« Le jour où J’ai revu Bernard Preynat »
26 janv. 2020La voix. Non pas le ton, tant l’homme de 74 ans qui se tient à la barre semble manquer de souffle. Mais l’accent, stéphanois mâtiné de Haute-Loire. Un accent que tous les petits scouts à Saint-Luc, qui comme moi ont connu enfants le « père Bernard », ont retrouvé, dès la première audience, dans leur mémoire. Car le procès de Bernard Preynat, jugé à Lyon du 14 au 17 janvier pour « agressions sexuelles sur mineurs », fut d’abord le procès de la mémoire. Une mémoire que l’on va fouiller, révéler et, au final, exorciser durant les quatre jours d’audience, en une véritable « catharsis », selon le terme utilisé par la mère d’une des victimes.
Mémoire d’abord des anciens enfants, agressés entre 8 et 12 ans, qui, des dizaines d’années après, ressentent encore les ravages de ces actes sur leurs relations avec leurs proches, leur vie affective… Mémoire aussi de Bernard Preynat, qui, grâce à la fermeté tout en douceur de la présidente du tribunal, Anne-Sophie Martinet, a sans doute pu enfin, pour la première fois de sa vie, faire ce travail-là. Mémoire enfin de toute une communauté catholique, nombreuse sur les bancs du public, qui espère remettre en ordre les morceaux d’un puzzle qui a fracassé tant de personnes.
Évidemment, c’est Preynat que nous attendions. Des victimes, grâce à l’incroyable travail de l’association La parole libérée, on avait pu entendre les souffrances. Mais le « père Bernard », lui, se terrait en silence, venant juste hanter les cauchemars de nos nuits depuis 2015 et la découverte des terribles crimes qu’abritaient aussi nos « années scoutes ». Et tous, nous étions si loin du compte. Je dois avouer que jamais je n’aurais pensé qu’il y avait eu tant d’agressions. Et d’agressés.
La vérité que le tribunal a mis à jour
Certains ont pu trouver décevante la confrontation entre les victimes et l’ancien prêtre, qui a semblé tellement loin d’une contrition, se contentant d’égrener mécaniquement un « Je m’excuse » peu convaincant. Mais la contrition, le pardon, ne peut venir sans un travail de vérité. C’est cette vérité que la présidente du tribunal, avec une extraordinaire humanité, s’est efforcée de mettre au jour. Avec son regard attentif sur le prévenu, sans que jamais ne perce un jugement. Parfois un soupir, un silence, encourageant, permettant doucement de conduire le criminel à préciser les aveux. « La main dans le slip, Monsieur Preynat ? », « Une masturbation, Monsieur Preynat ? ». Un « oui », soufflé par l’ancien prêtre, avant qu’il ne se reprenne dans un « Je reconnais » mécanique. Parfois, il nie, étrangement, tel détail, avec une précision qui glace : « Non, lui, juste un doigt entre le ceinturon et son short » ; « lui, un baiser sur la bouche, oui ». Tout semble planifié, prévu. Combien ? « Deux garçons par semaine, quatre durant chaque semaine de camp. » Pendant vingt ans… « Une petite commune de France, vous avez agressée, Monsieur Preynat », lui jette maître Yves Sauvayre, l’un des avocats.
Cette mécanique de la perversion en série va se dire, doucement, dans la dignité pour les victimes et aussi, oserais-je dire, la dignité du coupable. En quatre jours, la présidente du tribunal, une femme, parvient ainsi à ce qu’aucun des supérieurs hiérarchiques de l’ancien prêtre n’est arrivé à faire en soixante-dix ans. Se dessine progressivement le portrait d’un homme profondément pervers, narcissique, consommateur de « chair fraîche » – plusieurs centaines de victimes. Un homme, explique un psychiatre, pour qui « l’autre » n’existe pas. Et qui a inversé le plus élémentaire des commandements évangéliques.
Le procès d’un homme et non celui de l’Église
L’Évangile… Grâce à la très bonne tenue des débats, ces quatre jours ne furent pourtant jamais le procès de l’Église. Ce fut le procès d’un homme. Mais d’un homme d’Église. « Aviez-vous conscience d’être un prêtre, considéré au-dessus ? », lui demande la procureure, Dominique Sauves. Oui. D’ailleurs, Bernard Preynat se met une fois en colère pour évoquer la perte de son statut de prêtre, prononcée en juillet dernier par le tribunal ecclésiastique. Comme s’il avait perdu ce à quoi il tenait le plus. Preynat prêtre, nous y avons pourtant tous cru. Me vient alors le souvenir du « père Bernard », allongé par terre, devant l’autel, dans une attitude d’humilité, sans doute pendant une Semaine sainte. Cela avait impressionné la petite fille que j’étais. Je prends conscience que, comme beaucoup ici, il fut le premier prêtre que nous ayons vraiment connu.
Au fond, qu’était-ce un prêtre dans ces années-là ? Un organisateur ? On l’a beaucoup dit. Une personne dotée d’un charisme ? Je ne sais pas. Pour nous les filles, pour lesquelles il n’avait guère d’intérêt – et cela nous a sauvées –, pas vraiment. Il était normal, nous disait-on, qu’un prêtre s’intéresse plus aux garçons. Normal ?
Parce qu’il était prêtre, il pouvait être autoritaire, affirmait-on aussi. Un prêtre, c’est donc fait pour commander ? Un prêtre, « c’est un homme hors du commun », lance la procureure. Hors du commun, donc hors de tout contrôle et de toute contestation ? Cléricalisme, quand tu nous tiens…
Un prêtre mis dans une situation de surpuissance
Un homme aussi qui assure n’avoir pas utilisé les heures du catéchisme ni la sacristie comme champ de « chasse », « parce que là, j’étais dans le cadre de mon sacerdoce ». Drôle de vision chrétienne de l’unité de la personne. Peut-on être prêtre juste quand cela vous arrange ? Coupable tout le temps, « dans le péché », dira-t-il, sauf le temps d’une confession, qui vient tout laver d’un coup de baguette magique ? Ce fut donc aussi le procès d’un homme d’Église, un prêtre que son institution, sa hiérarchie, sa communauté n’a pas su former, contrôler, ni empêcher, ni enfin juger. Un prêtre mis dans une situation de surpuissance, dans un huis clos malsain avec son curé, sans jamais avoir des relations avec des personnes qui ne seraient pas « ses » ouailles ou « ses » scouts. En abus de pouvoir. Ce ne fut pas le procès de l’Église, mais l’Église doit relire ce procès, tant s’y sont reflétés ses faiblesses et travers.
Il aura fallu une autre justice que celle de l’Église, avec un procès public, pour que l’on entrevoie enfin la vérité de Bernard Preynat. À la fin du procès, l’ancien prêtre a lu quelques lignes émouvantes. Vrai repentir ou énième simulation ? Ce sera au juge de trancher. Il nous reste le vertige devant le gouffre creusé par cet homme entre ce qu’il était et ce qu’il devait être. Un gouffre où l’Église s’est en partie laissé entraîner. Il nous faut désormais reconstruire. Par-dessus le gouffre.
Isabelle de Gaulmyn