Homélie de la Messe commémorant la victoire du 8 mai 1945

Messe commémorant la victoire du 8 mai 1945

Homélie de Monseigneur Luc Ravel

Les moments de victoire et les commémorations de ces victoires ont l'importance que la mission sait et a su lui donner : à savoir qu'il y a des hommes, qu'il y a des femmes qui ont combattu, les armes à la main ou d'une autre façon, pour que des attaques illégitimes et des totalitarismes insensés soient rompus dans leurs élans et qu'il y ait, effectivement, ce que nous appellerions une victoire militaire. Nous sommes heureux de les célébrer en sachant que, dans nos armées, nous célébrons aussi des défaites. Je sais : lorsque nous combattons, nous visons la victoire – la victoire, j'entends, militaire - mais  nous nous souvenons aussi, par exemple, de Camerone, fête de la Légion célébrée il y a quelques jours, et nous pourrions parler de Bazeilles et autres lieux... qui sont des authentiques défaites militaires et qui sont pourtant célébrées avec faste.

Cela nous donne l'occasion de réfléchir un peu plus "loin" en parlant d'une victoire militaire, armistice, reddition, capitulation... de l'adversaire, sur ce qu'est vraiment la victoire. Il ne s'agit pas d'un match de football où on a gagné parce qu'on a marqué plus de buts et on a, peut-être, remporté un trophée. Nous avons à comprendre, car c'est une question d'humanité et non pas de religion, que toute victoire est liée à une défaite. La première des défaites, c'est la défaite de l'humanité.

Quand Jean-Paul II, en parlant de la première guerre du Golfe, a dit : "c'est une aventure sans retour," il ne disait pas qu'il était illégitime de s'engager. Il y a des guerres justes - l'Eglise l'a toujours dit et le dira toujours - même si aujourd'hui, dans nos interventions de guerre, il faut peut-être changer nos critères qui ne sont plus immédiatement applicables à telle ou telle de nos opérations de guerre, tel que nous les menons ou tel que nous les avons menées il y a quelques mois. Il y a des occasions où une légitimité éthique peut être prononcée pour prendre les armes mais c'est quand même une affaire sans retour dans l'histoire des hommes et il n'est que de parcourir celle-ci pour s'en rendre compte.

D'abord, c'est une aventure car nous ne savons jamais où une guerre commencée va nous conduire ! Bien sûr, Hitler, sa garde noire et tous les autres, pensaient bien en 39, et même déjà avant, créer un gigantesque empire, le 3ème Reich. C'est une aventure et, souvent, celui qui part vainqueur s'avouera perdant. Comme pour toute aventure, nous ne savons pas ce qu'il y aura derrière le tournant suivant. Quel que soit la légitimité morale de la démarche, toute guerre reste une aventure. Qui peut en dire la fin ?

Et, c'est une aventure sans retour car une guerre marque définitivement l'histoire. Il ne peut pas se faire un système d'ardoise magique, comme nous en avions dans notre jeunesse pour ceux qui ont un peu plus de vingt ans. Aujourd'hui quand nous voulons effacer complètement quelque chose de notre ordinateur, nous le pouvons mais pas pour la guerre : il y aura une marque indélébile sur les consciences des nations comme dans les corps de nos combattants. Il n'y aura donc pas un après identique à l'avant et nous savons combien cette guerre de 39-45 a bouleversé, a complètement modifié tous les grands équilibres du monde entier, puisqu'elle fut mondiale. Nous avons donc grandement à réfléchir à cela. Je ne vais pas développer avec vous.

On parle beaucoup de droit d'entrer en guerre. Quelle est la légitimité morale pour se lancer dans tel conflit et prendre les armes et utiliser la puissance du feu ? On nous parle aussi beaucoup du droit dans la guerre. Voilà pourquoi il y a les conventions de Genève car, même si la guerre modifie nos comportements et donc notre droit, elle n'en demeure pas moins un lieu où il y a un droit. On ne fait pas n'importe quoi même si, dans certaines circonstances, on a le droit d'ouvrir le feu. Aujourd'hui, il serait bon que tout homme digne de ce nom – je ne parle même pas d'une vie religieuse – sache qu'en toutes circonstances, il y a un droit, c'est-à-dire, un minimum de justice qui nous permet de respecter la dignité humaine. Mais il nous faudrait, aussi, à la lumière de cette victoire mais peut-être de ces défaites, parler du droit après la guerre. Est-ce que, parce elle a perdu, on doit briser une nation ? Là aussi, nous avons besoin de prendre du recul, de prendre de la hauteur. Une victoire  peut ne pas profiter et, par le fait, créer exactement ce qu'il faut pour que la guerre reprenne comme un feu.

N'oublions jamais que nos victoires sont des sources de joie ! Elles sont également des sources de reconnaissance - nous allons rallumer la flamme, comme cette flamme qui brille à l'Arc de Triomphe - mais elles sont aussi, comme nos défaites, un immense questionnement qui ne doit jamais nous quitter. La guerre n'est pas un jeu, la guerre marque l'histoire à jamais. C'est la raison pour laquelle j'y reviendrai sans cesse dans tout mon ministère d'évêque aux Armées, parce que le cœur de l'homme est visé, parce que l'esprit de l'homme peut tourner au mal. Les illustrations les plus parfaites en sont les totalitarismes dévastateurs, épouvantables, qui se sont affrontés au cours de cette guerre de 39-45 : totalitarisme nazi, bien sûr, mais le totalitarisme communiste n'a pas fait moins de morts, nous le savons !

Donc, il faut des experts qui, au moment où le feu doit être déclenché ou se déclenche par nécessité, soient capables de contrôler en permanence la situation et, d'abord, la maîtrise de leur propre cœur. Nous en avons entendu parler plusieurs fois dans les textes du jour, en particulier, dans cette première épître de saint Jean : "Notre cœur aurait beau nous accuser, Dieu est plus grand que notre cœur [...] et si notre cœur ne nous accuse pas, nous nous tenons avec assurance devant Dieu."

Dans tout conflit, il y a cette part de folie qui, entre autres, fait qu'une guerre est éminemment dure. La folie, c'est-à-dire quelque chose qui paraît rationnelle mais qui est en deçà de la raison et qui souvent la presse. Attention ! je ne dis pas qu'il n'y a pas des convictions profondes qui apparaissent rationnelles ; certainement, ceux qui ont adhéré librement à l'idéologie nazie ont trouvé qu'elle était très rationnelle, très raisonnable. Il y avait une sorte de logique mais une logique de fou ! Nous connaissons la définition de la folie : le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison. Ne l'oublions jamais : la folie a toujours un caractère logique ! Elle se présente avec des arguments qui sont encore plus séduisants, parce que plus simplistes, parce qu'ils appuient sur les bons boutons, les blessures du cœur humain, que la logique de la vérité, que la logique de la paix. Il faut que nous en ayons tous cette conviction intime. Alors, au cœur de cette folie inhérente qui appartient de façon intrinsèque, essentielle, à la violence de la guerre, il faut, en face, des hommes qui aient un cœur solide.

Quelle éducation, quelle formation du cœur recevons-nous ? Comment à titre personnel, déjà, avoir cette force intérieure, cette souplesse que donne la force mais aussi cette consistance pour être capable de vivre entouré de violences et de ne point y succomber ? Quelle formation avons-nous, au niveau de notre intelligence, pour, précisément, discerner ce qui est conviction de folie, d'idéologie ou, comme le dit saint Jean dans son épître, ce qui est vérité, c'est-à-dire la vraie logique raisonnable, rationnelle qui appartient à l'homme et que je peux mettre en commun avec tout être humain et non pas simplement qui serait le partage d'un groupe, fut-il important, de quelques millions de personnes qui seraient complètement prises sous le joug d'une idéologie, enfermées dans ce qu'elles appellent : "leur vérité." Quelle formation du cœur, quelle formation de la volonté, pour tenir, quelle formation de l'intelligence, pour discerner, avons-nous et donnons-nous à nos soldats et à nos futurs soldats ? C'est une vraie question. J'oserai même dire que c'est la question essentielle car nous savons très bien que la vraie victoire, tôt ou tard, arrive par celui dont le cœur est solide, clair, transparent. "Il faut aimer en actes et en vérité," nous dit le Seigneur. Dans la lumière de la vérité. Quelle est cette vérité ? Bien sûr, aujourd'hui, beaucoup contesteront même qu'elle existe ! Ils oublieront que la sincérité peut correspondre totalement avec une conviction folle, complètement folle, et qui va conduire - les preuves sont dans l'histoire - à des massacres épouvantables, alors que la vérité conduit nécessairement, et c'est un de ses critères, au respect de la personne humaine transcendante à tout l'univers, au respect de la vie humaine.

Ces définitions peuvent paraître un peu philosophiques mais j'oserai conclure : si nous n'avons pas ces valeurs philosophiques qui, pour nous croyants, se traduisent en des valeurs religieuses sans aucune opposition entre nos valeurs rationnelles et nos valeurs religieuses – je tiens à le dire – si nous n'avons pas ces valeurs, si nous ne pouvons pas prendre cet envol de l'aigle, alors, nous serons nécessairement tributaires d'analyses géopolitiques limitées. L'homme se trompe quand il regarde vers la terre. De quoi manquons-nous aujourd'hui ? d'une vision de sagesse ! Je souhaite, et je veux prier pour cela, que chacun de nous soit touché par une vision de sagesse, qu'il soit capable de comprendre les grands mécanismes du cœur de l'homme, par exemple, les grands mécanismes qui habitent les sociétés, les peuples, le genre humain tout entier, de telle sorte qu'à partir de ces mécanismes, de ces principes intemporels, éternels, nous puissions, ensuite, redescendre vers le concret de l'existence pour porter un jugement, à partir des circonstances concrètes qui sont autres qu'il y a cinquante ans, autres aujourd'hui, autres demain.

Prions pour que chacun puisse être habité par la sagesse, que nous autres, croyants, nous puissions sans cesse revenir à ce Christ qui se présente comme la Sagesse éternelle et que nous puissions partager ce goût de la sagesse avec tous les incroyants qui sont autour de nous, nombreux aujourd'hui dans notre société, et qui peuvent se passionner par la sagesse de nos anciens !

Monseigneur Luc RAVEL

Cathédrale Saint-Louis des Invalides
Dimanche 6 mai 2012
5ème dimanche de Pâques

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