En 2017, Guillaume Lebeau publie "Colère de flic", aux éditions Flammarion. © Laurent Villeret

En 2017, Guillaume Lebeau publie "Colère de flic", aux éditions Flammarion. © Laurent Villeret

Depuis douze ans, Guillaume Lebeau est policier à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), une banlieue difficile. Fait très rare dans sa corporation, il a eu le courage de parler à visage découvert lors des manifestations de gardiens de la paix en 2016. Ce policier exemplaire se confie davantage encore dans un livre fort qui vient de sortir. Il raconte à Pèlerin les avanies de son quotidien, mais aussi sa passion du métier.

Comment expliquez-vous l’explosion de colère chez tant de policiers depuis un an ?

Guillaume Lebeau : Par l’accumulation de plein d’éléments, dont le manque de moyens. Depuis que je travaille à Gennevilliers, nous n’avons jamais reçu de bélier pour enfoncer les portes. Des collègues en ont donc fabriqué un à partir d’un poteau de stationnement sur lequel nous avons soudé deux arceaux. Je l’ai pris en photo, sinon les gens ne me croient pas. (Il nous le montre sur son téléphone.)

En février, un inspecteur a examiné mon gilet pare-balles et m’a dit qu’il fallait le changer. Il a quatorze ans alors qu’il ne doit pas dépasser dix ans. J’attends toujours le nouveau… Il nous est aussi déjà arrivé de nous éparpiller dans une cité pour arrêter plusieurs personnes. Mais comme les radios fonctionnent mal, on n’arrive plus à se retrouver. On passe des minutes entières à se chercher, alors que nous évoluons en milieu hostile.

Il y a quelques années, nous étions seize dans notre brigade anticriminalité (BAC). Nous sommes dix, désormais. Nous avons perdu un tiers des effectifs. Toutes les brigades sont à sec. Quand j’étais à police secours, nous avions deux véhicules pour une nuit. Aujourd’hui, il y a une seule voiture de ce type pour quatre communes.

Vous n’hésitez pas non plus à dénoncer le clientélisme qui règne dans la police…

J’ai été délégué syndical, au plus bas de l’échelle. Je ne bénéficiais pas d’heures de détachement. Et j’ai été très déçu de voir le fonctionnement des syndicats. Au point de rendre ma carte. Ils consacrent une part trop importante de leur temps aux mutations ou aux promotions, sur lesquelles ils ont un pouvoir important. Cela se fait au détriment de la défense de nos conditions de travail.

Tout cela crée du clientélisme. On est obligés de se syndiquer pour progresser. Pourquoi pensez-vous que la moitié des policiers sont syndiqués ? J’ai mis cinq ans à obtenir le poste de brigadier auquel j’avais droit. D’autres l’ont obtenu bien avant, sans même devoir passer l’examen ! Ces injustices profondes découragent les collègues. Ce ne sont pas les plus méritants qui sont récompensés.

Vous déplorez aussi l’absurdité de certains ordres. Lesquels ?

Par exemple, des notes de service nous interdisent de poursuivre un délinquant en voiture ou à scooter, sauf s’il a tenté de tuer ou de blesser quelqu’un. C’est la règle depuis que deux adolescents sans casque, phares éteints et circulant très vite sur une moto, ont percuté une voiture de police en 2007 et sont morts.

La hiérarchie craint que cela se retourne contre la police. Elle ne veut pas réveiller les tensions. Lorsque des gens nous appellent parce que des personnes en motocross ou en quad foncent sur les trottoirs ou prennent des sens interdits, nous ne pouvons donc rien faire. La hiérarchie nous interdit par radio de les prendre en chasse. Un policier qui n’a pas le droit de poursuivre un délinquant, c’est absurde !

Un policier qui n’a pas le droit de poursuivre un délinquant, c’est absurde !

Certains nous font parfois des doigts d’honneur. Nous les poursuivons un peu, mais nous sommes obligés d’arrêter très vite.

Comment vivez-vous avec la peur ?

C’est un sentiment obligatoire pour tout policier. Ceux qui ne la ressentent pas peuvent devenir dangereux. Elle nous permet de mieux analyser la situation.

De mon côté, je garde toujours mon arme près de moi, comme la loi nous l’autorise depuis les attentats. Du reste, le code déontologique de la police stipule que le policier ne doit jamais être en repos mais prêt à intervenir 24 heures sur 24.

Pour autant, je n’ai jamais utilisé mon arme. J’ai failli le faire une fois. Et cela aurait été une bavure. Je me trouvais en mission près d’un point de vente de stupéfiants. Un homme bien connu de nos services arrive. Il fait nuit noire. Il nous voit et mime le geste de braquer un pistolet vers nous. Il hurle : « Je vais vous fumer ! » On hésite à répliquer, on lui parle et on calme les choses.

On finit par se rendre compte qu’il n’avait rien dans les mains. Si j’avais tiré, je serais encore en prison aujourd’hui. On est toujours sur le fil du rasoir. Chaque matin, nous partons au travail sans savoir si nous rentrerons.

Ma femme ne cesse de me répéter qu’elle aimerait que j’arrête ce métier.

La semaine du 6 novembre, six policiers et deux gendarmes se sont suicidés. Comment faites-vous pour ne pas craquer ?

J’en ai tellement vu que j’ai acquis la faculté de vite passer à autre chose. J’ai aussi une vie familiale stable, avec une compagne et une petite fille. Mais ma femme ne cesse de me répéter qu’elle aimerait que j’arrête ce métier. Elle a peur pour moi. Elle me dit aussi : « Vous prenez des risques fous pour une institution qui ne vous respecte pas. » Je lui réponds que je ne le fais pas pour cette institution mais pour les citoyens.

Un jour, avec mes collègues, nous avons rapidement évacué un immeuble touché par une fuite de gaz, qui a tué une petite fille. Nous avons aussi sauvé une personne qui s’était évanouie dans son appartement en feu. J’ai reçu deux médailles pour ces actes.

Une autre fois, nous avons interpellé deux personnes qui venaient de casser la vitre d’une automobiliste pour lui voler son sac. Elle nous a envoyé une lettre et un gâteau pour nous remercier ! Nous y sommes toujours très sensibles.

J’ai aussi de la chance de travailler avant tout avec une bande de potes. Nous pouvons compter les uns sur les autres. La police devient souvent une famille de substitution, car beaucoup de gardiens de la paix viennent de province et sont déracinés. Je n’ai pas toujours le sentiment de travailler lorsque je suis en mission.

Comprenez-vous la défiance de certains envers les policiers, il est vrai pas toujours très cordiaux ?

Non. Je la trouve absurde. Nous ne demandons pas que tout le monde nous fasse des câlins, mais de là à nous détester… Nous sommes là pour aider, protéger, pas pour faire du mal.

Nous sommes là pour aider, protéger, pas pour faire du mal.

On nous accuse parfois de racisme. Je n’ai jamais arrêté une personne juste parce qu’elle était noire. On ne contrôle pas les gens par plaisir. Nous agissons toujours dans un cadre d’intervention précis et devons justifier nos actes. Le plus souvent, nous arrêtons des personnes parce qu’elles se trouvent sur un lieu de tapage et que des voisins se sont plaints, ou parce qu’elles se trouvent à proximité d’endroits où l’on vend de la drogue.

Beaucoup de personnes pauvres pensent qu’on ne peut pas comprendre ce qu’elles vivent. C’est pourtant le cas. Peu de mes collègues ont grandi dans des milieux favorisés. Ma mère était elle-même célibataire et sans travail. Je n’ai pas connu mon père. Nous savons ce que signifie l’inégalité des chances. Pourtant, nous ne sommes pas délinquants et avons trouvé notre place dans la société. Si certains policiers se montrent parfois brusques, cela s’explique en partie par la politique du chiffre instaurée par la hiérarchie.

Malgré mes bonnes notes, on m’a déjà reproché d’avoir une « activité contraventionnelle trop faible ». Le collègue qui doit passer une journée entière à faire du chiffre, qui a un nombre minimum de contraventions à coller, il ne discutera pas, ne sera pas conciliant car il n’a pas le temps.

Pourtant, j’aimerais faire davantage de prévention et moins de répression. Une police du quotidien serait une très bonne chose. Mais comment la monter alors que nous sommes déjà en sous-effectif partout ?

Vous avez été convoqué par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) pour avoir parlé à visage découvert. Le regrettez-vous ?

Je ne regrette rien. Je veux que les citoyens aient toutes les cartes en main pour juger de la légitimité ou non de notre colère.

À l’IGPN, mon dossier a été classé sans suite. Jusque-là, j’avais toujours eu de bons rapports d’évaluation. Je suis un peu le bon élève qui se rebelle !

Depuis que je suis passé à la télévision, certains délinquants me reconnaissent et me parlent. Ils sont presque contents d’être arrêtés par une personne connue. Certains me reprochent même de trop parler de l’insécurité dans une cité rivale et pas assez de la leur ! (Rires.)

Pierre Wolf-Mandroux

Le Pèlerin n°7045 du jeudi 7 décembre 2017 pages 4-7

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