L’Eglise et les Pauvres par Jean-François BERJONNEAU

Extrait de l’intervention de Jean-François BERJONNEAU à la journée Régionale de la Mission de France lundi 8 mai 2017 au Havre

 

COMMENT LE CHRIST NOUS TRANSFORME CONCRETEMENT DANS LA RELATION AVEC LES PAUVRES

  1. Au départ les pauvres nous bousculent…

Je l’ai ressenti très fort au cours de la belle célébration d’entrée que nous avons vécue à Lourdes en ouverture du rassemblement de Diaconia.

Douze mille personnes rassemblées dans la basilique souterraine Saint Pie X ! Il fallait avoir une grande maîtrise liturgique pour oser une telle célébration ! Mais ce qui m’a frappé et touché dans cette liturgie, c’est la liberté avec laquelle les plus pauvres ont pu prendre la parole. Ce n’était pas évident d’ouvrir un espace à la parole de personnes marquées par la précarité et la fragilité. Souvent dans nos liturgies trop ordonnées et minutieusement préparées la parole des participants est encadrée, soupesée, contrôlée…Ici dans cette magnifique liturgie, rien d’affecté : la parole des pauvres a pu jaillir dans sa spontanéité et sa liberté…quitte à ce qu’elle vienne parfois bousculer l’assemblée et que certains de ses membres  se sentent interpellés et  provoqués à des conversions pas toujours faciles à vivre !

Ce que je veux dire, c’est  que les pauvres, quand ils surgissent dans notre univers cadré, ordonné, programmé, viennent souvent  entraîner une certaine perturbation.

Par exemple, j’avais voulu me mettre à l’écart pour préparer tranquillement cette intervention…quand mon téléphone portable a sonné. C’était Jean-Pierre que j’ai accompagné en prison durant la vingtaine de séjours qu’il y a fait et qui se rappelait à mon bon souvenir pour que je l’aide à trouver un hébergement.

Les personnes familières de l’exclusion ne nous laissent jamais en paix. Elles surviennent souvent dans notre vie comme des perturbateurs.

Dans nos sociétés marquées par l’efficacité, la performance, la rentabilité, le souci de tout programmer, les pauvres surgissent souvent de manière insolite, là où on ne les attendait pas.

Ils échappent à nos critères, à nos points de repères. Ils ne vivent pas comme nous, ne pensent pas comme nous, n’ont pas les mêmes rituels que nous.

Et cette perturbation, fait partie des premiers pas de la relation avec eux..

Car elle nous oblige à nous décentrer de notre petit univers, à faire un écart pour faire de la place à cette personne qui, dans sa souffrance, demande que l’on fasse attention à elle, « séance tenante ». Et dans cet écart que nous avons à faire pour répondre à son attente, c’est Dieu lui-même qui nous sollicite. C’est ce que nous dit Michel de Certeau dans son livre « l’étranger ou l’union dans la différence » (DDB, p.14)

« C’est de l’inconnu et comme inconnu que le Seigneur arrive toujours dans sa propre maison et chez les siens : « Je viens comme un voleur »(Ap. 16,15 ;3,3) Ceux qui croient en lui sont sans cesse appelés à le reconnaître ainsi, habitant au loin ou venu d’ailleurs, voisin méconnaissable ou frère séparé, côtoyé dans la rue, enfermé dans les prisons, logé chez les dépourvus ou ignoré, dans une région au-delà des frontières. Il n’est pas jusqu’au « mystique » qui ne survienne toujours dans l’Eglise comme un trouble-fête, un gêneur et un étranger…

Cela nous renvoie à quelque chose de plus déroutant encore, mais de fondamental à la foi chrétienne. Dieu reste l’inconnu, celui que nous ne connaissons pas, alors même que nous croyons en Lui. Il demeure l’étranger pour nous, dans l’expérience humaine de nos relations. Mais il est aussi méconnu, celui que nous ne voulons pas reconnaître et qui, Jean le dit (Jn.1,11) n’est pas reçu chez lui, par les siens. Et c’est là-dessus que nous serons jugés en dernier ressort, c’est le test de la vie chrétienne : Avons-nous reçu l’étranger, fréquenté le prisonnier, accueilli l’autre ?(Mt.25,35-36)

Jésus lui-même a connu cette perturbation, lorsqu’il s’était retiré dans le pays de Tyr et de Sidon et qu’il voulait rester incognito. C’est là que l’a rejoint la Cananéenne qui venait lui crier sa souffrance de maman à cause de la maladie de sa fille. Ses disciples, au dire de certaines traductions, lui disaient : « Renvoie-la car elle nous poursuit de ses cris ! » Et Jésus lui-même a mis bien du temps pour s’ajuster à l’appel de cette femme pour reconnaître en elle une foi magnifique « O femme, comme ta foi est grande ! ».

Les pauvres nous font faire l’expérience d’une rude altérité. 

Ils nous obligent toujours à sortir de nos habitudes et de notre « bien-chez-soi »…

Et en cela ils ouvrent en nous un espace pour Dieu !

C’est peut-être une des raisons pour lesquelles nos paroisses ont du mal à s’ouvrir à la dynamique de « Diaconia »

 

  1. Quelque soit leur fragilité, les pauvres appellent le respect.

Quand la tentation de les renvoyer est passée et que la perturbation que leur venue entraîne est assumée, s’ouvre pour nous le temps du « respect ».

Nous entrons sur ce chemin d’altérité qui suppose le temps de l’écoute et de la compréhension profonde de l’autre. Et cela demande de la durée. Ce n’est jamais fini !

La personne qui est en face de moi a une histoire ; elle a été touchée par des blessures ; elle ne trouve pas toujours les mots pour exprimer sa souffrance.

La première demande peut en cacher une autre.

Ainsi à la prison, une demande apparemment intéressée de tabac ou de timbres, peut constituer un préambule pour un échange plus profond.

Comme le dit Maurice Bellet, prêtre et psychanalyste : « Tu commenceras par le respect ! »

Le respect c’est de résister à la tentation de classer cette personne en précarité qui est devant moi dans une catégorie et de chercher tout de suite « la solution » pour elle ou de la « caser » dans tel ou tel service social.

Le respect consiste à nous ouvrir à la dimension unique de la personne que nous rencontrons, qui a été créée à l’image de Dieu et par laquelle le Christ s’adresse à nous.

Cela suppose de notre part la patience et l’écoute pour laisser la parole parfois balbutiante de cette personne se frayer un chemin même si, au départ, cette parole nous paraît inaudible…

Cet espace sacré qui appelle le respect suppose aussi que nous évitions toute posture qui s’apparente à la domination ou au paternalisme pour nous mettre vraiment à l’écoute de ce que ces personnes fragiles expriment de leur vie avec leurs mots et aussi par ce qui se dit au-delà des mots.

Dans l’épisode de la rencontre de Jésus avec la Cananéenne, celui-ci écoute les cris de cette femme et « ne lui répond pas un mot ».

C’est le temps pour lui de respecter la distance culturelle qui le sépare de cette femme et de s’ajuster à sa demande.

 

  1. Nous ajuster au regard de Dieu sur les personnes en précarité.

Les pauvres que nous rencontrons nous posent toujours d’une certaine manière la question suivante : « Est-ce que tu es capable de m’aimer comme je suis ? » (Cf. question que pose Jean Vannier)

Lorsque nous les rencontrons pour la première fois, ils nous appellent à dépasser nos réticences face à leur « look » ou à tel ou tel trait de leur apparence qui nous déconcerte.

Ils nous appellent à dépasser nos appréhensions ou notre méfiance.

Si nous les côtoyons dans la durée, ils testent notre fidélité dans l’accompagnement surtout au cœur des situations de crise.

Mais pour entrer dans cette conversion du regard, nous avons toujours à revenir à la source spirituelle qui nous anime et en particulier à cette parole du Christ dans l’Evangile : « Ne crains pas…N’ayez pas peur… »

Une telle conversion du regard s’enracine dans l’itinéraire même de Jésus de Nazareth.

La source mystique à partir de laquelle toutes ses rencontres avec les pauvres prennent leur élan, c’est son baptême dans les eaux du Jourdain où il vit cette expérience bouleversante de la paternité de Dieu. C’est ce qu’écrit Eloi Leclerc dans son livre « Le Dieu plus grand » :

« Dans l’ineffable proximité divine qui se manifeste à Lui, Jésus a l’évidence que Dieu s’est approché…En Lui, tous les hommes sans exception, sont appelés à s’entendre dire : « Tu es mon fils bien-aimé ». En même temps qu’Il découvre la paternité de Dieu à son égard, il s’ouvre à l’amour de Dieu pour tous les hommes. Il épouse son regard miséricordieux sur l’homme. Il est d’ailleurs d’autant plus le Fils ressemblant du Père qu’Il se laisse envahir et conduire par cet amour divin pour tous les hommes. »  

Il ya donc une source contemplative de notre rencontre avec les pauvres que nous ne devons jamais oublier. C’est habités par cet Esprit du Christ que nous sommes appelés sans cesse à aller à rejoindre les plus fragiles de nos frères et sœurs.

A partir de cette expérience personnelle de l’action de l’Esprit du Christ en nous, nous pouvons nous ajuster progressivement au regard du Père sur toutes les personnes démunies que nous rencontrons. Dieu les regarde avec tendresse : « Un pauvre a crié, Dieu écoute ! » Saurons, avec simplicité et désintéressement, être les reflets de cette bienveillance divine à leur égard ?

C’est donc sous le regard du Christ, que nous pouvons dépasser les appréhensions, les réticences qui peuvent parfois nous habiter pour entrer dans une relation vraiment fraternelle avec les pauvres afin qu’eux-mêmes se sentent aimés de Dieu.

 

  1. Ils nous révèlent nos propres fragilités.

Je pars de mon expérience d’aumônier de prison.

Ce qui m’a frappé quand j’entrais en prison pour faire mes visites, c’est que je ne pouvais jamais totalement me dispenser d’un certain mouvement d’appréhension… Peur de rencontrer des situations de violence, peur d’être en infraction par rapport au règlement, peur d’être confronté à un détenu particulièrement agressif…

Ces appréhensions me rappellent chaque fois ma fragilité, mes limites…Et dans ce sens, elles sont positives dans ma rencontre avec ces personnes détenues.

Cette fragilité m’oblige à faire un travail sur moi-même pour apprendre à faire la vérité sur ces peurs qui m’habitent et pour les dépasser…

Mais elle me rappelle aussi que je ne peux aborder ces personnes qui ont eu un parcours perturbé et semé de tant d’épreuves, que de façon très humble, très disponible, dépouillée de toute tentation d’emprise sur mon interlocuteur.

Cela rejoint le geste du lavement des pieds tel que Jésus l’a vécu à la veille de sa passion (Jn.13,1-5) Il s’agit de pendre la position du serviteur, de s’agenouiller devant la personne fragile, de se mettre à son écoute, d’adopter une attitude dépouillée de tout pouvoir.

Et cette « humilité » est la condition nécessaire pour que la parole du Pauvre puisse s’exprimer, être entendue pour ce qu’elle est et pour que la confiance puisse d’établir entre les interlocuteurs.

 

Cette observation personnelle m’amène à quelques remarques sur la conscience de notre propre fragilité dans la rencontre avec les personnes en précarité.

Ce sentiment de fragilité ressentie est ambivalent :

  • Tantôt leur rencontre peut éveiller en nous une certaine appréhension ou réveiller des blessures enfouies en nous depuis longtemps et qui, en cette occasion, ressurgissent.

Parfois ce sentiment de fragilité est si fort qu’il peut déboucher sur une réaction de rejet qui peut à certains moments nous surprendre…

En d’autres circonstances, le rencontre avec telle ou telle personne en situation précaire soit sur le plan économique, soit dans le domaine de la santé physique ou psychique peut venir chez nous combler un vide affectif qui nous empêche de garder la juste distance avec  elle. Celle-ci n’a plus alors la liberté de tracer son chemin comme elle l’entend et elle peut devenir dépendante.

  • Mais ce sentiment de fragilité peut aussi être bon dans la mesure où il s’exprime en vérité et où il remet en cause toute volonté de pouvoir sur la personne.

Il peut alors nous introduire dans le sentiment d’une condition commune qui nous relie profondément avec la personne rencontrée.

C’est ce qu’exprimait Xavier Emmanueli, médecin qui a été Directeur du SAMU social dans un livre auquel il a apporté sa contribution qui s’intitule : « La Fragilité : faiblesse ou richesse » (Albin Michel)). Il parle de ce sentiment de fragilité « comme ce qui, au fond, crée cet indéfectible solidarité de l’humanité ». Et il ajoute : « C’est ce que je disais, au début du SAMU social, à mes équipes, essayant de les galvaniser : « N’oubliez pas que cette nuit, vous allez rencontrer  des gens de même rang et de même statut d’humanité que vous. » La fragilité, c’est ce qui marque le statut de l’humain dans un monde qui demeure quoiqu’il arrive, indéchiffrable et infini. »

Cette expérience de notre propre fragilité dans la rencontre des personnes en précarité nous appelle toujours à être nous-mêmes accompagnés par quelqu’un ou par une équipe de supervision qui nous permette de garder la  juste distance. C’est ainsi que nous pouvons apporter une aide sans être nous-mêmes engloutis par la souffrance de l’autre.

Comme le souligne le Docteur Emmanuelli, « dans l’accompagnement de la souffrance, il faut risquer quelque chose de soi, bien sûr, mais sans se perdre totalement, car on devient inutile ou dangereux pour soi-même et pour le patient. »

Et il donne cette définition de la compassion :

« La compassion, c’est comprendre la souffrance de l’autre et s’interroger sur elle, c’est être atteint soi-même, mais c’est aussi savoir se défendre du naufrage, de ce que peuvent être la douleur, la souffrance morale, mais savoir faire le lien. C’est une relation de l’altérité, c’est le souci de l’autre. C’est parce que l’autre est souffrant et en danger que je l’accompagne, parce que je sais voir en moi-même ma propre fragilité. Si on n’a pas cette compassion, on ne peut pas faire le lien. »(id. p.146-147)

Cette expérience nous permet de comprendre le mystère de l’incarnation du Christ.

Ce n’est qu’en assumant, dans l’amour du Père et dans la force de l’Esprit, notre vulnérabilité, en se faisant « pauvre, de riche qu’il était », en « prenant la forme de l’esclave, devenant semblable aux hommes et reconnu à son aspect comme un homme…devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur la croix » (Ph. 2,7-8) qu’il nous a fait connaître la puissance de son amour et qu’Il nous a ouvert le chemin de la résurrection.

 

  1. Les pauvres sont révélateurs du désordre du monde et nous appellent à nous engager.

Lorsque Jésus présente sa lettre de mission à la synagogue de Nazareth, il le fait avec les mots mêmes du Prophète Isaïe :

« L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a consacré par l’onction,

Pour porter la bonne nouvelle aux pauvres.

Il m’a envoyé annoncer aux captifs la délivrance

Et aux aveugles le retour à la vue,

Renvoyer en liberté les opprimés,

Proclamer une année de grâce du Seigneur. » (Lc.4,18-19)

Il s’agit donc pour lui de s’approcher de toutes ces catégories de personnes caractérisées par leur statut précaire : les pauvres, les captifs, les aveugles, les opprimés. Il y a là une priorité reconnue et affirmée.

Mais dans le même temps, cette mission porte une dimension de libération, de sortie de ce statut précaire d’emprisonnement, de cécité, d’oppression. La bonne nouvelle annoncée est portée par une dynamique concrète de libération d’un certain esclavage.

Nous ne pouvons nous contenter d’interpréter ce message d’Isaïe repris par Jésus comme purement spirituel. Certes il concerne l’inauguration du Royaume de Dieu tel qu’il se manifeste dans la personne de Jésus. Mais il implique aussi des dimensions éminemment concrètes, celles que le même prophète, le troisième Isaïe évoque en ces termes :

« N’est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère : défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug, renvoyer libres les opprimés et biser tous les jougs ? N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ? » (Is. 58,6-7)

La proximité des pauvres est donc intimement liée à toute activité qui vise à faire cesser l’oppression dont ils sont les victimes et à entrer dans un combat pour la justice et dans une dynamique de partage. Une telle démarche fait partie intégrante de la solidarité avec les plus pauvres selon l’Evangile.

Nous pouvons nous rappeler dans cette perspective la définition que Jean-Paul II donnait de la solidarité dans son encyclique Sollicitudo Rei Socialis :

« La solidarité n’est donc pas un sentiment de vague compassion ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun ; c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous, nous sommes responsables de tous.

Une telle détermination est fondée sur la ferme conviction que le développement intégral est entravé par le désir de profit et par la soif de pouvoir…Ces attitudes et ces « structures de péché » ne peuvent être vaincues – bien entendu avec l’aide de la grâce divine – que par une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt au sens évangélique du terme à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter et à le « servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit. (Mt.10, 42-45 ; 20,25 ; Mc.10, 42-45 ; Lc. 22,25-27) » 

Le compagnonnage avec les pauvres, en particulier avec eux qui sont victimes d’un ordre social et économique injuste, nous appelle à nous engager dans un véritable combat contre toutes ces structures économiques et sociales qui génèrent l’injustice et la misère.

Pour ce qui concerne mon ministère passé d’aumônier de prison, il est évident que cette proximité des prisonniers m’a amené, dans les dialogues que nous avions ensemble dans leur cellule, à découvrir le monde de leur enfance. Ils viennent souvent d’un milieu marqué par le chômage des parents, la misère, des logements dégradés, des familles délabrées, la carence des points de repère éducatifs qui ont généré la délinquance.

Un jeune qui était retombé une cinquième fois en prison pour usage et trafic de stupéfiants et à qui je demandais comment il comptait s’en sortir m’a répondu un jour : « J.F., trouve-moi une raison de vivre dans le quartier où j’habite ! »

Si je ne donne pas, dans mon ministère d’aumônier, toute mon attention à ce milieu d’où ils viennent et si je ne contribue pas d’une manière ou d’une autre, à trouver avec eux un chemin de réinsertion sociale et professionnelle à leur sortie de prison, si je ne lutte pas contre toutes les stigmatisations dont ils peuvent faire l’objet après leur incarcération, la présentation du message de bonne nouvelle et de libération que leur adresse le Christ à l’aumônerie ne peut pas être reçu.

C’est ce qui m’a amené, après ces trente trois ans de service dans l’aumônerie de prison à créer cette association « ETINCELLE » pour aider les sortants de prison dans leur démarches de réinsertion et pour sensibiliser la société civile à ces processus si délicats.  

 

Il ya donc dans cette relation avec les personnes en statut précaire place pour un engagement à leurs côtés.

Cet engagement nous appelle à faire l’analyse de la situation économique, politique et sociale qui est génératrice de cette précarité.

Il nous implique dans un combat persévérant contre toutes les formes d’oppression qui maintiennent ces personnes dans les « sous-sol » de l’humanité.

Il nous invite à nous mettre sans cesse à l’école des pauvres car ce sont eux qui, à partir de leur situation, avec leur langage propre, nous disent quels sont les chemins de leur propre libération.

 

  1. Les pauvres nous appellent à la patience et à la fidélité dans nos engagements à leurs côtés.

Jésus lui-même a connu l’épreuve de la fidélité dans son alliance avec les pauvres.

A un moment donné, il s’est rendu compte que cette relation avec les exclus de son peuple pouvait le conduire à une confrontation avec les pouvoirs politiques et religieux de son temps qui n’acceptaient pas sa mission.

Il a fait aussi l’expérience de la versatilité des personnes qui l’avaient suivi.

Cette même foule qui l’a acclamé à son entrée à Jérusalem a été capable de se retourner contre lui au moment de son procès.

Ses disciples eux-mêmes ont voulu l’empêcher de prendre le risque du don de sa vie.

Ais dans la fidélité à l’amour du Père et de ces hommes à qui il avait été envoyé, il a été jusqu’au bout.

Il a résisté à toutes les tentations du pouvoir, de la domination sous toutes ses formes, de la recherche du succès populaire.

Il a maintenu ce choix de la pauvreté et du don de soi.

Et nous dit l’Evangile, « il prit résolument le chemin de Jérusalem » (Lc. 9,51)

 

Dans ce compagnonnage avec les pauvres, il arrive que nous fassions l’expérience de l’épreuve et de la contradiction.

Cette épreuve peut venir de nous, à cause de la fatigue, du doute qui s’insinue en nous sur le bien-fondé de notre engagement, ou encore d’une impression d’échec dans la solidarité avec les pauvres.

Elle peut aussi venir du caractère risqué de notre engagement et du danger ou de la violence qui s’approchent, ou d’un sentiment de solitude…

Elle peut aussi survenir lorsque les pauvres eux-mêmes que nous avons accompagnés sur le chemin de leur relèvement sont sujets à des rechutes et semblent de nouveau terrassés par la fatalité.

Il peut arriver que nous soyons nous aussi tentés de baisser les bras !

 

Un  jour, des amis m’ont appris qu’un jeune que j’avais soutenu dans son combat pour une véritable libération de la drogue au cours d’une longue cure de désintoxication était retombé dans l’addiction.

C’était la 5ème fois qu’il connaissait une rechute.

J’ai eu le malheur de dire à ces amis qui m’avaient appris la nouvelle : « Cette fois je baisse les bras ! »

Ce jeune est ensuite venu me dire : « Si tu savais le mal que cela m’a fait quand j’ai appris que toi aussi tu baissais les bras ! »

C’est ce que j’appelle le péché contre l’espérance !

Les pauvres nous provoquent à la fidélité et à la patience, au-delà des retombées, des désespoirs, des angoisses qui peuvent les blesser et même les emporter.

 

Il ya une spiritualité du « Stabat mater » qui s’apparente à la fidélité de Marie qui s’est tenue debout au pied de la Croix alors qu’il n’y avait apparemment plus rien à faire et que son fils était en train de mourir sous les sarcasmes de cette foule qu’il avait tant aimée !

Seule notre foi en la Résurrection du Christ, en un amour plus fort que les misères et les souffrances qui peuvent s’abattre sur nos frères les plus pauvres, peut nous aider à tenir auprès d’eux et à demeurer « espérant contre toute espérance » comme noue y invite saint Paul dans l’Epitre aux Romains (Ro. 4, 18)

 

 

 

  1. Les pauvres nous introduisent dans le Mystère pascal avec le Christ.

Finalement, le compagnonnage avec les pauvres peut nous amener à vivre jusque dans notre chair ce chemin pascal que le Christ a tracé pour nous entraîner dans sa Résurrection.

Nous retrouvons ainsi les mots du Pape Jean-Paul II Dans l’encyclique Sollicitudo Rei Socialis :

« A la lumière de la foi, la solidarité tend à se dépasser elle-même, à prendre les dimensions spécifiquement chrétiennes de la gratuité totale, du pardon, de la réconciliation.

Alors le prochain n’est plus un être humain avec ses droits et son égalité fondamentale à l’égard de tous, mais il devient l’image vivante de Dieu le Père, racheté par le sang du Christ et objet de l’action constante de l’Esprit Saint.

Il doit dons être aimé, même s’il est un ennemi, de l’amour dont l’aime le Seigneur, et l’on doit être prêt au sacrifice pour lui, même au sacrifice suprême : « Donner sa vie pour ses frères »(1 Jn. 3,16)

Les moines de Tibhirine nous ont donné un signe éclatant de cette solidarité jusqu’au don de leur vie.

Au jour le jour, dans cette fraternité difficile avec ce petit peuple algérien soumis à la peur et à la violence de la guerre civile au milieu duquel ils habitaient, ils ont tracé le chemin du don de soi.

Ils ont voulu demeurer frères de tous, refusant de choisir entre les « frères de la plaine » (les soldats de l’armée algérienne) et les « frères de la montagne » (ceux que l’on appelait ‘les terroristes’) qui s’opposaient sous leurs yeux de manière impitoyable.

Dans une contemplation assidue de leur Seigneur et Maître Jésus-Christ crucifié et ressuscité, et dans ce long travail intérieur de la prière en eux, ils ont appris à dépasser leurs peurs, à faire le choix de rester ensemble aux côtés de ce peuple de pauvres avec qui ils avaient fait alliance, à se dépouiller peu à peu de tout ce qui pouvait entraver l’amour et à s’abandonner avec confiance entre les mains de ce Dieu qui ne cesse de nous dire par la bouche du Christ « qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. »

 

Nous aussi, dans la mesure où nous avons fait ce choix définitif de lier notre vie à celle des pauvres, nous nous laissons conduire et façonner par eux.

Peu à peu, nous sommes entraînés sur le chemin du partage de leurs joies, de leurs peines, de leurs espoirs, de leurs combats…

Nous lions notre vie à a leur.

Nous passons comme eux par les obscurités de la peur, de l’inquiétude pour le lendemain, de l’expérience de nos limites et de notre fragilité.

Mais nous sommes aussi portés par la grâce qu’ils nous font de nous accueillir comme leurs frères et sœurs.

C’est d’eux que nous apprenons jour après jour à donner notre vie comme le Christ.

C’est aussi d’eux que nous recevons parfois les paroles d’espérance au cœur de nos fragilités.

Comme Jésus qui, avant de remettre son souffle entre les mains du Père, a reçu du bon larron crucifié à ses côtés, ce reflet avant-coureur de la résurrection en laquelle il passait : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. » (Lc. 23,42)

Voilà tout ce que nous pouvons à mon sens recevoir du compagnonnage avec les pauvres si nous faisons nôtre cette parole de Diaconia :

« Ensemble osons le changement d’attitude au sein de nos communautés chrétiennes pour que les pauvres y tiennent toute leur place. » 

 

8 mai 2017

Jean-François BERJONNEAU

Prêtre du Diocèse d’Evreux

 

Retour à l'accueil