Salvatore Martello, maire de Lampedusa : "La Méditerranée a été abandonnée par les États européens"
02 nov. 2019Le maire de Lampedusa défend l’accueil des migrants et s'insurge contre la criminalisation des ONG qui portent secours aux migrants en mer. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants
Perdue au milieu de la mer Méditerranée, la petite île italienne de Lampedusa est le premier territoire européen sur la route maritime des migrants qui partent des côtes africaines, notamment libyennes et tunisiennes. Le maire de la ville, Salvatore Martello, défend une tradition d’accueil chère à l’île et fustige les politiques italiennes et européennes qui traitent de la question migratoire seulement dans l’urgence.
InfoMigrants : Les arrivées de migrants ont-elles augmenté ou diminué cette année ?
Salvatore Martello : Le flux de migrants ne s’est jamais arrêté à Lampedusa. Il y a eu un ralentissement en 2017, mais depuis 2019 nous avons constaté une légère augmentation des débarquements.
Les débarquements semblent reprendre pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la guerre entre les Turcs et les Kurdes en Syrie provoque la fuite de centaines de personnes.
Ensuite, je pense que la route libyenne est en train de se rouvrir. Dernièrement, les migrants arrivaient plutôt des côtes tunisiennes et étaient des ressortissants tunisiens. Mais on voit arriver de plus en plus d’embarcations d’Africains subsahariens parties de Libye.
IM : Quelle est votre position sur l’accueil des migrants ?
S.M. : Étant donné notre situation géographique [Lampedusa est située à seulement 150km des côtes tunisiennes, ndlr], nous devons accomplir un travail d’accueil, ce que nous avons toujours fait.
Même quand l’ancien ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, disait que les ports italiens étaient fermés, ils étaient ouverts à Lampedusa. Les débarquements n’ont jamais cessé.
Pendant 14 mois [temps pendant lequel Matteo Salvini est resté au pouvoir, ndlr], l’île de Lampedusa a été complètement effacée de la politique migratoire italienne. Matteo Salvini ne pouvait pas mentionner - et encore moins visiter - Lampedusa, car sinon il aurait été obligé de reconnaître que notre port était toujours ouvert et que les débarquements se poursuivaient.
Aujourd’hui, c’est différent. Nous avons un interlocuteur au ministère de l’Intérieur et nous participons aux décisions prises sur ce qui advient en mer et sur terre. La question migratoire ne peut être traitée comme une campagne électorale en continu. Soit, nous avons le courage de nous asseoir autour d’une table pour affronter sérieusement le problème, soit nous vivons en état d’urgence permanent.
IM : Quelle est la procédure quand les migrants débarquent à Lampedusa ?
S.M. : Dans le cadre d’une procédure ordinaire, c’est-à-dire quand les migrants arrivent accompagnés par les garde-côtes italiens au port de Lampedusa, ils sont emmenés au hotspot de l’île après avoir vu un médecin. Ils sont ensuite transférés sous 48 heures en Sicile.
Lors des débarquements "fantômes", c’est-à-dire quand les migrants arrivent de manière autonome sur les plages ou au port, ils sont signalés par la population puis pris en charge par la police qui les conduits au hotspot. Là aussi, ils sont transférés sous 48 heures en Sicile.
Dans le seul centre de l’île, nous pouvons héberger 96 personnes. À chaque fois que le système de transferts coince avec les autres régions italiennes, nous nous retrouvons rapidement en situation de surpopulation.
IM : Que pensez-vous des navires humanitaires qui portent assistance aux migrants en mer Méditerranée ?
S.M. : La guerre contre les ONG a été purement idéologique. La Méditerranée a été abandonnée par les États européens. Les différentes opérations européennes telles que Sophia, Frontex, Mare Nostrum… n’existent plus. Il n’y a plus personne dans la zone de recherche et de sauvetage (SAR zone).
Quand l’ancien ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, dit que le nombre de morts a diminué, c’est faux. La réalité est qu’il n’y a plus personne pour compter les morts.
Si quelqu’un veut faire croire que les ONG exercent d’autres activités que le sauvetage, qu’il le prouve et la justice s’en saisira. Mais à l’heure actuelle, je ne vois aucune enquête sur le sujet.
IM : L’île de Lampedusa est composée d’une majorité de pêcheurs, vous êtes vous-même fils de pêcheur… Que pensent-ils des arrivées de migrants ?
S.M. : Comment les pêcheurs peuvent-ils respecter une loi qui incite à ne pas sauver de vies ? [Le maire fait référence aux décrets anti-migrants signés par Matteo Salvini qui prévoient une amende pour toute personne qui secourt un migrant en mer, ndlr].
Les règles internationales de navigation ont été bafouées parce que les personnes qui nous dirigent ne comprennent rien à la mer [les conventions maritimes internationales stipulent qu’il est obligatoire de porter secours à toute personne en détresse en mer].
Si tu portes secours à un bateau en détresse, tu peux être dénoncé pour complicité, ton bateau peut être séquestré et tu peux être soumis à une amende de 50 000 euros. C’est en fait une incitation à ne pas sauver de vie.
IM : Comment la population réagit à l’arrivée de migrants sur l’île ?
S.M. : Le contexte actuel n’arrange pas les choses : en Italie mais aussi chez nos voisins européens, les migrants sont traités de délinquants et de terroristes. Les gens ont peur et réclament plus de sécurité. Forcément, tous ces discours ont changé le point de vue des habitants de Lampedusa.
Le phénomène migratoire est traité sous le prisme de l’urgence alors qu’à Lampedusa ça dure depuis les années 1990. Le poids de cette crise pèse. Quand on n’a pas d’interlocuteur au gouvernement italien, que l’Union européenne n’apporte pas son soutien à la population, forcément il y a de la colère.
Leslie CARRETERO et Benjamin DODMAN