Une Église mortifère ? par Daniel Bogner

L’ampleur des abus sexuels dans l’Église catholique est telle que la question se pose, et d’abord aux catholiques eux-mêmes : s’agit-il d’accidents malheureux dus à quelques prêtres pervers ou « en souffrance » passagère, ou faut-il incriminer un système devenu structurellement destructeur ? Pour Daniel Bogner, professeur de théologie morale à l’université de Fribourg (Suisse), le désastre résulte d’une « sacralisation » indue, au cours d’une longue histoire, de l’autorité, des institutions, des fonctions : elle a produit un corps sacral intouchable et un cléricalisme étouffant, pratiquant un entre-soi inaccessible à toute critique.

Le gouffre où les abus sexuels et spirituels ont plongé l’Église est très profond. À leur sujet, même des évêques parlent maintenant de « causes systémiques ». La sidération vient de ce que les révélations ne concernent pas les marges, mais le cœur du catholicisme européen, celui qu’on tenait pour spirituellement éclairé et sensible aux évolutions de la société. Or il n’y a pas eu, semble-t-il, de « ligne jaune » qui ne puisse être franchie : on voit ainsi un prêtre dominicain, auteur d’abus graves sur une longue période, se justifier en invoquant l’« amour d’amitié », qui permettrait des intrusions physiques et érotiques au titre de l’accompagnement spirituel ; des religieuses devenues enceintes après des relations sexuelles avec des prêtres sont invitées par leurs supérieures à se faire avorter… Les victimes d’abus sexuels et spirituels – garçons et filles, enfants et jeunes, religieuses sans défense et… non défendues – se comptent par milliers dans le monde. Comment en est-on arrivé là, à pareille « tolérance » devant les abus ?

Il faudrait évoquer tout un contexte favorable, ou une structure d’ensemble facilitant les occasions de passer à l’acte. C’est comme si l’on disait aux futurs auteurs d’abus : « Là, tu pourras le faire ! » C’est un réseau de comportements intériorisés, de pratiques et de doctrines, un habitus de l’institution qu’il importe de mettre en lumière, car ils jouent comme un poison ayant des effets mortifères. Évoquons quelques facettes imbriquées, qui se renforcent mutuellement, du « système » qui constitue le « cléricalisme ».

La couverture sacrale

La sacralité qui entoure les « ministères » (les charges ou les fonctions) et les structures qui les portent s’est déposée, au fil des siècles, comme une patine, qui fait que la figure et la forme extérieure de l’Église sont tenues pour sacro-saintes et objets de vénération. Ce sont moins les pratiques ­– ­l’activité concrète de l’Église – rendues possibles par cette configuration qui sont en cause que la figure de l’Église elle-même, qui devient la parole divine dans l’histoire. Le rituel liturgique porte une part de responsabilité dans l’affaire, car il renforce la symbolique autorisée par cette sacralisation des ministères.

L’éloge de la soumission

Des formes et des structures sacralisées suscitent la vénération déférente. Elles accentuent le comportement de déférence devant les fonctions et les détenteurs de fonctions. Les différences très réelles entre « les deux corps du roi » (Ernst Kantorowicz) s’effacent de plus en plus, et il en résulte une mentalité de sujets soumis à l’autorité de fonction, qui prétend agir « au nom du Christ » et profite du « pouvoir sacré » (la sacra potestas du droit canonique) qui appartient depuis toujours et exclusivement au Christ. Comment contesterait-on cela ? Qui oserait exiger un contrôle de ce pouvoir, voire y participer ? Et il y a aussi ceux qui occupent ces fonctions. Plus d’un parmi eux s’habitue vite et très volontiers à l’aura que lui confère le « bonus de ­l’ordination ». L’on peut toujours recourir à cette aura quand les moyens du bord de l’humaine condition ne semblent plus suffire ou devenir défaillants…

Une conception dangereuse du pouvoir

Des périodes de sacralisation ont servi à la mise en place d’une institution non seulement imperméable à la critique, mais soucieuse d’exclure pratiquement toute velléité de contrôle. De fait, critiquer une institution et corriger son action alors qu’elle brille des feux de sa sacralité, n’est-ce pas contradictoire ? On entend aussi l’objection inverse : « Pourquoi vouloir fragmenter la souveraineté d’une institution dont le pouvoir n’est que “délégué”, dont on ne dispose qu’en fidèle intendant et qui dépend d’une unique source (l’autorité du Christ) ? »

Si l’Église veut vraiment une conversion,
elle doit se mettre
à l’école de la liberté.

La pensée néoplatonicienne de l’Un et le cérémonial de cour de l’Antiquité tardive ont apporté leur concours au refus de mettre en place une authentique séparation des pouvoirs – dont même ceux des évêques disposés à la réforme parlent aujourd’hui. Si l’Église veut vraiment une conversion, elle doit se mettre à l’école non seulement des penseurs de la liberté (de conscience), mais aussi des philosophes de la liberté politique (et d’abord de ­Montesquieu, le penseur de la séparation des pouvoirs).

La connivence
dans le corps clérical

Une souveraineté indivise, protégée par l’aura du sacré et portée par une communauté qui n’a guère de réel statut participatif : c’est l’une des faces de la médaille. L’autre facette est constituée par les personnes concrètes et le corps du « personnel » qui porte ce système et doit « croire » en lui. La tradition de l’Église a fait en sorte qu’un filtre spécifique, selon le sexe, devienne le critère spécifique et principal de la sélection pour rejoindre ce groupe. Il en a résulté un clergé homogène par le sexe, qui a été souvent et simultanément, sans qu’on le remarque, un système de socialisation religieuse masculine, avec des rituels de reconnaissance et d’identification ainsi que des mécanismes de cloisonnement par rapport au monde extérieur. En tant que tel – une socialisation appuyée sur une connivence et disposant d’une aura religieuse assurant sa solidité –, l’état clérical signifie une promesse de protection et de réalisation de soi aussi pour des gens marqués par des déficiences psycho­sexuelles et affectives. Et il comporte aussi – explicitement et implicitement – une dépréciation constitutive de l’autre sexe, laquelle transparaît de multiple manière dans la doctrine et la pratique de l’Église.

La spirale de la légitimité sur la longue durée

Aux éléments qui précèdent s’ajoute un facteur qui n’est pas spécifique de l’Église, mais y prend un poids particulier. Partout où des réalités grandissent et s’établissent sur la longue durée, apparaît une logique d’auto-­confirmation par la « tradition » et la « longue durée ». Des types de comportements, des modèles de rôles à assumer et des arrangements institutionnels dans l’Église portent le poids de leur durée plus que millénaire. Mais ce poids du passé produit un état d’esprit qui se nourrit d’une apparence de légitimation. Discuter ouvertement de l’accès à l’ordination sacerdotale, de la constitution de l’Église (proche de celle d’une monarchie absolutiste) et de la pluralité des identités sexuelles apparaît, dans ce contexte, comme la rupture d’un tabou : ce qui, en réalité, est alors rompu, c’est le consensus silencieux qui veut que les choses sont bien comme elles sont. Le silence sur les propositions de renouvellement et l’ignorance de l’état des connaissances dans les sciences humaines sont ainsi devenus la première réaction naturelle de l’Église, et non pas la curiosité intéressée et la mise à l’épreuve créatrice.

Une logique qui ne cesse de faire des victimes

Les éléments rappelés ici à titre provisoire ne cessent de se compénétrer sans ordre fixé une fois pour toutes, et ils ont des effets bien au-delà de ceux qui viennent d’être rappelés. Ils représentent le cœur dangereux de la crise de l’Église – cette Église que beaucoup ressentent comme envahie par un poison, et dont la crise touche de multiples domaines. Quelque thème qu’on privilégie dans le débat interne sur les réformes de l’Église (rapports entre les sexes, participation des laïcs, regroupement de paroisses, burn-out de prêtres), tôt ou tard, on tombe sur ces questions. Les violences relèvent certes du domaine où les victimes sont les plus visibles et le plus profondément blessées. Mais tant qu’il ne pourra être mis fin aux réactions en chaîne que le poison actif ne cesse d’entretenir, l’Église ne cessera de produire de nouvelles victimes de toute sorte.

Aucun des éléments mis ici en avant ne mène directement, à lui seul, à des comportements de violence sexuelle. Mais, ensemble, ils ont créé une culture interne qu’on doit qualifier de « culture de l’occasion favorable » aux abus. Une existence surdéterminée par la « sainteté » mène à un surcroît d’exigences pour des acteurs mutuellement engagés par leur choix de vie : leurs défaillances, systématiquement non prévues, doivent être donc être tues. Mais des personnalités marquées par certaines dispositions psychiques sont vulnérables face aux « occasions » qui les sollicitent : ceux qui ont une tendance à la pédophilie, ou encore ceux qui ont naturellement du mal à garder les distances par rapport aux autres (aux enfants et aux jeunes en particulier) et sont tentés de passer outre les interdits quand le passage à l’acte est facilité par le système.

Ce faisant, ils sont simultanément eux-mêmes victimes du noyau toxique de l’Église. Ce terme de « victime » peut irriter ici. Il signifie simplement que la culture de l’Église favorise les délits et ne définit pas les bornes qui empêcheraient le passage à l’acte compte tenu de certaines dispositions, alors que dans l’État et la société existent des mécanismes de contrôle social, formels et informels, qui aident à ne pas passer à l’acte ou les empêchent. Sur ce point précisément, un organisme qui a un rapport contrarié à la transparence dans la communication, à la critique ouverte, au devoir démocratique de rendre des comptes et à la diversité des genres doit être considéré comme défaillant. Il ne s’agit pas d’excuser par là le comportement des auteurs de délits, mais de montrer à quel point les « facteurs systémiques » de l’Église ont des effets problématiques dans de multiples directions.

Pour tenter d’y remédier, il faudrait approfondir tous les sujets évoqués. Par exemple, que signifie la séparation des pouvoirs dans une foi qui part de l’idée qu’on peut présenter le règne de Dieu ouvert par la venue de Christ, et le salut par la foi en lui, grâce au modèle du rôle sacramentel du prêtre ? Ne serait-il pas nécessaire aussi d’exprimer visiblement et sans équivoque l’écart fondamental entre le « représentant » (les fonctions dans l’Église, les procédures et les structures) et le représenté (Dieu) – non seulement dans le discours spirituel et le langage religieux, mais dans toutes les formes d’organisation de l’Église ? Comment parvenir à la « dépossession ontologique » de la fonction sacerdotale, comment la traduire socialement, sans perdre ce faisant l’expression spécifiquement catholique de la foi ?

La crise ouverte par les abus sexuels et spirituels n’est ni périphérique ni marginale. Elle ne concerne pas seulement quelques centaines, voire quelques milliers, d’individus « malades » et quelques évêques maladroits, qui ont mal traité les problèmes. Elle relève d’un « système » qui l’a permise et la permettra encore si l’Église ne va jusqu’aux racines d’un mal qui détruit d’avance ce qu’elle prétend dire aux hommes. 

 

Daniel Bogner

 

Traduit de l’allemand
par Jean-Louis Schlegel

 

Lien à la Source

 

Retour à l'accueil