« Il y a une soif de spiritualité chez les policiers » : reportage à l’aumônerie de la préfecture de police de Paris
04 déc. 2020Il y a une soif de spiritualité chez les policiers. Reportage à l'aumônerie de la Préfecture de police © V. Jeanjacquot
A l’heure où le sujet des violences policières anime le débat public, nous publions en exclusivité ce reportage de Paul Marion, réalisé au coeur du service d’aumônerie de la préfecture de police de Paris. Cet article a été écrit quelques mois avant la diffusion de la vidéo montrant le passage à tabac du producteur de musique Michel Zecler par trois policiers. Il apporte un éclairage différent sur la crise que traverse actuellement la police. Pour la qualité de cet article, Paul Marion vient de recevoir le Prix Ajir, décerné chaque année depuis 2017 par l’Association des journalistes d’information sur les religions (AJIR).
Reportage
C’est une petite pièce aux murs blêmes et à la moquette grise. L’unique fenêtre jette une lumière pâle sur ses deux meubles, une table ronde en formica et une armoire en fer. Quatre hommes en costume civil sirotent leur café en dosette. Scène quotidienne après déjeuner dans une entreprise ? Pas vraiment. Autour de la table, le commissaire divisionnaire Jean, l’officier de police Marcel et le brigadier Thomas échangent à voix basse. En retrait, un septuagénaire aux cheveux blancs et à la moustache fournie les écoute.
Le père Denis Chautard tient sa permanence au foyer de l’aumônerie, dans les entrailles de la préfecture de police de Paris (PP). « C’est un rituel tous les mois. On sait qu’on peut parler librement avec le père Chautard, sans que ça remonte à la hiérarchie », se réjouit l’un des trois fonctionnaires de police. Le « padre », comme ils le surnomment, est la figure centrale du service d’aumônerie fondé en 2016, également composé d’un pasteur, d’un rabbin, d’un imam et d’un prêtre orthodoxe. Aux côtés des psychiatres, psychologues, médecins du service social de la PP, ils viennent chaque année en aide à plusieurs dizaines de policiers.
“Ecouter, c’est notre vocation”
« Nous accomplissons un job d’assistante sociale », lance le prêtre orthodoxe Filleau avec sa gouaille de gendarme retraité. « Écouter, c’est notre vocation », nuance le représentant musulman Nadir Mehidi, dans son uniforme de gendarme aux galons brodés du croissant de l’islam. Sur les étagères de son bureau, des manuscrits en cuir du Coran cohabitent avec les drapeaux tricolores. Celui qui officie également comme aumônier de la Gendarmerie nationale assure être sollicité « régulièrement » par des policiers, tout en refusant de donner la fréquence précise de ses interventions.
Pour parler de religion ? « Ce sont souvent des personnes de confession ou de culture musulmane qui viennent me voir, confirme l’imam au ton professoral. Mais beaucoup viennent me parler de leurs problèmes de stress. Surtout les enquêteurs et les personnels de la Brigade anti-criminalité (BAC). Des gens qui fatiguent vite », précise ce père de trois enfants.
“La PP, ça ne s’arrête jamais”
Toujours sur le pont, les gardiens de la paix parisiens frôlent parfois la noyade. Le vaisseau amiral de la police française grouille de 46 000 fonctionnaires… et d’autant de sujets de malaise : journées interminables, agressions en service, pression du ministère de l’Intérieur. « La PP, ça ne s’arrête jamais. Le plus dur ? Les réveils en pleine nuit », affirme Patrice Latron, ex-numéro deux de l’institution entre 2015 et 2017. Aux difficultés habituelles de la profession s’ajoutent les problèmes de logement et d’éloignement familial propres à la capitale. « On se sent vite seule à Paris. Je dispose d’un seul dimanche sur six pour voir mon conjoint vivant en province », assure une policière qui exige l’anonymat.
Pour sortir la tête de l’eau, les policiers saisissent les quelques heures avec les religieux comme une bouée. Pendant une demi-journée, ils quittent l’uniforme. Loin de la PP, parfois même loin de Paris. Le prêtre orthodoxe Filleau invite ses coreligionnaires, principalement d’anciens légionnaires russes et roumains reconvertis dans la BAC parisienne, dans sa paroisse de l’Eure. 48 minutes de TER de la gare Saint-Lazare à Vernon-Giverny, puis dix minutes de voiture jusqu’à une chapelle d’ardoise au milieu des champs blonds. À l’intérieur, les murs épais sont constellés d’icônes. La fraîcheur des lieux invite au recueillement, rarement à la confession.
Dans les rangs d’une profession majoritairement masculine, on a parfois du mal à fendre le gilet pare-balles. « L’image du policier “Robocop” qui ne pleure pas, ne montre pas ses fragilités, reste très présente », déplore l’officier Marcel avec une pointe d’accent antillais. En cette période de mise à l’index de la profession, la pudeur règne plus que jamais au 36 quai des Orfèvres. Mais le cœur des policiers n’en est pas moins lourd. « Les événements récents, comme le tabassage du producteur de musique Michel Zeclerc, sont très mal vécus en interne, perçoit le père Chautard. Les policiers supportent mal les accusations de racisme et surtout l’amalgame entre quelques voyous et l’ensemble de l’institution. »
Aider les policiers à briser le silence
Alors le prêtre échange avec trois ou quatre policiers chaque semaine, convaincu que la foi constitue un bouclier contre les abus de violence. « Des policiers chrétiens me disent qu’avant d’intervenir dans des situations de grande tension et d’agressivité, ils prient pour rester maître d’eux-mêmes et garder leur sang-froid », note le « padre ». N’allez pas voir dans ces échanges du prosélytisme. « La PP est une institution laïque “plus plus” », sourit le Normand. Son objectif, dans un contexte sensible où, selon ses propres mots, « les policiers sentent que la confiance qu’on leur accorde en temps normal est affectée » ? Aider les policiers à briser le silence avant qu’une détonation ne le fasse. Depuis plusieurs mois, les suicides déciment les unités. Le 9 juin, le jour même de sa permanence catholique, un membre de la police judiciaire parisienne a retourné son arme de service contre lui.
Un accompagnement spirituel lors des drames
Certains suicides hantent l’aumônier catholique. Lorsqu’il évoque la mort de Sandra Ferreira, sa gorge se noue. Dans la nuit du 22 août 2019, la gardienne de la paix de 27 ans affectée au XIXe arrondissement se tire une balle dans la tête sur le parking de son immeuble. À 20 heures le lendemain, le téléphone du père Chautard carillonne. L’officier de garde l’avertit du décès et le charge des obsèques de la jeune catholique. Les images de ses collègues éplorés à la cérémonie à l’église des Quinze-vingts, dans le XIIe arrondissement, restent gravées dans sa mémoire. « Je me souviens d’un ami de Sandra, un colosse tatoué à genoux, un chapelet dans les mains », évoque-t-il, la voix tremblante d’émotion. L’accompagnement spirituel lors des drames représente la mission centrale de l’aumônerie, peut-être la plus lourde.
Les attentats du Bataclan : un traumatisme
Surtout lorsque ces drames sont collectifs. Le 3 octobre 2019, l’agent administratif Mickaël Harpon assassine quatre de ses collègues dans les murs de la PP. Les coups de couteau rouvrent les plaies encore vives des attentats du Bataclan. Un traumatisme pour les policiers parisiens, en particuliers ceux du XIe arrondissement qui sont intervenus dans la salle de concert. Bouleversés, ces derniers demandent un soutien spirituel. Patrice Latron est alors directeur de cabinet du préfet de police Michel Cadot. Il propose au préfet de créer un service d’aumônerie pour les policiers parisiens, qui rassemble des représentants des cinq religions. Approuvé. « J’ai une expérience de militaire. Je sais l’importance des conseils spirituels d’un aumônier face à la mort, pour l’avoir vécu à Sarajevo », confesse l’ancien officier de l’Armée de terre, vétéran d’ex-Yougoslavie. L’ancien commandant d’infanterie voit les policiers revenir à la foi au moment des attentats ou des suicides. Comme les soldats sur un théâtre d’opération. « Il y a une soif de spiritualité chez les policiers face à la mort », remarque le haut fonctionnaire.
Contactée quelques heures après les événements du 3 octobre, l’équipe d’aumônerie se précipite au chevet des proches et des familles des victimes. Dès le lendemain, les cinq compères se rapprochent et organisent un hommage œcuménique dans les locaux de la PP, quai de l’Horloge. S’ensuit un tourbillon d’hommages, qui ne les laissent pas indemnes. »Que dites-vous à une mère qui a perdu son fils de 30 ans ? » interroge Nadir Mehidi, qui parle de l’attaque au couteau comme « d’une fracture [dans sa vie] qui ne se refermera jamais ».
Cinq aumôniers unis autour d’une mission commune
Dans ces circonstances dramatiques, l’imam peut compter sur Moshe, l’aumônier juif de la PP et de la gendarmerie. L’unité de l’aumônerie tient d’abord à des amitiés. Les bureaux du rabbin Moshe Lewin et de l’imam se jouxtent sous les arcades du fort d’Issy, le siège de la gendarmerie nationale. « L’année prochaine, nous prévoyons d’aller ensemble visiter Jérusalem ! » s’enthousiasme le référent israélite coiffé d’une kippa noire en velours. Voisins eux aussi, le père Chautard et le pope Filleau se croisent toutes les semaines dans leur ville de Vernon. Des amitiés qui permettent de confier ses doutes. Certes, les cinq aumôniers reconnaissent tous l’utilité de leur mission. « Mais l’aumônerie, c’est encore quelque chose de récent. Nous restons relativement méconnus à l’échelle de la PP », regrette le père Chautard, qui estime avoir « un pied dedans, un pied dehors ». Le brigadier Thomas le rassure : « Dans notre solitude, votre présence réconforte. »
Le père Filleau ressent cette bienveillance. Lors des cérémonies, les policiers sont nombreux à traverser la mer d’uniformes bleus pour venir le saluer. Conforté par l’accueil réservé à la toute première aumônerie de la Police nationale, Patrice Latron milite désormais pour étendre le dispositif à Lyon ou Marseille. Le brigadier Thomas, lui, se bat pour faire connaître l’aumônerie dans son commissariat, touché par un suicide en début d’année. Avec un credo pour ses collègues : « Il faut bien se raccrocher à quelque chose. »
Paul Marion.