(Photo DR)

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François Mitterrand a tout été : ministre, chef de l'opposition, deux fois candidat malheureux à la présidence. Comment sera le nouveau chef de l'Etat ? s'interrogeait L'Express en 1981.
Le mal que nous avions, avouons-le, à l'imaginer en vainqueur ! Il confiait, voilà quelques années : "C'est drôle, le jeu de l'oie ! Plein d'essence philosophique... Alors que vous allez atteindre la dernière case, un coup de dés vous ramène à la première. Vous tombez dans le puits, et ensuite vous gagnez dix cases. C'est l'image même de la vie." 

De la sienne, assurément. Au jeu de l'oie de la vie, au Monopoly de la politique, il est souvent repassé par la case départ. Voilà trente-cinq ans qu'il dure. Il atteint enfin l'inaccessible étoile à l'âge où la plupart des Français qui sont nés comme lui en 1916 vont prendre leur retraite. Que sait-on de cet homme dont la carrière est la mieux remplie de celles de tous les politiciens de l'après-guerre ? Qu'il est baigné de mystère plus que de magie. Qu'il croit si fort en son destin qu'il en a changé plusieurs fois, finissant par le transformer en espérance collective. Qu'il est tissé de paradoxes, logeant en lui au moins deux êtres différents et presque inconciliables : l'esthète amoureux des choses de la nature, de l'écriture, et soucieux de le faire savoir le politique roué, rompu à toutes les batailles pour le pouvoir. Un personnage romanesque, comme le décrivait François Mauriac, qui s'est enfin échappé du roman pour entrer dans l'Histoire. On ne naît pas à gauche ou à droite, on naît où l'on peut. François Mitterrand est issu d'une famille de petits-bourgeois honnêtes et travailleurs qui aimaient Dieu et l'ordre, Maurice Barrès et la patrie. Son père, cheminot, qui commença par pousser des wagonnets, finit chef de gare à Angoulême. Des gens très pieux, les Mitterrand. Des démocrates chrétiens qui l'imbibèrent de culture classique et de vieil humanisme. 

Une jeunesse de terroir

Une enfance passée au pied des crucifix sur laquelle il a beaucoup écrit, s'attendrissant sur des odeurs persistantes d'encens et de confitures rustiques. Non, il ne provient pas de ces familles de Charente où l'on épouse des porcelaines de Limoges ou des vins de Bordeaux. A table, chez les Mitterrand, on ne parlait jamais d'argent : c'était interdit, mal élevé. "L'argent corrompt, pense-t-il, en tout cas l'accumulation de l'argent." Cette belle famille comme on n'en fait presque plus - quatre garçons et quatre filles - est de celles qui rêvent pour leurs fils d'un supplément d'âme à travers le sabre ou le goupillon. L'un des frères, Jacques, est général d'aviation. Le séminaire, François y a songé adolescent. Tous les soirs, dans la grande maison natale, il prie avant de s'endormir. Et il doit rêver, en s'endormant, d'être prêtre, soldat ou poète. Prier, lutter, créer ont toujours été les choix extrêmes des hommes fous d'absolu. Il est Rastignac ou Julien Sorel, montant à Paris à 17 ans avec, en poche, un mot de ses parents pour François Mauriac, qui est leur idole. Avec le personnage de Balzac, il a en commun d'être parti de Charente. Ses dents sont longues, il les aura dures. 

1934-1936 : les jours tourbillonnent ; il observe. A une époque où la jeunesse est à fond du côté de Maurras ou du côté de Lénine, il est au milieu ou ailleurs. Il s'en souviendra pourtant en 1968, avec l'embellissement que font les souvenirs : "J'aimais que mes 20 ans fussent au commencement d'un monde." Ses camarades d'alors, Georges Dayan, futur socialiste, ou François Dalle, futur P.d.g. (L'Oréal), ne lèvent pas le poing, ne partent pas pour l'Espagne, ne rêvent pas de révolution. Il a décrit honnêtement cette jeunesse conformiste : "Je ne suis pas né socialiste ; il faudra beaucoup d'indulgence aux docteurs de la loi marxiste, dont ce n'est pas le péché mignon, pour me le pardonner. J'aggraverai mon cas en confessant que je n'ai montré, par la suite, aucune précocité." Fait prisonnier en 1940, il s'évade deux fois : repris. La troisième est la bonne ; il le rappelait volontiers juste avant l'élection. Le jeune homme termine la guerre en croyant moins en Dieu, mais en aimant plus la liberté. A Vichy, il crée un Comité des prisonniers évadés. Ses ennemis gloseront - injuste-ment - parce qu'on lui octroie la Francisque, et qu'il l'accepte. L'envers de la médaille était pourtant la meilleure des couvertures pour passer inaperçu dans la capitale du Maréchal. De Gaulle, dans ses Mémoires, et bien d'autres lui ont décerné assez de brevets de Résistance pour qu'on ne confisque pas à Mitterrand - "Morland" est son pseudonyme de guerre - sa part de légende. Résistant, il l'a toujours été. Dans le long cours d'une vie pleine de creux et de bosses, de glorieuses envolées et de sérieux accidents, de beaucoup de compromis et de quelques reniements, il pourrait tout de même, à la question "Qu'avez-vous fait de votre vie ?", répondre : "J'ai résisté." Sans jamais déplacer vraiment les lignes d'horizon, les temps ne s'y prêtent plus. François Mitterrand est un sage de tribu dans l'ordre, mythologique, où de Gaulle serait un héros et Giscard un marquis.  

Avant guerre, il a eu le temps de collectionner quelques jolis diplômes : droit, lettres, sciences politiques. Il sera un peu journaliste, mollement avocat. C'est la politique qui le retient : il a plus d'ambition que d'idéal, et s'en cache mal. En 1946, il se fait élire député de la Nièvre, siège qu'il occupe encore aujourd'hui. La même année, il devient le plus jeune ministre de l'après-guerre. Il a 30 ans et pas de convictions : c'est un avantage. Il obéit alors aux deux grandes règles de la République : n'être ni gaulliste ni communiste. Il adhère à un petit parti plutôt situé à droite - on y trouve Pléven, Soustelle, Claudius-Petit - l'Union démocratique et socialiste de la Résistance (U.d.s.r.), qui contient tous les mots magiques de l'après-guerre. 

Ni blanc ni Ni rouge... Ni noir.

En onze ans, alors que de Gaulle s'enferme dans un splendide isolement, il est onze fois ministre. Il est de tous les cabinets, de toutes les combinaisons, de toutes les valses de la primesautière IVe. Il n'infléchit pas l'Histoire, il l'épouse. Les communistes de son département lui envoient des tomates à la figure. Il s'est marié, à la sortie de la guerre, avec Danielle Gouze, dont la soeur, Christine, épousera Roger Hanin. C'est un beau jeune homme dans le genre brun taciturne. Sa femme, il la présente ainsi à sa famille : "Danielle, laïque, démocrate et socialiste." Elle est discrète, elle le restera tout au long de la vie publique de son mari, dont elle désapprouve pourtant certains choix. Elle aime les animaux, les plantes vertes et la reliure, où elle excelle. Danielle Mitterrand préférait vivre, ces dernières années, dans la bergerie de Latché, que possède le couple près d'Hossegor, plutôt que dans l'hôtel particulier de la rue de Bièvre. Ils ont deux fils : Christophe, 34 ans, journaliste à l'A.f.p ; Gilbert, 32 ans, professeur de droit.  
 
1946-1958 : le temps des compromis. De de Gaulle à de Gaulle, les palais ministériels sont désertés. La nature - politique ou non - ayant horreur du vide, Mitterrand la remplit. L'impérieuse ambition frémit en lui, aussi fondamentale que son ambiguïté. Impossible de lui accrocher une épithète sans la faire suivre aussitôt de son contraire. Certes, il est rusé, madré, prudent, ondoyant trapéziste, calculateur. Et "florentin", terme dont on le qualifie presque par principe. Mais il est aussi susceptible, pudique, réservé, distant, réfléchi, audacieux. Il est surtout opiniâtre comme personne. Il a peu d'amis, mais ses amitiés sont exigeantes, scrupuleuses, fidèles. Douze années pendant lesquelles il ne fut ni blanc ni noir. Ni rouge, certainement. Dans son journal, Le Courrier de la Nièvre, il écrit en 1958 : "Je ferai tout pour épargner à la France les horreurs d'une dictature collectiviste." Le politicien au flair redoutable masque le rêveur lamartinien qui trempe sa plume dans la sève des arbres. Il est déjà cet homme habile qui parvient à donner aux Français l'image d'une certaine simplicité dont il manque totalement, moins par sophistication que par complexité. D'ailleurs, ce n'est pas un mondain, on ne le voit jamais dans les cocktails et les dîners en ville. Plus dans les tablées familiales, amicales, où il pense à voix haute. C'est un gentilhomme campagnard en qui bouillonne, indicible tourmente, un mélange de prélat et de proconsul. Du premier il a des douceurs feintes, des courtoisies obligées ; du second, de l'ardeur au combat, et du goût pour la polémique. Lorsque de Gaulle jaillit en 1958, Mitterrand, l'antigaulliste de toujours, plonge. Il est alors l'un des très rares à s'opposer à ce qu'il appellera plus tard "le coup d'Etat permanent". A l'Assemblée, il est l'orateur le plus véhément, tendant vers le fondateur de la Ve un poing hargneux pas encore armé d'une rose : "Il y a incompatibilité d'humeur entre de Gaulle et la démocratie." Son irréductible opposition n'est pas comprise par ses électeurs : il perd, seule fois en trente-cinq ans, son siège de député - qu'il réussit à troquer contre un fauteuil de consolation au Sénat - et entame une traversée du désert. 

En politique tout se paie

Avec cactus. La nuit du 15 au 16 octobre 1959 lui laisse-t-elle toujours des cauchemars ? C'est l'affaire de l'Observatoire. Quelle main arma la mitraillette qui tira sur sa 403 dans les jardins de l'Observatoire, le contraignant à escalader les grilles ? Machination ou provocation ? Pourquoi l'a-t-on accusé d'avoir monté lui-même un attentat bidon ? Parce qu'un certain Pesquet l'en avait averti quelques jours auparavant. Mitterrand n'y a-t-il pas cru ou a-t-il laissé faire pour redorer son image ? Même ses amis ont douté quelque temps. En politique, tout se paie, le vrai comme le faux, et le faux parfois plus cher que le vrai. Mais aussi les échecs ne sont jamais si durs qu'ils sont fugaces, et le désespoir, c'est bien connu, y est une sottise. Son passé, dès lors, le suit comme un cortège de brumes. Pourtant, Sisyphe dégringolé roulant inlassablement son rocher, il remonte les marches depuis le gouffre de l'Observatoire, A gauche, après l'avoir tenu à l'écart comme un pestiféré, on se met à le respecter à mesure qu'il exaspère Ies gaullistes. Et bien qu'il soit l'homme d'une phrase jamais vraiment pardonnée par la gauche pure et dure : "L'Algérie, c'est la France ; la seule négociation, c'est la guerre." On n'est pas innocemment ministre de l'Intérieur. En revanche, pour la droite qui le hait, c'est un bradeur de colonies. Comment l'humeur de gauche vint-elle à François Mitterrand ? Il l'avait à l'âme comme un certain vague, un léger barbouillage. François Mauriac, pendant la guerre d'Indochine, écrivait dans son Bloc-Notes de L'Express : "La haine inexpiable de ses adversaires désigne François Mitterrand comme l'un des chefs - il en faut plusieurs - de cette gauche française qui finira bien par se constituer." Oh, il n'est pas marxiste ! Ou bien sans les sacrements. Pas plus que Marx sur la fin de sa vie ou qu'une certaine gauche intellectuelle qui n'a pas lu Le Capital de peur d'être influencée. Mais, synthèse d'un calcul et d'une foi, il sait que, désormais, sans les voix communistes, pas de salut à gauche. Il devient en 1965 président de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (F.g.d.s.).  
 

Sa sincérité parait d'autant plus irréversible que, candidat pour la première fois à l'élection présidentielle, il met de Gaulle en ballottage. Il pèse 32 % au premier tour, 45 % au second. L'année suivante, il invente le "contre-gouvernement". Il a sauté par-dessus Gaston Defferre, doublé Guy Mollet et Maurice Faure. Il s'est converti lentement sans avoir jamais été saisi par la grâce ou par l'illusion. Mai 68 : il n'y comprend pas grand-chose. Croyant au départ de De Gaulle, il se présente comme recours et se prend à nouveau les pieds dans les plis de l'Histoire. Mais ses blessures ne le désarçonnent pas, elles le caparaçonnent. Son habileté tactique éclate en 1971, au Congrès d'Epinay, où il devient le boss du socialisme français. Il restaure entièrement la poussiéreuse baraque nommée S.f.i.o., et, lui qui ne l'a jamais habitée, arrache les titres de propriété aux Guy Mollet et Alain Savary, ralliant Gaston Defferre sur sa droite et Jean-Pierre Chevènement (Céres) sur sa gauche. 

"Chiens et chats dans la même maison"

A 'l'intérieur de son parti, on le dit assez régalien, interdisant par exemple à ses collaborateurs de fumer pendant les réunions, et assez peu soucieux de la lettre des statuts. L'autorité, il en a et il la respecte : c'est son côté chrétien. Mais le Président n'ira pas à la messe. Et voici la mésaventure - de l'Union de la gauche. Parlant des socialistes et des communistes réunis sous l'étendard du Programme commun, il dira : "Des chiens et des chats qui dorment dans la même maison, tout en s'observant." Toute la pensée de François Mitterrand à cet égard est contenue dans une réponse qu'il a faite à Jean-François Revel : "Je n'ai pas à me préoccuper de savoir si les communistes sont sincères ou non. Je dois veiller à ce que tout se passe comme s'ils l'étaient." Le pouvoir Il affirme que l'idée ne l'obsède pas. Hum, il a couru après sans courir, tout en courant. Mais l'esthète qui est en lui aime aussi marcher. Musarder sur les quais de la Seine, rêver dans sa campagne devant les tuiles bleues d'un toit en pente. Choses qu'il décrit très bien dans ses nombreux livres, sur le ton lyrique et un peu suranné qui est le sien, balançant entre Chateaubriand et Lamartine. Ce n'est peut-être pas un "grand écrivain", comme le prétend son ami Paul Guimard, mais c'est un excellent styliste.  

Battu en 1974 d'un battement de coeur après une lutte héroïque, il affirmait, ces derniers jours, avoir fait campagne en flânant. Mû par, comme qui dirait, une espèce de force tranquille. Soit. Il y a trois mois, la presse, l'opinion publique le renvoyaient déjà à ses roses, celles d'Hossegor, et à ses livres, il en a toujours un en poche. On l'imaginait, bougonnant ses souvenirs de quelques républiques, achevant son grand roman sur Laurent de Médicis, commencé il y a vingt ans. Alors Mitterrand demain ? Il a déjà prévenu "qu'il serait comme avant", qu'il prendrait le temps d'avoir du temps, qu'il soustrairait des journées à l'action pour lire, écrire bien sûr, aller voir des films, contempler les feuilles d'automne et apprécier les jolies femmes. Certains vont continuer à l'appeler François, les autres lui donneront du "Monsieur le Président", formule qui permet de garder les distances. Mitterrand aime les distances. Il n'est pas facile de s'en faire un ami. II semble toujours regarder plus loin ou à côté, avec ce sourire qui ne sonne pas juste, surtout avec les inconnus, et se crispe même lorsque, au cours de la campagne, une grosse dame enthousiaste lui agrippe le bras et lui demande de l'appeler Madeleine, parce qu'on est entre camarades. Au secrétaire d'une section de province du P.s. qui lui propose : "On se tutoie ?", il répond : "Comme vous voudrez."  

Tout cela est, du reste, inscrit sur l'ourlet un peu hautain de la lèvre. Quel air aura-t-il sur la photo officielle de chef de l'Etat ? Saisira-t-on cette silhouette un peu courte et épaissie de Sphinx qui n'a pas livré son énigme, ce visage marmoréen buriné par les luttes, où le fer brille sous le velours du regard et qui affiche parfois un "prière de ne pas déranger" sans appel ? Ou bien restera-t-il comme un patriarche campagnard, écharpe de chair nouée autour de son cou par les années fertiles, ayant bien léché son grec et son latin, mais ne parlant aucune autre langue que le français ? On verra bien. Le jeune loup est devenu un vieux cocker parvenu à l'ultime case de son jeu de l'oie à force d'avoir lancé les dés. Un jour de déprime, il avait lâché : "On dirait que l'Histoire ne m'aime pas." Amant fougueux et inlassable, il l'a eue à l'usure.  

Par Patrick Séry (en 1981) 

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