« N'oublions pas Tibhirine », Interview de Jean-Marie Lassausse, prêtre de la Mission de France, dans « La Croix »
12 janv. 2018« Les Algériens qui visitent Tibhirine nous demandent de rester à leurs côtés »
Prêtre et agronome, Jean-Marie Lassausse a vécu de 2001 à 2016 au monastère de Tibhirine, en Algérie, désormais repris par la Communauté du Chemin-Neuf.
Dans son livre-témoignage - N'oublions pas Tibhirine : quinze ans avec les martyrs de l'Atlas (Bayard, 178 p., 16,90 €) - il raconte ses années au monastère, à la fois exploitation agricole et lieu d'accueil.
Vous avez vécu de 2001 à 2016 au monastère de Tibhirine en Algérie, là où sept moines cisterciens ont été enlevés puis tués pendant la décennie noire. Quelle est selon vous la vocation de ce lieu très spécial ?
Jean-Marie Lassausse : Pour reprendre l'expression de Mgr Pierre Claverie (NDLR : ancien évêque d'Oran, assassiné en 1996), le monastère de Tibhirine fait partie de ces « plateformes de rencontre » animées par l'Église en Algérie. Pour cette raison, la porte doit toujours rester ouverte à tous ceux qui se présentent : visiteurs algériens ou étrangers, retraitants etc. Je rêve qu'un jour cette vocation puisse se renforcer, que l'on puisse y organiser des colloques, des expositions... Pour cela, il faudrait que, comme la population locale, les autorités algériennes voient ce lieu non comme un danger mais comme une chance.
Comment vit le monastère depuis le départ des moines ?
J-M. L. : La première dimension de ce lieu est agricole : le monastère possède encore 8 hectares. Leur exploitation, que j'ai poursuivi avec l'aide de deux salariés, est la branche sur laquelle repose l'économie du monastère. Et c'est aussi le moyen d'être en lien avec nos voisins : comme eux nous subissons les aléas climatiques, les cours catastrophiques des fruits et légumes.
Assuré par des volontaires, l'accueil des visiteurs et des retraitants est une autre dimension fondamentale à Tibhirine. 90 % de nos visiteurs sont des Algériens, beaucoup ont un membre de leur famille qui a été soigné par frère Luc, le médecin du monastère, d'autres viennent pour la beauté du lieu, en touristes. C'est l'occasion pour eux de rencontrer un étranger et - selon leur expression - un « homme de Dieu ». Nous parlons de leur vie, de leurs soucis, de leur souhait aussi de renouer avec cette période pendant laquelle « chrétiens et musulmans s'entendaient bien ».
Enfin, et c'est essentiel, le monastère est aujourd'hui encore un lieu d'Église repéré comme tel : les Algériens savent que nous y prions, que nous y célébrons, que le dimanche est un jour particulier pour nous. Très souvent, en remontant du cimetière, après avoir vu les tombes des moines, ils nous disent de « tenir bon », de « persévérer », et de « rester à leurs côtés ».
Vous aviez vécu auparavant en Tanzanie puis en Égypte. Qu'avez-vous appris en Algérie, et spécialement à Tibhirine, comme chrétien et comme prêtre ?
J-M. L. : J'ai d'abord une immense reconnaissance pour ceux qui m'y ont précédé et qui m'ont laissé un si bel héritage. En quinze ans, je n'ai jamais entendu un commentaire négatif sur les moines, que ce soit au village ou dans la région de Médéa : les « babass » comme les gens les appellent ont laissé un témoignage d'amitié qui suscite, aujourd'hui encore, la vénération. « Ils nous aimaient », répètent ceux qui les ont connus.
Plus largement, j'ai découvert qu'une présence isolée en milieu musulman ne peut se vivre qu'au prix d'un travail, qu'il soit associatif ou autre. Bien sûr, nous sommes là pour la prière mais il nous faut aussi une porte d'entrée dans la société. À la différence de la Haute-Egypte, où je vivais surtout au milieu des coptes, j'ai expérimenté à Tibhirine la vie quotidienne avec des musulmans. Comme les moines, j'ai eu la joie de vivre la vie du village, de participer aux mariages et aux obsèques, et finalement d'être accepté comme un « ibn balad », un enfant du pays.
Bien sûr, la foi des musulmans que j'ai côtoyés m'a aussi profondément remué : j'ai rencontré des musulmans vraiment croyants et vraiment respectueux du « Dieu des chrétiens ». Cet esprit de convivialité doit se développer en Algérie mais aussi en France. Nous devons susciter des « petits Tibhirine » pour permettre la rencontre autour d'activités les plus simples, les plus quotidiennes.
Quel est le sens à vos yeux de la béatification des sept moines et des douze autres martyrs chrétiens de la décennie noire (dont Pierre Claverie) ?
J-M. L. : Le processus arrive à son terme et ces dix-neuf martyrs devraient être bientôt reconnus bienheureux par l'Église, en solidarité avec les 200 000 victimes algériennes des années de braise. J'y vois une étape dans le processus de réconciliation et de pardon pour l'Algérie.
Je pense aussi que l'Église catholique propose par là à ses fidèles des exemples de femmes et d'hommes restés fidèles jusqu'au bout à la mission de solidarité avec le peuple algérien qu'ils avaient reçue de Dieu. Ce n'est pas quand le bateau tangue qu'on le quitte ! Ces moines, ces religieux et religieuses étaient des hommes comme nous, des gens ordinaires : en reconnaissant le témoignage qu'ils ont donné dans leur vie toute simple, l'Église nous rappelle que nous sommes tous appelés à la sainteté.
Recueilli par Anne-Bénédicte Hoffner