phrases nauséabondes. Il a fait de la chirurgie esthétique. Il a su s'adresser aux plus démunis. Il prétend parler au nom du peuple. Mais le peuple est aussi à vous. Il faudra le convaincre de vous suivre et de vous donner les suffrages dont vous avez besoin.

Vous avez une dizaine de jours pour vous occuper de la France qui a voté Le Pen ou Mélenchon.

Attention, Marine Le Pen ne reculera devant rien, utilisera sans vergogne les thèmes de l'immigration, de l'insécurité et de la précarité pour rafler des voix. Un de ses militants, Jean Messiha, un Égyptien naturalisé français, assimile sur son compte Twitter « les 5 millions de musulmans » au « terrorisme » et affirme que « l'islam est incompatible avec la République ».

La France qui va bien votera pour vous. Elle vous est acquise. En revanche, la France qui souffre, celle des bas salaires, celle laissée pour compte par les différents gouvernements qui se sont succédé depuis trente ans, cette France, il va falloir lui parler, choisir les mots, savoir lui tendre la main et lui dire simplement comment vous pensez résoudre ses problèmes une fois élu. Soyez encore plus concret.

Marine Le Pen prétend représenter cette France-là. De quel droit sera-t-elle celle qui donne de l'espoir ? Évidemment, elle ne leur dit pas l'ampleur de la catastrophe que ses projets économiques entraîneraient pour le pays si elle était élue. C'est à vous de démonter son système, de démontrer que ce qu'elle dit repose sur des mensonges, sur des calculs faux, sur des bilans faussés. C'est à vous de briser la jolie vitre derrière laquelle elle apparaît de plus en plus souriante parce qu'on lui a dit qu'il fallait sourire pour ne plus faire peur. Les mauvaises odeurs, les idées néo-fascistes, les gros bras prêts à casser les anti-front, la vraie nature de ce parti sont mis à l'écart, tenus loin des médias, attendant le moment pour sortir et exploser.

Vous avez une dizaine de jours pour vous occuper de la France qui a voté Le Pen ou Mélenchon. Il faudra être clair et direct. Il faut qu'on sente que votre ambition est avant tout celle d'une France nouvelle, une France juste, fraternelle, mettant l'intérêt de la nation au-dessus de tous les autres intérêts. Sortez de votre costume trop bien taillé. Allez vers les gens (comme vous l'avez fait à l'usine Whirlpool) et dites ce que vous pouvez humainement faire. Votre sincérité est votre arme. Votre force vient du peuple. C'est à ce peuple que vois devez vous adresser avec humilité et vérité.

Enfin, quand vous serez élu, ayez la victoire modeste. Pas de soirée bling-bling. Vous devrez faire un audit de la France et venir présenter le résultat aux Français en leur disant : « Voici l'état dans lequel je trouve notre pays. Nous allons tous travailler, sans parti pris, sans préjugé. J'aurai besoin de toutes les bonnes volontés pour redresser le pays, son économie, sa culture, son rayonnement, sa présence au monde dans un esprit d'ouverture et de tolérance. »

Vous n'aurez plus une minute à vous. Vous ne pourrez plus aller boire un café sur une terrasse ensoleillée. Mais prenez le temps de lire, beaucoup lire, pour rester curieux, c'est-à-dire jeune avec la noblesse d'une belle ambition.

Tahar Ben Jelloun

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