Le vendredi Saint : méditation de Maurice Zundel
19 avr. 2019Chers Amis, aux yeux de Dieu, l'homme = Dieu. C'est, en somme, l'équation que Jésus inscrit dans l'histoire en ce jour du Vendredi saint.
En effet, Jésus donne sa vie pour notre vie, c'est-à-dire qu'il attribue à notre vie le poids de la sienne. Rien ne nous confond davantage, rien ne nous émeut plus profondément que cette équation sanglante et magnifique.
Voilà donc ce que nous sommes aux yeux de Dieu, voilà ce que nous valons devant lui : lui-même. Il est impossible de glorifier la vie humaine d'une manière plus magnifique. Il est impossible de révéler le caractère incommensurable de notre aventure qu'en établissant cette équation entre la vie de Dieu et la nôtre.
Si jamais l'homme a été tenté - et Dieu sait qu'il l'est plus que jamais aujourd'hui - a été tenté de voir en Dieu et dans la croyance en Dieu une diminution de l'homme, une situation de rivalité qui empêcherait l'homme de s'épanouir au maximum, le Vendredi saint inflige à cette crainte un démenti éternel car, justement, ce que Dieu veut ce n'est pas la soumission, l'assujettissement, l'esclavage, ce qu'il veut, c'est la liberté des fils de Dieu, ce qu'il veut, c'est que nous soyons des créateurs avec lui, ce qu’il veut, c'est que notre intimité s'enracine dans la sienne et la sienne dans la nôtre.
Il me semble que, si l'on pouvait crier dans les pays de l'Est où le communisme érige l'athéisme en doctrine d'Etat, si l'on pouvait crier cette équation, il me semble que l'on ferait refluer cet athéisme qui a, justement, ses racines dans la crainte d'une rivalité entre l'homme et Dieu, dans la crainte que Dieu signifie la diminution de l'homme. C'est le contraire qui est vrai et le christianisme, d'une manière unique précisément, proclame cette mystérieuse égalité d'amour entre l'homme et Dieu. Comment la concevoir ? Comment l'imaginer ? Comment la comprendre Comment la vivre ? Mais en tous cas, d'entrée de jeu, nous voyons que rien ne peut nous conférer une noblesse et une dignité plus grande.
Il ne s'agit pas de nous diminuer : au contraire, il s'agit de donner à notre vie une dimension infinie, infinie, infinie... C'est l'infini que nous portons en nous et c'est cet infini que nous avons à exprimer et à communiquer dans toutes les, dans tous les actes de notre vie.
Mais comment est-ce concevable, encore une fois, comment Dieu a-t-il pu écrire cette équation dans l'histoire ? Comment cette équation est-elle au cœur même de l'Evangile ?
Il faut pour cela remonter à la Trinité divine car le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ, le Dieu qui est Jésus-Christ est un Dieu qui se communique, c'est un Dieu qui n'a prise sur son être, précisément, qu'en se communiquant, c'est un Dieu qui, loin de se posséder lui-même, n'existe que sous forme de don. Car la vie divine éternellement circule du Père dans le Fils et du Fils et du Père dans le Saint-Esprit dans une éternelle communion d'amour. Ce Dieu-là qui resplendit dans la personne de Jésus-Christ, ce Dieu-là est un Dieu libre. C'est un Dieu esprit, car être esprit, c'est cela même : être esprit, c'est ne pas se subir soi-même, c'est circuler dans la transparence de soi, sans rencontrer de limites, parce que l'être tout entier n'est plus qu'un élan d'amour.
C'est dans cette innocence, c'est dans cette enfance, dans cette enfance éternelle que gît le mystère du Dieu qui se révèle en Jésus-Christ et ce Dieu-là, ce Dieu qui est libre de lui-même, ce Dieu qui ne se regarde jamais, ce Dieu qui ne se complaît pas en soi, ce Dieu qui n'existe qu'en se donnant, de quel monde peut-il être le créateur, sinon d'un monde libre, libre jusqu'aux dernières fibres de son existence? Il a voulu, ce Dieu Esprit, une création qui fût esprit, comme Jésus le suggère à la Samaritaine.
Oui Dieu, Dieu est libre de soi, Dieu n'adhère pas à soi, Dieu est entièrement donné, Dieu est souverainement libre à l'égard de lui-même et c'est pourquoi, il va imprimer sa marque dans la création, c'est pourquoi il va susciter des esprits en les appelant chacun à vivre comme une source, à vivre comme une origine, à faire jaillir son existence d'un pur élan d'amour.
Nous voyons donc immédiatement ici le caractère nuptial de la création. Il ne s'agit pas d'un monde d'esclaves ou de robots : il s'agit d'un monde libre, libre de la vraie liberté qui est la liberté intérieure, libre de la vraie liberté qui est d'être libre à l'égard de soi-même, libre de la vraie liberté qui consiste à ne pas se subir soi-même, mais à se prendre tout entier pour renouveler son existence intégralement, en la donnant de bout en bout, en la donnant totalement à celui qui nous la donne en se donnant totalement.
Un jour nouveau est ainsi jeté sur la création, sur son sens, sur son mystère, sur les relations de l'homme avec Dieu. Dieu n'est pas un dominateur. Dieu n'est pas un souverain devant lequel il faudrait s'aplatir. Dieu est un amour qui se remet lui-même entre nos mains.
En effet, si, il s'agit d'une relation, d’une relation nuptiale entre Dieu et nous, si Dieu veut consacrer, veut contracter avec nous un mariage d'amour, ce mariage d'amour suppose que notre " oui " est indispensable à l'accomplissement du " oui " de Dieu. Et de là, justement, surgit cette passion de Dieu, cette crucifixion de Dieu qui remonte au commencement même de la création, qui remonte à ce refus originel de fermer l’or, de fermer l'anneau d'or des fiançailles éternelles. Dès que l'homme se refuse, Dieu meurt. Dieu meurt en l'homme, Dieu meurt par l'homme, Dieu meurt pour l'homme.
Il est impossible de méditer sur la passion de notre Seigneur, sans, justement, découvrir ce visage mystérieux de Dieu, ce visage d'amour et de pauvreté, ce visage de désappropriation et de liberté, ce visage où Dieu est tout don et respecte, jusqu'à en mourir, la règle du jeu car, s'il s'imposait, c'en serait fait de tout, s'il s'imposait, le monde ne pourrait plus être esprit et Dieu serait la caricature de lui-même.
C'est donc jusqu'aux racines de notre être que la lumière de la passion pénètre, en nous révélant à nous-même, d'une manière unique : voilà ce que nous sommes devant Dieu : d'autres lui-même, voilà ce que nous comptons sous son regard : nous sommes indispensables à la création, car la création ne peut être, précisément, que cette communication d'une liberté originelle, d'une liberté où chacun de nous devient le créateur de soi et de tout, où chacun de nous devient le porteur de Dieu et capable de le communiquer à tout l'univers.
Nous voyons donc à, à quel degré nous sommes concernés. Il ne s'agit pas d'un récit qui nous réfère au passé: il s'agit de ce qu'il y a de plus actuel, de plus brûlant, de plus passionnant, il s'agit du sens même de notre vie aujourd'hui !
Comme on a diminué la vie ! Comme on l'a aplatie ! Comme on l'a rendue vaine et absurde, justement parce qu'on s'est détourné de cette équation inscrite par Jésus éternellement dans l'histoire. Jésus rend à l'homme sa noblesse et sa dignité. Jésus fait de notre vie une aventure incommensurable, à condition que nous nous réveillions de notre torpeur, que nous surgissions de notre sommeil et que nous regardions avec les yeux de l'amour ce visage défiguré et glorieux qui est le visage du crucifié.
Comment ne pas rendre grâce à notre Seigneur de nous révéler ainsi à nous-même, de donner à Dieu ce visage qui nous bouleverse, d'établir entre Dieu et nous cette relation nuptiale et de nous rendre possible d'être les créateurs de nous-même en ne nous subissant plus mais en nous prenant tout entier pour nous offrir comme une hostie vivante entre les mains de l'éternel amour.
C'est ce que chacun de nous maintenant va s'efforcer d'accomplir du fond même de sa faiblesse et de sa misère mais avec toute la puissance de l'espérance et de l'amour. C'est ce que chacun de nous va s'efforcer d'accomplir, en se donnant à Jésus et, par Jésus, à la Trinité divine, pour fermer l'anneau d'or des fiançailles éternelles, afin que le monde apparaisse à travers nous comme l'ostensoir de Dieu.
Maurice ZUNDEL
Eglise du Saint Rédempteur à Lausanne
Vendredi Saint 1974