Sœur Véronique Margron : « L’heure est à la raison et à la passion pour éviter le désastre »
04 mai 2017PRESIDENTIELLE : LETTRES AUX ELECTEURS CHRÉTIENS
Face aux inquiétudes des chrétiens avant le second tour de la présidentielle, « La Croix » a sollicité le point de vue de dix personnalités intellectuelles chrétiennes. Sœur Véronique Margron est théologienne.
Notre pays souffre. Il ne sait plus où donner de la tête. Il est inquiet jusqu'à l'angoisse. Celle du terrorisme aveugle et toujours lâche, celle du déclassement, celle de voir ses enfants plus en difficulté que soi-même, celle de ne plus savoir comment se raccrocher à ses valeurs sans passer pour un ringard ou un réactionnaire. Jusqu'à la crainte de ne plus reconnaître qui nous sommes vraiment, tant la cohabitation des mœurs et des cultures a bien du mal à faire une nation, à nous tourner ensemble vers le bien commun et à nous ouvrir encore à l'avenir.
Nous sommes perdus. Et certains parmi nous bien plus que d'autres. Toutes celles et ceux qui se vivent - à juste raison si souvent - comme délaissés et mis au ban de nos sociétés techniciennes, anonymes, où seuls les suffisamment forts paraissent pouvoir s'en sortir. Non les courageux, les lève-tôt, mais les forts par la naissance, l'argent, la culture, la chance. « Entre les candidatures du Front national et d'En marche ! il n'y a rien à comparer » Mais alors oui, que nous arrivent-ils, si nous nous mettons à comparer ce qui ne se compare pas. Car entre les candidatures du Front national et d'En marche ! il n'y a rien à comparer. Comparer est déjà de trop. C'est faire comme si cela était normal, correct. Comme chrétienne, je ne peux me résoudre à mettre en colonne les deux programmes et cocher pour chacun les réponses qui m'apparaissent cohérentes avec ma foi, avec l'Evangile, avec ma tradition catholique. Car l'extrême droite prône et prônera toujours la haine de l'autre, l'exclusion, la peur. C'est ce terrain qui la fait fructifier. Elle n'est pas là pour répondre aux désarrois de millions de Français qui s'épuisent à survivre de jour en jour. Elle est là pour s'en nourrir. Car ce qui la tient haut dans le pays, c'est avant tout la colère, le sentiment de délaissement, d'injustice que l'extrême droite manipule à l'envi, avec un savoir-faire consommé de longue date fait de mensonges, de fausses nouvelles, de menaces.
Aucun programme ne saurait être estampillé chrétien
Je repense à la campagne du Secours catholique, « Liberté Egalité sans préjugés ». Il s'agit de combattre chaque préjugé : « Les migrants sont plus aidés que les Français » ; « Les chômeurs sont des glandeurs » ; « Les pauvres sont des fraudeurs »... Œuvre essentielle d'engagement en faveur des plus fragiles, sans distinction de culture, d'origine. Juste des femmes et des hommes, tous égaux en dignité, de la même humanité. Quand certains veulent interdire les douches et les distributions de repas aux réfugiés, font croire qu'on traverse l'Afrique pour le RSA, et cherchent ainsi à dresser les pauvres contre les pauvres, nous voulons que la transformation de notre pays soit fraternelle, juste et hospitalière. Là est le cœur du christianisme, le cœur de l'Evangile. Là est aussi l'intérêt de tous et de chacun pour fonder un monde habitable et durable. Il ne s'agit pas de donner un blanc-seing à M. Macron. Ni de ne pas questionner son programme, et spécialement les questions éthiques. Les chrétiens - et d'autres avec eux - sauront être ici vigilants et mener un débat démocratique. Aucun programme d'ailleurs, pas plus hier qu'aujourd'hui, ne saurait être estampillé chrétien. La question de ce jour n'est donc pas de savoir si nous adhérons à son projet. Moins encore à tout son projet. Mais aujourd'hui il s'agit d'une digue, sa cassure peut nous emporter. Tous. « Mais qui est mon prochain ? » L'éthique chrétienne repose sur une alliance. Une alliance initiée par Dieu, sauveur et créateur. Un Dieu qui fait alliance avec toute l'humanité en Noé. Un Dieu qui entre en conversation avec l'humain, dès les commencements. Souvenons-nous encore du récit du bon Samaritain (Luc 10, 25-37) « Mais qui est mon prochain ? » Jésus ne répond pas par une définition, mais par une histoire : Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Seul un hérétique, un Samaritain, s'arrête, pris aux entrailles. C'est donc l'étranger qui va ramener le blessé vers la vie. C'est lui qui fait de l'homme blessé son prochain. Du plus lointain son prochain.
Alors, qui « s'est montré le prochain ? », demande Jésus. Désormais le prochain n'est plus une catégorie, mais une dynamique. Celle de s'approcher de l'autre. Et « toi fais de même », propose Jésus à l'homme de la loi. Notre Dieu n'est pas celui de l'exclusion, des barrières ethniques, religieuses ou culturelles, mais de la rencontre, de la sollicitude, de l'ouvert. Du creux de ma foi, impossible de choisir un parti xénophobe, quelle que soit sa tenue de camouflage. « Un parti qui prône le repli « identitaire » ne peut être considéré comme acceptable »
Soulignons enfin que le discernement ne s'opère pas entre un bien et un mal. Car dans ce cas il n'y a pas de question à se poser, pas de dilemme à affronter, car on choisit le bien. Le dilemme est entre deux biens, ou entre deux positions, où nous cherchons quelle est la meilleure, la plus juste, la plus humaine. Ainsi ne peut-on dire que le choix de l'extrême droite - y compris par l'abstention ou le vote blanc - représenterait un moindre mal. Un parti qui prône le repli « identitaire », l'injure, qui jette une suspicion calamiteuse sur des traditions religieuses multiséculaires ou encore qui reconstruit l'histoire et méprise la vocation universelle de la France, ne peut être considéré comme acceptable.
En cette heure décisive pour notre pays, à commencer pour les plus en difficulté parmi nous, et pour l'Europe, l'heure est à la raison et à la passion pour éviter le désastre. Raison et passion supplient de concert de ne pas fracasser la maison commune. Nous n'en avons pas de rechange. Notre réplique à la violence, à l'intransigeance, sera dans la hauteur de notre engagement à poursuivre l'aventure difficile et toujours insatisfaisante de la démocratie. Mais c'est bien là le seul régime politique qui vaille, considérant chacun d'égale dignité que tout autre.
Véronique MARGRON
Repères
Véronique Margron
Théologienne moraliste, ancienne doyenne de la faculté de théologie d'Angers, Sœur Véronique Margron, née en 1957 à Dakar (Sénégal), est diplômée du service de la protection de la jeunesse en 1981 et a travaillé avec de jeunes délinquants pendant six ans.
Entrée en 1989 chez les Sœurs de charité dominicaines de la Présentation, elle a fait ses études de théologie à l'Institut catholique de Paris et, après avoir travaillé sous la direction du théologien salésien Xavier Thévenot (1938-2004), a soutenu une thèse de doctorat en théologie morale sous la direction du Père Bruno Cadoré. Elle a été élue en novembre 2016 présidente de la Conférence des religieuses et religieux en France.