Vue sur le sanctuaire de Notre-Dame de Santa Cruz, sur les hauteurs d'Oran, lors de la messe de béatification des martyrs d'Algérie, ce samedi 8 décembre  (ANSA)

Vue sur le sanctuaire de Notre-Dame de Santa Cruz, sur les hauteurs d'Oran, lors de la messe de béatification des martyrs d'Algérie, ce samedi 8 décembre (ANSA)

Je reviens de la célébration de la béatification des 19 martyrs d’Algérie à Oran les 7 et 8 décembre, et de la visite à Tibhirine.

Je suis tellement habitée par les trois messages reçus dans ce pays - amitié, fidélité et pauvreté- que je suis heureuse de les partager avec vous.

 

Un pays blessé

 

Mais il convient d’abord de les replacer brièvement dans le contexte de l’histoire récente qui a tant blessé les uns et les autres.

Blessure de l’époque coloniale (de 1830 avec la prise d’Alger à 1962), dont les griefs ne sont pas encore expurgés par tous. En témoigne par exemple le débat qu’il y a eu à l’annonce de la restauration des beaux immeubles du quartier français à Oran.

Blessures des horreurs de la guerre d’indépendance pour les deux « camps », et qui a laissé l’Algérie dans un certain chaos économique et social. Les Français, « pieds noirs », sont presque tous partis. Mais de nombreux prêtres, religieux et religieuses ont répondu à l’appel en 1962 du cardinal Duval, et sont restés.

Blessure des terribles Années noires (du 26 décembre 1991, avec la victoire du FIS aux élections parlementaires - parti islamiste qui voulait instaurer un état islamique -, jusqu’en 2000). « C’était un régime de terreur, témoigne un algérien. On pouvait devoir tuer son père ou sa mère, et le matin, quand on sortait, on trouvait des têtes coupées à sa porte. Le seul moyen de survivre était de se terrer dans le silence et dire : « je n’ai rien vu, je ne sais pas, ce n’est pas moi ». C’est durant ces années qu’ont été assassinés les 19 martyrs chrétiens, mais aussi 114 imams qui s’opposaient à la violence, et que 150 000 à 200 000 Algériens ont été massacrés.

 

Aujourd’hui le maintien du président Bouteflika semble assurer l’ordre.

Les Algériens sont nombreux à aspirer à la paix et au pardon, mais il en est qui cherchent encore la vengeance pour l’assassinat de leurs proches. 

Mêmes positions différentes à propos de la tolérance religieuse. Le gouvernement affiche une volonté de coexistence comme en témoigne l’engagement fort du Ministre des Affaires religieuses, Mohamed Aïssa, qui a été un artisan efficace des célébrations de béatification. Et de plus en plus d’Algériens aspirent à la coexistence pacifique des religions. Mais là non plus, tout n’est pas encore gagné : une jeune algérienne musulmane qui travaille à la Caritas d’Oran témoigne qu’elle est mal vue par certains parce qu’elle travaille avec les chrétiens. 

 

L’avenir dira si les célébrations pour les 19 martyrs chrétiens, auxquelles ont participé de nombreux musulmans, et auxquelles a été associée la mémoire des musulmans assassinés pendant cette période, aura fait avancer la reconnaissance mutuelle dans laquelle beaucoup sont engagés.

 

En clôture de la célébration, Mgr Vesco lança un appel : « Le XXIe siècle ne peut être celui de la concurrence entre les religions », notre priorité à tous c’est « notre maison commune menacée », et tous les migrants « qui cherchent un avenir meilleur ».

Message d’amitié

 

Les religieuses et les prêtres assassinés, les moines de Tibhirine, Mgr Pierre Claverie… tous vivaient une valeur phare : l’amitié avec les Algériens. 

En ouverture de la veillée interreligieuse du vendredi à la cathédrale d’Oran, Mgr Vesco s’appuya sur une phrase de Pierre Claverie - « cette amitié vient de Dieu et conduit à Dieu » - pour définir ce qui serait le fil conducteur de cette célébration.

Ces amitiés, ce n’étaient pas des mots ! Tous ont réellement vécu une amitié et un service de leurs proches algériens. 

 

C’est l’amitié qui a fait ouvrir à frère Luc un dispensaire à Tibhirine où il a soigné pendant près de 50 ans tous les gens de la région de Médéa, y compris des gens du FIS. 

 

C’est l’amitié qui a fait rester sur place les religieux. Mgr Tissier qui fut évêque durant la décennie noire confiait lors de la veillée interreligieuse du vendredi soir : « Je n’ai pas eu à discerner qui devait partir ou rester. Tous disaient : « On ne va pas abandonner nos voisins alors que la situation est difficile… on doit rester avec les gens de notre quartier, pour assumer ensemble la situation ». Sœur Farida qui est restée au cours de ces années, ne s’est jamais demandé si elle devait partir, « C’est ici le lieu de ma mission ». Et elle se souvient de la parole d’un musulman qui était dans le même état d’esprit : « Si je dois être emmené par la violence je l’assume ».

Sœur Chantal, petite sœur du Sacré Cœur qui a vécu avec Sœur Odette, l’une des martyres, et qui a survécu à une blessure, n’a rien changé à sa vie, et assure : « Au fond de toutes ces détresses mon cœur est en paix ».

 

L’amitié était un mot phare pour Pierre Claverie. Lui qui était né à Babel Oued, a vécu longtemps, comme l’a dit Mgr Jean-Paul Vesco, en ouvrant la célébration du samedi à Santa Cruz, « dans une bulle coloniale, sans jamais réaliser que les arabes étaient aussi mon prochain ». Puis il y a eu une conversion radicale qui lui a fait dire : « Mes frères et amis algériens, vous m’avez accueilli et porté par votre amitié… Avec vous, en apprenant l’arabe, j’ai surtout appris à parler la langue du cœur ». 

Lors de la veillée, Anne-Marie, la sœur de l’évêque martyr, rappela : « Pierre avait besoin de la vérité des autres. Les autres, pour lui, c’étaient ses frères et sœurs musulmans et il voulait un enrichissement mutuel de nos différences ».

Cette amitié entre Pierre Claverie et un jeune musulman a un nom : Mohamed Bouchekhi, son chauffeur qui a été assassiné avec lui ; et leurs sangs se sont mêlés. J’avais rencontré Mgr Claverie, avec des confrères journalistes lors de son avant dernier voyage à Paris et il nous avait dit : « Je sais que je vais mourir ». Mohamed le savait sans doute aussi. On a retrouvé dans ses carnets une sorte de testament où il disait merci à tous ceux qu’il avait connu et pardon à ceux à qui il aurait pu faire du mal. Et il terminait : « Que Dieu, dans sa toute-puissance, fasse que je lui sois soumis et qu’il m’accorde sa tendresse ». 

 

Lors de la veillée, la mère de Mohamed était là, aux côtés de la sœur du père Claverie, qui se fit l’écho de son message : « Je suis émue de ces retrouvailles fraternelles. Nous n’avons pas le droit de ne pas entendre leur message fraternel. Puissent les hommes du monde entier les entendre ».

J’ai aimé me recueillir devant les tombes jumelles, dans la cathédrale d’Oran, de Pierre et de Mohamed qui ont été recouvertes d’un millier de bougies à l’issue de la veillée interreligieuse. Avec cette amitié scellée dans la foi et le martyr, nous sommes devant le Mystère.

Il en est de même avec Christian de Chergé, le prieur de Notre-Dame de l’Atlas, qui avait une amitié mystique avec les musulmans avec qui il priait. Il terminait son magnifique testament, écrit en janvier 1994, par des mercis, y compris à « toi l’ami de la dernière minute qui n’aura pas su ce que tu faisais… Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plait à Dieu, notre Père à tous deux ». Mais Christian de Chergé avait déjà une amitié secrète, scellée dans le sang, avec un autre

Mohammed, un garde champêtre qui, alors que Christian était jeune officier en Algérie, le sauva dans une embuscade en 1959. Le lendemain Mohamed était assassiné. Et Christian de Chergé avait confié : « Dans le sang de cet ami, j’ai su que mon appel à suivre le Christ devrait trouver à se vivre tôt ou tard dans le pays même où m’avait été donné le gage de l’amour le plus grand ».

Lors de la veillée du vendredi, l’un des dix enfants de ce Mohamed était là et son message était le suivant : « Mon père serait heureux de nous voir. Il est très important que les Chergé soient associés à ma famille et que ces liens puissent se nourrir ». 

L’actuel évêque, Jean-Paul Vesco, qui a écrit un très beau livre sur l’amitié, s’inscrit dans cette tradition et vit des amitiés très fortes avec les Algériens.

 

Message de fidélité

 

Ce deuxième message se conjugue sur deux facettes : fidélité à sa propre foi et fidélité à ce socle d’amitié et de solidarité.

Ces deux fidélités ne sont pas antinomiques. Loin de là. Elles se nourrissent l’une l’autre. Quand on a une culture et une foi différentes, ou pas de foi du tout, comment construire un avenir de paix si ce n’est sur l’amitié ? 

Et si amitié et fidélité de chacun à sa foi se conjuguent dans la confiance mutuelle profonde avec l’autre, on arrivera au respect profond, à l’enrichissement mutuel et peut-être à la communion mystique, comme l’a vécu Christian de Chergé.

 

Ces fidélités conjointes de chrétiens et de musulmans à leur foi et à leur conscience, ont été également célébrées à la mosquée d’Oran avant la célébration de béatification.

Si Mgr Vesco a voulu que cette béatification ait lieu à Oran et non à Rome, c’était justement pour célébrer sur place cette double fidélité à la foi et à un peuple. Et cela, sur le lieu même où des musulmans ont aussi été martyrs, et avec ceux qui étaient nombreux à suivre la veillée du 7 et la journée du 8 décembre. 

Les évêques d’Algérie avaient déclaré dans un communiqué commun ; « Notre pensée rassemble dans un même hommage tous nos frères et sœurs algériens qui n’ont pas craint, eux non plus, de risquer leur vie en fidélité à leur foi en Dieu, en leur pays et en fidélité avec leur conscience. »

Comme il est impressionnant de relire toutes ces fidélités scellées dans la foi à Dieu et dans le sang des martyrs !

Je retiens cette phrase de frère Jean-Pierre, l’un des moines survivants du massacre de Tibhirine : « Merci pour votre fidélité aux habitants, pour votre fidélité à l’Église diocésaine dont vous êtes les poumons. Le vœu de stabilité de la vie monastique permet à la foi de traverser les âges ».

 

Message de pauvreté

 

Ces célébrations dans le temps de l’Avent prenaient un sens encore plus fort, alors que les chrétiens attendent le Dieu « tout puissant » dans la faiblesse d’un petit enfant qui nait dans des conditions improbables ! 

Pendant l’Avent, on aime chanter « Tu es là présent livré pour nous. Toi le tout petit le serviteur. Toi le tout puissant, humblement tu t’abaisses. Tu fais ta demeure en nous Seigneur ».

Les moines de Tibhirine – et les autres religieux – avaient fait vœu de pauvreté. Ils ont vécu jusqu’au bout cette pauvreté d’abandon de leur ego, de leur confort, de leur volonté propre. C’est à ce prix qu’ils ont été habités par Dieu.

L’Église d’Algérie est petite et bien pauvre, mais n’est-ce pas cette pauvreté qui permet à Dieu de naître et de demeurer sur terre ? 

 

Nos églises françaises se vident aussi et deviennent pauvres, surtout en rural. Saurons-nous vivre dans l’amitié avec nos voisins non croyants et ceux d’autres religions ? Saurons-nous être habités par une pauvreté ecclésiale qui débouche sur l’espérance ?

Je repars avec une phrase de Pierre Claverie rapportée par le père Thierry Becquaert qui fut son vicaire général, et qui, tel une aiguillon, lance une interrogation radicale : « Nous sommes là seulement à cause de Jésus crucifié… Je crois que notre Église meurt de n’être pas assez forte de la croix de son Seigneur ».

 

Puissions-nous entendre et vivre ces messages de cette Église si pauvre qui, en lien d’amitié avec de nombreux musulmans, émet une lumière dans la nuit.

 

Monique Hébrard

 

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