Gabriel Nissim, Dominicain : « Les enjeux des élections européennes de mai 2019 »
12 avr. 2019Pour la première fois, ces élections ne portent plus sur telle ou telle orientation de la politique européenne, mais sur le projet européen en tant que tel : voulons-nous encore de l’Europe, au sens de l’Union européenne ? En voyons-nous encore les avantages, la nécessité ?
En fait, l’Europe, ou plutôt la construction d’une ‘Union européenne’, est aujourd’hui à un tournant. Car ce qui a suscité ce projet en 1950 – la 2e Guerre mondiale et les innombrables guerres européennes précédentes – ainsi que la nécessité qui en a découlé de donner la dignité humaine comme base à la construction de la société ne mobilise plus aujourd’hui bon nombre de nos concitoyens. C’est l’esprit qui a présidé à la constitution de l’Union européenne qui fait actuellement défaut dans une très large part des opinions publiques européennes. On ne perçoit plus la pertinence du projet européen pour notre avenir. Il est assez significatif qu’en France on voie ces élections comme un match retour Macron-Le Pen, alors qu’il s’agit bien plutôt d’un match Macron-Orban ou Macron-Salvini. L’Europe apparaît comme un obstacle par rapport à la préoccupation de savoir comment être nous-mêmes, comment préserver notre identité culturelle, religieuse, nationale, et nos valeurs face à la mondialisation et face aux évolutions technologiques, financières que cette mondialisation entraîne. Sur les réseaux sociaux, ce sont des torrents de réaction hostiles à l’Europe qui se déversent. Nous n’avons pas vu venir l’éloignement progressif des citoyens par rapport à l’Europe – et c’est une grande erreur, comme le souligne J. Jamar (Commission européenne).
Face aux géants politiques et économiques (Chine, USA, Russie, Inde…) qui ont déplacé le centre de gravité mondial de l’Atlantique au Pacifique, face aux GAFA, l’Europe est-elle un soutien au maintien de notre façon de vivre ou au contraire un cheval de Troie de la mondialisation ?
1. La dignité humaine et les droits de l’Homme
En réalité, le premier enjeu de construction européenne et de la façon de vivre que cela a entraîné depuis 70 ans, c’est d’abord un progrès immense en matière de droits de l’Homme (DH) et de démocratie.
Qu’on pense à ce qui s’est passé dans les années trente, mais aussi à la fin des dictatures en Espagne et au Portugal, puis à l’entrée des pays d’Europe centrale dans l’UE.
Et aussi, dans toute l’UE, les progrès considérables quant aux droits des femmes, des enfants, des minorités – progrès qui entraînent aussi des avancées hors de l’UE. En fait, l’Europe est le premier ensemble régional qui a fait de la dignité humaine, avec les droits et libertés qui en découlent, et avec la démocratie, la base de la société. On dit « La France, pays des DH » – mais aujourd’hui on devrait bien plutôt dire « l’Europe, continent des DH » : c’est le premier « continent » où les DH sont le socle de notre organisation sociale et politique.
Or cela n’a rien d’un fait acquis, parce que, sans cesse, ces droits et libertés fondamentales sont menacés ; ils sont à défendre inlassablement face en particulier aux gouvernements qui cherchent à les limiter, comme on peut le constater par exemple au sein du Conseil de l’Europe qui a pour responsabilité de veiller au respect de la Convention européenne des DH. Ce Conseil de l’Europe (plus large que l’UE puisqu’il rassemble 47 Etats membres) travaille en étroite collaboration avec l’UE, et notamment avec l’Agence des droits fondamentaux de l’UE qui a son siège à Vienne. Cette Agence, créée en 2007, établit des Rapports sur le respect des DH, comme par exemple la liberté de circulation des citoyens européens en Europe, les minorités, les droits des personnes âgées, les violences sexistes, etc.
N’oublions pas non plus les « droits économiques, sociaux et culturels » qui sont également suivis en permanence par l’UE, là aussi avec le concours du Conseil de l’Europe. Ces droits sont tout autant à défendre en permanence, comme par exemple vient de le souligner la Commission nationale consultative des DH en France qui déplore qu’aujourd’hui 8,6 millions de personnes vivent en France sous le seuil de pauvreté, ou que plus de 100.000 personnes y soient victimes d’esclavage moderne ! L’Europe devrait beaucoup plus se projeter socialement, et développer le modèle social qui est sa spécificité par rapport par exemple aux USA : une économie sociale de marché, remarque Sébastien Maillard (Institut Jacques Delors).
Il est donc capital que la dignité de chacun continue à constituer le climat de notre société et s’impose à nos gouvernements : le rôle de l’UE de ce point de vue est décisif, on le voit actuellement par rapport à ce qui se passe dans chacun de nos pays, et plus particulièrement en Hongrie, en Pologne, en Italie…
De même quant au fonctionnement de la démocratie pour une citoyenneté effective, active et responsable, dont nous sommes encore loin : les événements récents montrent la nécessité de développer, à côté de la démocratie représentative, une démocratie « participative » où les ONG, les Associations et les citoyens apportent leur expertise aux prises de décision politique, au niveau local, régional, national et international. D’ailleurs, une des raisons du désintérêt dont souffre l’UE, encore bien plus que les institutions nationales, est le sentiment, chez nos concitoyens, que leurs problèmes n’y sont pas pris en compte ni leur voix écoutée. Le projet européen a un impact direct sur les citoyens européens, il est donc normal que les citoyens veuillent y avoir leur mot à dire. Il faudrait donc créer un « espace public européen » où ils puissent débattre, selon la suggestion faite par J. Jamar, qui rappelle que trop souvent les médias présentent les problèmes européens dans les pages « Monde » au lieu de les situer dans les pages nationales, en oubliant, comme le disait V. Havel : « je suis tchèque, donc européen ».
Cet enjeu des DH et de la démocratie qui, malgré toutes les imperfections qui demeurent, est à la base de la construction européenne, n’est pas seulement capital pour les Européens, mais pour le monde entier. Il y a un lien fort de conséquence entre cette mise en œuvre des DH en Europe et sa mise en œuvre dans bien d’autres parties du monde. Certes, bien des États critiquent les DH sous prétexte qu’ils proviendraient de la culture européenne et donc leur seraient étrangers. Mais en même temps, dans ces pays, beaucoup de militants s’en inspirent et s’appuient dessus pour agir en « défenseurs des DH », que ce soit en Afrique ou en Asie.
En particulier – et ceci nous intéresse directement – autour de la Méditerranée : pour notre responsabilité « méditerranéenne » il est décisif que les DH continuent d’être respectés et développés en Europe, pour le bien des pays méditerranéens (Turquie, Algérie, Israël, etc.)
2. Europe et mondialisation
Une autre caractéristique de la construction de l’UE c’est d’avoir eu le projet d’unir des pays avec leurs diversités, et d’y avoir en grande partie réussi, même si aujourd’hui des pays de l’UE voudraient réaffirmer leur identité propre en l’opposant au projet européen. (On notera cependant que le Brexit n’a pas eu l’effet « domino » que l’on craignait).
Or cette orientation fondatrice de l’UE – unité dans la diversité –, avec ses mises en œuvre institutionnelles, est aujourd’hui d’autant plus urgente et nécessaire dans le contexte nouveau de la mondialisation. Car la mondialisation entraîne une menace sur l’universalité des DH, sur le projet des Nations Unies vis-à-vis de l’ensemble de la planète, et sur la construction européenne elle-même. Ces dernières années, la mondialisation s’est accélérée. Elle n’est plus « eurocentrée ». Notre monde est devenu un monde multipolaire en opposition et non plus un monde multilatéral comme avant les années 2000, remarque Sébastien Maillard : l’UE est désormais considérée non plus comme un allié mais comme un ennemi par la Russie ou les USA, alors que de notre côté nous ne nous sommes jamais pensés ainsi. Il y a une « guerre hybride » menée aujourd’hui contre l’Europe par le Kremlin, qui y consacre des centaines de millions de roubles, comme le remarque A. Arjakovski (Bernardins).
Cette mondialisation suscite en fait deux réactions opposées dans les populations. D’un côté les personnes, comme les jeunes urbains, diplômés, pour lesquelles cela représente une chance et qui se déplacent facilement d’un pays à un autre pour les études, le travail, le mariage – qui sont à l’aise avec d’autres modes de vie. De l’autre les personnes qui souvent demeurent dans les campagnes ou les zones suburbaines, qui n’ont aucune expérience de la mixité culturelle et en ont d’autant plus peur (exemples : aux USA, ce sont 46% de la population mais 85% du territoire qui ont voté Trump ; le Brexit n’a pas été approuvé à Londres, mais dans les campagnes). La crise migratoire et la mondialisation qui en est le cadre font ressurgir le besoin d’affirmer les appartenances nationales, religieuses, culturelles que l’on ressent comme menacées. Dans les années 1990/2000, on croyait ces appartenances devenues désuètes, or elles font aujourd’hui un retour en force. La mondialisation réveille et exacerbe un refus de l’étranger qui est en réalité une attitude de fond chez l’être humain, à toutes les époques et dans toutes les cultures. Les « autres » sont les faciles boucs émissaires des difficultés économiques et sociales quotidiennes.
Or l’Europe a été très précisément un projet pour surmonter ces peurs ancestrales et viscérales de l’autre, et nous apprendre la solidarité au lieu de l’affrontement. Et cela non pas par un nivellement des différences ni une uniformisation mais en unissant nos diversités. Même s’il faudrait beaucoup plus de subsidiarité dans la construction européenne de la part de « Bruxelles », nous avons réussi une « communauté économique » (p. ex. nos échanges commerciaux se font en très grande majorité entre pays de l’UE). Surtout nous avons manifesté une véritable solidarité à l’échelon européen en aidant généreusement les pays et les régions défavorisées, ce qui a finalement bénéficié à tous. Au plan politique, nous avons réussi à intégrer des pays très différents par leur culture politique (pays du Nord et du Sud, de l’Ouest et de l’Est de l’Europe).
Il est capital aujourd’hui de maintenir cette solidarité, d’autant plus qu’elle est aussi ouverte, au moins dans une certaine mesure, à d’autres, notamment de la Méditerranée.
Ce modèle « unis dans la diversité » est une clef fondamentale pour l’avenir de l’humanité face à la mondialisation. C’est là un enjeu anthropologique et politique majeur : plus les diversités sont fortes, plus il est nécessaire de les unir sans les détruire. Le souci de préserver son identité est non seulement compréhensible, mais légitime et bénéfique, car c’est justement la richesse de l’humanité que ces identités diverses. Mais à partir du moment où ces identités se sentent menacées, elles risquent très vite de devenir meurtrières (Amin Maalouf). L’Europe a réussi à ce qu’elles cessent d’être meurtrières, comme elles l’avaient été durant des siècles, et qu’elles se respectent et se conjoignent. Or ce sont les mêmes réactions de rejet que l’on constate aujourd’hui vis-à-vis de la construction européenne et vis-à-vis des migrants. L’Europe a été et doit continuer à être un chemin pour être capables de « voir la différence, reconnaître la ressemblance » (Ricœur).
Tel est le modèle qu’il serait si urgent de proposer aussi aux pays autour de la Méditerranée, pour que l’espace méditerranéen et son pluralisme devienne source d’enrichissement mutuel et de solidarité.
3. Notre responsabilité de « Chrétiens de la Méditerranée »
La construction européenne a à voir avec notre responsabilité de chrétiens, dans la mesure où elle peut participer à faire avancer la venue du Règne de Dieu : « Que ton règne vienne ! », non seulement à la fin des temps, mais de façon qu’il commence à être semé dès maintenant dans notre société. La construction européenne est sans aucun doute un « signe des temps ».
Or le fonctionnement de nos sociétés et la façon dont les pouvoirs humains (politiques, économiques et financiers, religieux) s’y exercent sont rarement en accord avec les fondamentaux du Règne de Dieu. Il n’est que de voir, dans la Bible, tous les reproches faits aux Rois d’Israël par les prophètes : on pourrait les reprendre parfois à la lettre non seulement pour Netanyahou mais pour nos propres pays.
En tant que chrétiens, nous avons donc d’abord une mission prophétique, de par notre baptême : dire haut et fort que si la société repose sur l’injustice, la discrimination, le refus de la solidarité, le règne de l’argent, la loi du plus fort, elle ne tiendra pas longtemps ! La paix ne peut aller sans la justice. Cela ne concerne pas seulement chacun dans son comportement, mais cela doit s’inscrire dans le fonctionnement de la société, en particulier au plan économique. Cette mission prophétique est exercée de fait par un certain nombre de prises de positions et de propositions que font nos Églises, soit au niveau des responsables, soit par des associations ou mouvements chrétiens (telle par exemple la campagne lancée récemment par le CCFD et Justice & Paix pour mettre fin à l’impunité des multinationales). C’est à développer sans cesse de notre part.
Nous avons aussi à créer des espaces sociaux, des points forts où des comportements en accord avec le Règne de Dieu soient mis en œuvre.
Notre rôle est ainsi de mettre en place des points de résistance au mal – l’injustice, l’égoïsme, la violence, le rejet de l’autre, etc. Nous ne sommes heureusement pas les seuls à créer de tels espaces de résistance (des gens de toutes convictions se mobilisent beaucoup pour cela dans nos sociétés). À nous d’y prendre toute notre part, car notre société ne tiendra pas sans de tels espaces de « justice » au plein sens biblique du terme. C’est la leçon biblique de l’épisode de Sodome et Gomorrhe comme du Déluge : une société humaine ne peut tenir sans la présence en son sein d’un certain nombre de « justes », sinon elle se détruit rapidement et inéluctablement. Refuser l’inacceptable, ouvrir au sein de notre monde des espaces de fraternité et de vérité humaines, c’est la condition pour que notre monde puisse continuer à vivre.
En particulier nous avons, en tant que chrétiens, à proposer un chemin pour l’unité dans la diversité. C’est celui que nous propose la Pentecôte : non pas l’unité totalitaire de Babel, mais chacun, respecté dans sa propre langue/ culture et pourtant capable, par le don de l’Esprit, de former une « communauté » unique. Donc une façon humaine, évangélique, de vivre la différence dans la fraternité. À la fois le bien commun et la subsidiarité, à la façon de la communauté première de Jérusalem. C’est de cet ordre qu’est le projet européen à l’origine, avec les transpositions nécessaires pour le réaliser au niveau des États et non plus seulement des individus.
À la racine de cette attitude, il y a la conviction que nos différences entre humains, quelles qu’elles soient, sont toujours de l’ordre de l’adjectif qualificatif et non du substantif. Oui donc aux identités particulières : elles sont indispensables pour nous situer, chacun, dans ce que nous sommes de façon unique (personnellement et culturellement), et que nous avons à mettre au pot commun. Mais sans jamais les absolutiser : ces identités d’appartenance sont toujours des « adjectifs qualificatifs », alors que le seul « substantif » est « personne humaine ».
Notre solidarité doit donc s’étendre à tout être humain en souffrance, et non pas seulement aux « nôtres ». Aujourd’hui beaucoup par exemple en France se mobiliseront pour les chrétiens d’Orient. C’est entièrement légitime, mais à condition de nous sentir tout autant responsables des « autres » qui y souffrent eux aussi. Comme le disait Daniel Boyarin à ceux qui lui reprochaient de se mobiliser pour tous, en arguant « Si nous ne défendons pas les nôtres, qui le fera ? », il répondait : « Mais si nous ne préoccupons que des nôtres, que sommes-nous ? »
Avec pour nous chrétiens, une responsabilité particulière : faire de la diversité religieuse non plus une source de division, de guerres, mais de fraternité. Ce que nous avons réalisé entre chrétiens, en réussissant à transformer nos guerres de religion fratricides en œcuménisme, ce que nous avons aussi commencé à entreprendre entre Juifs et chrétiens, pourquoi ne serions-nous pas capables d’en faire autant entre chrétiens et musulmans, comme nous y invitent l’Imam Ahmed Mohamed al-Tayeb et le Pape François ? Non que cela soit facile : plus on avance dans le dialogue, plus on réalise combien il est difficile de nous comprendre, comme en a fait l’expérience Pierre Claverie. Pourtant, comme le disait E. Lévinas « la vérité de chacun atteint son vrai état dans la vérité universelle au lieu de pâlir devant sa splendeur. ». C’est là le chemin où avancer, pour nos religions comme pour l’Europe.
Gabriel Nissim, Dominicain