Brésil : sortir du gouffre ?

Dans la lettre du Pôle Amérique Latine, du Service National de la Mission Universelle de l'Eglise, Pierre CHOVET, prêtre Fidei Donum, nous aide à y voir plus clair dans la situation du Brésil aujourd'hui.

 

Depuis près de deux ans le Brésil est pris dans une spirale de turbulences dont il peine à se sortir. C’est la stabilité de ses institutions, la santé de son économie et sa cohésion sociale qui sont affectées, alors que le pays venait de vivre une quinzaine d’années de croissance avec tous les indicateurs plutôt au beau fixe, une diminution des inégalités et un rayonnement grandissant tant au plan continental qu’international. Comment la mécanique s’est-elle enrayée et comment le pays pourra-t-il s’en sortir ? Si critique que soit la situation, nous ne pouvons oublier que le Brésil est un grand pays encore plein d’atouts (c’est pour cela qu’il attire les convoitises !) et avec une grande capacité de résilience. Pour autant son avenir n’est pas joué d’avance ! 

Le Brésil : un pays bien mal connu des Français

À dire vrai, c’est un pays bien mal connu des Français, sorti de quelques clichés, de quelques informations épisodiques et parcellaires de nos grands médias, peu ou pas informés par des sources rarement diversifiées ou de première main. Ce qui m’a toujours frappé c’est de constater que les gens, en général, pensent connaître le Brésil et comprendre ce qu’il s’y passe, parce qu’ils ont entendu l’une ou l’autre brève au détour d’un journal télévisé ou radiophonique ! Un ami professeur d’université me confiait que l’Amérique latine ne fait plus « tendance », les cours universitaires qui lui sont consacrés sont réduits à la peau de chagrin ! C’est significatif ! 

 

Même en ayant vécu plusieurs années dans ce pays comme fidei donum et en suivant encore régulièrement en langue originale, l’actualité et les diverses analyses faites sur place, il n’est pas toujours facile de comprendre ce qui se cache sous les événements et derrière les manoeuvres politiciennes. Il y a ce qui est dit, mais il y a surtout les non-dits et qui a intérêt à ne pas dire ou à saturer l’actualité avec des banalités ! Par derrière il y a la question du contrôle des médias de masse au Brésil, surtout par le groupe Globo qui a joué un grand rôle en faveur de la destitution et par quels canaux ces informations, peu ou pas vérifiées, nous arrivent en France ? 

Le procès en appel de l’ex-président Lula en pleine course électorale

En janvier, je suis retourné au Brésil où j’ai pu sentir un peu plus de l’intérieur la situation du pays et celle de l’Église, au moment où deux événements de première importance étaient en cours : le procès en appel de l’ex-président Lula en pleine course électorale et la 14ème Rencontre Inter-ecclésiale des CEBs ((rencontre nationale des Communautés Ecclésiales de Base), après l’ouverture de l’année du laïcat à l’automne 2017. 

 

L’ex-président Lula est accusé d’avoir reçu en pot de vin, quand il était au pouvoir, un appartement de luxe, pour favoriser l’entreprise BTP Odebrecht sur des chantiers de la Compagnie nationale pétrolière Petrobras. Ces accusations sont portées par un juge fédéral du Paraná, Sergio Moro, sur la base de « convictions » mais en l’absence de véritables preuves, en marge de l’opération « Lava Jato » qui a défrayé la chronique et a commencé de dérouler une véritable pelote. C’est ainsi qu’ont été envoyés derrière les barreaux un bon nombre de politiques et de dirigeants de grandes entreprises ou de banquiers. Quelque chose qui serait difficilement imaginable en Europe ! Mais les institutions politiques et judiciaires sont gangrenées à un tel point qu’il paraît difficile d’enrayer le phénomène. 

 

Les délations de la part de prévenus, en échange de remise de peine, permettent régulièrement d’étaler dans la presse de longues listes de personnalités, accusées d’avoir reçu des pots de vin. C’est ainsi qu’en avril 2017 sortait la fameuse liste fournie par Rodrigo Janot, procureur-général de la République, prenant par surprise le rapporteur du Lava Jato* Edson Fachin. Y étaient cités pas moins de trois anciens présidents de la république (dont le prédécesseur de Lula, qui à ce jour n’a pas été inquiété !) six ministres du gouvernement en place, et pas moins de 70 députés et sénateurs fédéraux, tous partis confondus… Le président en exercice Michel Temer a même été l’objet de plusieurs inculpations par Janot qui l’accuse d’avoir été la cheville ouvrière d’un « réseau de corruption en bande organisée ». Dix mois plus tard, il n’y a toujours pas de suite … sauf pour Lula ! et le procureur général a été remplacé par un autre, plus accommodant pour les personnalités en place, et la machine peut continuer de tourner ! Malgré tout, le président Temer cumule les records d’impopularité (seulement 3 % d’approbation). En février, lors du célèbre carnaval de Rio, une école de samba a obtenu le deuxième prix, elle le représentait sous forme d’un gros vampire avec l’écharpe présidentielle ! Devant l’énorme répercussion dans les réseaux sociaux le défilé d’honneur a été censuré et le vampire n’a pu défiler qu’à la condition d’ôter l’écharpe présidentielle ! Une mesure qui rappelle les années sombres de la dictature militaire qui sont souvent rappelées ici ou là, en nostalgie ou en menace, en ces temps d’instabilité ! 

 

En fait, toutes ces enquêtes judiciaires font beaucoup de bruit, mais il y a peu de suite… Qui sera poursuivi et qui sera absout (affaire classée sans suite pour absence de preuves), cela dépendra des affinités politiques et de la proximité avec le pouvoir. Ainsi la justice sera plus ou moins véloce, aura recours à des mesures accélérées ou d’exception, comme pour juger Lula avant les échéances électorales. Certains analystes parlent même de « persécutions » le concernant. C’est une véritable course contre la montre pour l’empêcher de se présenter aux élections présidentielles en octobre, car il caracole en tête dans les sondages, loin devant un candidat d’extrême droite, Bolsonaro, alors que les deux poids lourds de la droite de gouvernement sont largement distancés. 

 

Lula s’est déjà fait retirer son passeport et a été empêché de se rendre en Éthiopie à un congrès de la FAO pour y exposer son expérience reconnue en matière de programme de lutte contre la faim. Tous ses comptes personnels ont été bloqués par le juge Moro, au point qu’il est obligé d’emprunter pour survivre, alors que d’autres prévenus ou incarcérés notoires n’ont pas de comptes bloqués, bien que largement appointés par les fruits de la corruption ! Mystère d’une justice à géométrie variable sous influence politique. Le juge Moro a du mal à cacher ses affinités avec le PSDB, l’éternel perdant des élections depuis 15 ans, qui a mené la cabale pour destituer Dilma Rousseff. Sans parler de ses affinités notoires avec le « grand frère du Nord » l’oncle Sam ! 
 

En septembre dernier la célèbre ONG anglaise OXFAM révélait que 6 milliardaires brésiliens cumulaient à eux seuls un revenu équivalant à celui de la moitié des Brésiliens et que les 5 % les plus riches cumulaient jusqu’à 95% de la richesse nationale ! De quoi faire réfléchir les plus dubitatifs !

En fait, ces deux ans ont été mis à profit pour engager, à un rythme accéléré et sans concertation, des réformes de grande envergure pour mettre en place un plan d’austérité drastique sur tous les budgets sociaux afin d’enrayer la crise économique. En fait c’est le contraire qui se produit. Ce sont les plus pauvres qui paieront la note, comme l’a dénoncé la Conférence des évêques du Brésil (CNBB) ainsi que la Conférence des religieux et religieuses du Brésil (CRB). C’est tout le pacte social qui est remis en cause, les budgets de l’éducation et de la santé sont gravement amputés, pendant que les politiques et les magistrats s’octroient de juteuses augmentations à deux chiffres. 

 

En ce moment est dénoncé dans les médias la fameuse « allocation logement » octroyée depuis 2014 aux principaux magistrats du pays, représentant cinq fois le smic dont ne bénéficient pas la moitié des Brésiliens qui n’ont pas d’emploi déclaré. Sans compter une aide alimentation et un budget livres ! Le juge Moro lui-même bénéficie de toutes ces allocations alors qu’il habite à deux pas du tribunal ; il dépasse même le plafond légalement autorisé toutes allocations confondues. Deux poids, deux mesures ! C’est le retour au Brésil colonial, la séparation entre la « casa grande et la senzala (la baraque des esclaves) ». Les inégalités qui avaient commencé de se réduire pour 50 millions de Brésiliens sont de retour. En septembre dernier la célèbre ONG anglaise OXFAM révélait que 6 milliardaires brésiliens cumulaient à eux seuls un revenu équivalant à celui de la moitié des Brésiliens et que les 5 % les plus riches cumulaient jusqu’à 95% de la richesse nationale ! De quoi faire réfléchir les plus dubitatifs ! 

 

En corollaire à ce retour en arrière, la législation a été assouplie concernant la lutte contre le travail esclave, la préservation des territoires indigènes, la déforestation illégale. Tout ceci pour contenter la « bancada ruralista » une coalition qui transcende les partis et regroupe les mouvances conservatrices, agrariennes et évangéliques fondamentalistes. Une coalition stigmatisée comme celle des 3 B (boeuf, balle et Bible !). 

 

Plus grave encore, « on brade les bijoux de famille » (les grandes richesses minières et pétrolières) qui avaient permis au précédent gouvernement d’envisager une amélioration de l’éducation et de la santé. Au lieu de cela, on grave dans le marbre de la Constitution le gel des budgets sociaux et des dépenses publiques pour un délai de 20 ans. Du jamais vu dans le monde ! 

 

Les immenses réserves pétrolières, découvertes récemment dans les grands fonds marins sont bradées à la sauvette aux firmes étrangères « au prix de la banane ». Ce sont les grandes firmes des États-Unis et d’Europe qui se frottent les mains. Difficile de dire que cela se passe en toute transparence ! 

 

Face à ces politiques antisociales, les divers partis, syndicats et mouvement sociaux n’ont pas manqué de réagir, mais ils peinent à mobiliser en masse tellement la population est blasée contre les hommes politiques et la grande corruption. Les classes moyennes découvrent qu’elles ont été flouées par la destitution de la présidente Dilma. Leur condition ne s’est pas améliorée bien au contraire ! 
 

J’ai vu et j’ai entendu les clameurs de mon peuple et je suis venu le libérer. Ex 3,7

Au Brésil, bien que l’État soit laïque, l’Église s’invite volontiers dans le débat social pour dénoncer le sort réservé aux plus pauvres et la manière non concertée et brutale dont les réformes sont envisagées, favorisant les plus riches et concentrant encore plus les richesses. La Conférence des évêques, a soutenu à plusieurs reprises le mouvement populaire contre les réformes de la Sécurité sociale et du Code du travail et a appelé à prendre part à la grève générale qui a bloqué le pays le 26 avril 2017. Elle a été très peu médiatisée, comme on pouvait s’y attendre. En France, qui en a entendu parler ? Un tiers des évêques se sont même impliqués personnellement par des déclarations ou des vidéos qui ne mâchaient pas leurs mots. La Conférence des Religieux/es du Brésil a également dénoncé la brutalité et l’injustice de ces réformes et appelé à soutenir le mouvement de grève. 


Le 26 octobre dernier les évêques de la CNBB déclaraient : 

…Nous déplorons le manque d’éthique qui depuis des décades s’est installé et persiste encore dans les institutions publiques, les entreprises, les groupes sociaux et dans le comportement de nombreux hommes politiques qui trahissent la mission pour laquelle ils ont été élus et jettent ainsi le discrédit sur les activités politiques. Le marchandage pour obtenir des parlementaires l’approbation de projets de lois gouvernementaux est un affront aux Brésiliens. Le retrait des revenus indispensables pour la santé, l’éducation, la consolidation des programmes sociaux et du Système universel de sécurité sociale ainsi que le programme de citernes dans le Nordeste, approfondit le drame de la pauvreté de millions de Brésiliens… Et ils concluaient en invitant la population à espérer contre toute espérance et à s’impliquer pacifiquement pour les transformations dont le pays a besoin. 

 

A la faveur ou hélas à cause des événements ! et devant la dégringolade du pays, l’option pour les pauvres de l’Église du Brésil refait surface. C’est dans ce contexte que la 14° Inter-ecclésiale des CEBs a eu un grand retentissement. Elle s’est déroulée à Londrina (Paraná) du 23 au 27 janvier et a rassemblé près de 4000 participants venus du pays entier et pas moins de 60 évêques. Le thème était : les CEBs et les défis du monde urbain et le logo de l’affiche arborait la citation d’Ex 3,7: J’ai vu et j’ai entendu les clameurs de mon peuple et je suis venu le libérer. Les nombreuses thématiques abordées concernaient l’éducation, la santé, le logement, la mobilité, le pluralisme et le dialogue inter-religieux, les violences urbaines et rurales, l’écologie. 

 

Au terme de la rencontre, les organisateurs concluaient par ce message tonique : 
« Notre mission est de transfigurer une réalité de mort en réalité de vie pleine pour toutes et tous… 
En syntonie avec le pape François, nous sortons de Londrina, avec plus de conviction et d’élan pour suivre « le Chemin » et beaucoup de joie pour évangéliser. Évangéliser à l’intérieur d’une réalité qui crie pour la dignité des fils et des filles de Dieu. Évangéliser signifie, comme l’affirmait le pape Paul VI, aller aux racines des réalités culturelles pour les transformer en accord avec l’Évangile (EN 20). Nous n’allons pas nous taire en face d’une société qui exclue, tue, discrimine et rejette le pauvre et ne reconnait pas le péché qui porte atteinte à la valeur de la personne humaine « image et ressemblance de Dieu ». 

 

Souhaitons pour terminer que l’Année du laïcat porte beaucoup de fruits pour renouveler l’Église et les communautés, conformément aux objectifs : Chrétiens laïcs, acteurs dans une Église en sortie au service du règne ; sel de la terre et lumière du monde. 

 

Et souhaitons au pays de savoir puiser dans ses innombrables talents de résilience pour sortir de l’impasse dans laquelle il est enlisé. 

 

Pierre CHOVET 
Visiteur au Brésil pour le Pôle-Amérique latine.


* Enquête fédérale du Brésil en cours depuis 2014, concernant une affaire de corruption et de blanchiment d'argent impliquant notamment la société pétrolière publique Petrobras. 

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