Homélie du dimanche 24 mars 2019
20 mars 2019La foi tend aujourd’hui à se réduire à une opinion privée, et à n’être qu’éphémère et provisoire. Elle varie selon les événements, les circonstances. Elle n’implique pas nécessairement une pratique cultuelle et communautaire. Elle se fait barométrique et peut connaître des divorces ! Pourtant la foi chrétienne nécessite pour le croyant d’inscrire sa démarche et sa vie dans l’histoire d’un peuple, dans un « aujourd’hui qui dure » (Hé 3, 12-14). « Les peuples sans mémoire sont condamnés à mourir de froid », écrivait Patrice de la Tour du Pin. Les oublieux de l’histoire prennent le risque de retomber dans les ornières du passé, de choisir les mêmes impasses que leurs ancêtres, et de provoquer les mêmes malheurs, ou d’autres, pires encore.
Chaque Carême est un temps favorable pour rafraîchir et – pourquoi pas – réchauffer la mémoire. Le temps de faire un détour et une pause pour se convertir au présent, sans plus attendre, mais aussi pour se remémorer le passé. Chaque dimanche nous sont rappelés des événements de l’histoire de l’Alliance entre Dieu et l’humanité, entre Dieu et son peuple. Aujourd’hui nous est racontée la rencontre de Dieu avec Moïse. Celui-ci a fui l’Égypte où sa vie est menacée à la suite d’actes violents commis par lui pour défendre ses frères maltraités. Il s’est fait gardien du troupeau de Jéthro, son beau-père qui est un prêtre païen. Il a soudain une vision.
« L’ange du Seigneur lui apparut dans la flamme d’un buisson en feu.
Moïse regarda : le buisson brûlait sans se consumer.
Moïse se dit alors : « Je vais faire un détour pour voir cette chose extraordinaire :
pourquoi le buisson ne se consume-t-il pas ? »
Le Seigneur vit qu’il avait fait un détour pour voir,
et Dieu l’appela du milieu du buisson : « Moïse ! Moïse ! » Il dit : « Me voici ! »
Dieu dit alors : « N’approche pas d’ici !
Retire les sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte ! »
Et il déclara : « Je suis le Dieu de ton père,
le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob. »
Moïse se voila le visage car il craignait de porter son regard sur Dieu.
Le Seigneur dit : « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte,
et j’ai entendu ses cris sous les coups des surveillants.
Oui, je connais ses souffrances.
Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens
et le faire monter de ce pays vers un beau et vaste pays,
vers un pays, ruisselant de lait et de miel,
Maintenant, le cri des fils d’Israël est parvenu jusqu’à moi,
et j’ai vu l’oppression que leur font subir les Égyptiens.
Maintenant donc, va ! Je t’envoie chez Pharaon :
tu feras sortir d’Égypte mon peuple, les fils d’Israël. » […]
Moïse répondit à Dieu : « J’irai donc trouver les fils d’Israël,
et je leur dirai : “Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous.”
Ils vont me demander quel est son nom ; que leur répondrai-je ? »
Dieu dit à Moïse : « Je suis qui je suis.
Tu parleras ainsi aux fils d’Israël :
“Celui qui m’a envoyé vers vous, c’est : JE-SUIS”. » […]
Dieu se révèle en chacun à condition que demeure en lui, le désir de faire le même détour que celui de Moïse, pour s’interroger face au buisson brûlant de l’amour de Dieu dont il peut avoir oublié l’ardeur. Le Carême est pour chacun le temps privilégié pour faire le point au sujet du chemin de vie et de foi qui est le sien. Dieu se fait connaître à Moïse, de façon bien étrange. Dans un rapport de distance d’abord : il est le tout-Autre que nul ne peut voir sans mourir. Dans un rapport de familiarité ensuite. Sa Parole retentit dans le cœur de Moïse et lui révèle qu’il communie à ce que vit « son » peuple : il a vu sa misère, entendu ses cris, il connaît ses souffrances, et veut le délivrer de l’esclavage. Le verbe « entendre » a ici un poids particulier : les cris ont résonné en lui, l’ont touché, remué, comme s’il communiait aux souffrances de son peuple. Dieu semble dire à Moïse : « Et toi, qui as fui au désert pour sauver ta peau, fermes-tu les oreilles de ton cœur et oublies-tu ton peuple opprimé et ton courage pour défendre tes frères ? »
En ces temps modernes nos sociétés connaissent bien des esclavages et des peuples sont victimes de bien des oppressions. Le pape François oriente notre réflexion dans son appel de cette année : « Que notre Carême nous refasse parcourir le chemin pour porter aussi l’espérance du Christ à la création, afin qu’elle aussi, libérée de l’esclavage de la dégradation, puisse connaître la liberté de la gloire donnée aux enfants de Dieu (cf. Rm 8,21). Ne laissons pas passer en vain ce temps favorable ! Demandons à Dieu de nous aider à mettre en œuvre un chemin de vraie conversion. Abandonnons l’égoïsme, le regard centré sur nous-mêmes et tournons-nous vers la Pâque de Jésus : faisons-nous proches de nos frères et sœurs en difficulté en partageant avec eux nos biens spirituels et matériels. Ainsi, en accueillant dans le concret de notre vie la victoire du Christ sur le péché et sur la mort, nous attirerons également sur la création sa force de transformation. » Une question concrète que chacun peut se poser : de quoi ai-je choisi de jeûner, de me libérer en ce temps de Carême ?
S’adressant aux Corinthiens, saint Paul présente l’œuvre de salut de Dieu entreprise par Moïse comme annonciatrice de celle qu’accomplira le Christ.
« Frères, je ne voudrais pas vous laisser ignorer
ce qui s’est passé lors de la sortie d’Égypte.
Nos ancêtres ont tous […] passé la mer Rouge.
Tous, ils ont été pour ainsi dire baptisés en Moïse,
[…] tous, ils ont mangé la même nourriture, qui était spirituelle ;
tous, ils ont bu à la même source, qui était spirituelle ;
car ils buvaient à un rocher qui les accompagnait,
et ce rocher, c’était déjà le Christ.
Cependant, la plupart n’ont fait que déplaire à Dieu,
et ils sont tombés au désert.
Ces événements étaient destinés à nous servir d’exemple,
pour nous empêcher de désirer le mal comme l’ont fait nos pères.
[…] Ainsi donc, celui qui se croit solide, qu’il fasse attention à ne pas tomber. »
Dans l’évangile de ce dimanche nous est rappelée par Jésus l’urgence de la conversion.
« Un jour, des gens vinrent rapporter à Jésus l’affaire des Galiléens
que Pilate avait fait massacrer pendant qu’ils offraient un sacrifice.
Jésus leur répondit : " Pensez-vous que ces Galiléens
étaient de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens,
pour avoir subi un tel sort ?
Eh bien non, je vous le dis ; et si vous ne vous convertissez pas,
vous périrez tous comme eux.
Et ces dix-huit personnes tuées par la chute de la tour de Siloé,
pensez-vous qu’elles étaient plus coupables
que tous les autres habitants de Jérusalem ?
Eh bien non, je vous le dis ; et si vous ne vous convertissez pas,
vous périrez tous de la même manière. »
Jésus appuie son propos sur deux événements d’actualité. D’abord le massacre des Galiléens par Pilate, qui est présenté ici comme un être cruel et sans pitié : il tue des gens alors qu’ils sont en prière. Puis celui d’un accident mortel subi par des passants au pied du rempart sud-est de Jérusalem. Deux malheurs qui arrivent à des victimes innocentes. L’un relève de la responsabilité et de la cruauté humaine, l’autre d’un hasard malencontreux. Leur mort n’est donc pas une punition, mais elle peut arriver à l’improviste, et mieux vaut donc se tenir prêt ! Jésus s’en inspire pour un avertissement à ceux qui ne sont pas pressés de changer de comportement et de mettre au rebut leurs opinions, leurs pratiques injustes ou leurs manières de fuir le réel. Faites le choix de la foi sans plus attendre, déclare-t-il. Pourquoi remettre ce choix aux lendemains ?
« Jésus leur disait encore cette parabole :
" Un homme avait un figuier planté dans sa vigne.
Il vint chercher du fruit sur ce figuier, et n’en trouva pas.
Il dit alors à son vigneron :
´Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier,
et je n’en trouve pas. Coupe-le. À quoi bon le laisser épuiser le sol?´
Mais le vigneron lui répondit :
´Seigneur, laisse-le encore cette année,
le temps que je bêche autour pour y mettre du fumier.
Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir. Sinon, tu le couperas.´ " »
Le message de cette brève parabole tempère la rudesse des propos qui la précèdent. Il s’appuie sur le rapport entre l’arbre et les fruits qu’il doit porter. Le propriétaire de la vigne fait preuve d’intransigeance et de dureté. En revanche, le vigneron plaide pour la patience. Il semble plein d’affection pour son figuier. Il s’engage lui-même à bêcher autour, à y mettre un peu de fumure. Il plaide pour qu’on lui donne une chance, même si c’est la dernière. L’essentiel du message de Jésus réside dans la nécessité pour les croyants de porter du fruit, pour que leur foi ne reste pas stérile. Que la mémoire des sauvés reste vive et se transmette, que dans la chaîne des croyants comme des vivants chacun se considère comme un maillon responsable de transmettre aux générations à venir, le bonheur de vivre et de croire qu’il a reçu de ses ancêtres. Que son cœur de croyant brûle sans se consumer, comme le buisson ardent. Qu’il transmette le feu brûlant de la foi et ne le laisse pas s’éteindre en lui. Que son courage se réveille.
Michel SCOUARNEC
Prêtre du Diocèse de Quimper et Léon