Violences sexuelles : les réactions des responsables de l’Église catholique de France au rapport Sauvé
05 oct. 2021Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref), le 5 octobre 2021. • THOMAS COEX / AFP
[Document] La présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref), Véronique Margron, et le président de la Conférence des évêques de France (CEF), Éric de Moulins-Beaufort, ont reçu le 5 octobre 2021 le rapport de la Ciase.
C’est un rapport de 485 pages, assorti de plusieurs centaines d’annexes et d’un livret commémoratif avec des témoignages de victimes, qui a été remis en main propre le 5 octobre 2021 par Jean-Marc Sauvé à ses deux mandataires : sœur Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref), et l’archevêque de Reims, Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France (CEF).
Une matinée placée sous le signe de l’écoute de la parole des victimes, puisqu’elle a commencé par l’intervention puissante et extrêmement sévère vis-à-vis de l’Église catholique, de François Devaux, cofondateur de l’association de victimes la Parole libérée (aujourd’hui dissoute). Après ce discours, Jean-Marc Sauvé a exposé le travail et les principales conclusions de la commission, révélant notamment le chiffre glaçant de « 216 000 personnes sexuellement agressées pendant leur minorité par des clercs, religieux et religieuses » depuis 1950.
Dans ce contexte, Véronique Margron et Éric de Moulins-Beaufort ont pris la parole, en fin de matinée, pour réagir aux conclusions du rapport.
Véronique Margron : « Peut-on bien recevoir un désastre ? »
« Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs membres de la Ciase, Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi, aujourd’hui, d’en rester à cette adresse, Mesdames et Messieurs, pour nous tous ici. Si pour recevoir ces pages de douleurs et d’ombre de la mort, nous sommes là, évêques et supérieurs religieux, c’est avant tout dans nos vies de femmes et d’hommes que nous les recevons, depuis ce beau titre souverain, qui nous engage tous et chacun de Madame et Monsieur.
Monsieur le président, peut-on bien recevoir un désastre ?
Que dire, sinon avant tout éprouver un infini chagrin, une honte charnelle, une indignation absolue ? Face à la grande douleur des enfances emmurées (que la victime soit mineure ou majeure) car c’est toujours l’enfance qui est violentée.
Personne de nous n’est préparé et n’a compétence pour recevoir ce que nous recevons aujourd’hui, pour faire face à une telle tragédie, à un tel chagrin. Le chagrin qui est avant tout celui des victimes de ces crimes, de ce fracas de l’intime.
Sans doute aujourd’hui faudrait-il avant tout se taire au-dedans de soi pour se recueillir devant chaque vie plongée dans les abîmes, devant les crimes massifs commis dans l’Église, mon Église. Commis dans des communautés religieuses comme celle à laquelle j’appartiens. Devant ce peuple brisé par la violence de l’effraction.
Ce que Hannah Arendt nomme “la banalité du mal” : ce qui le minimise, le dénie, le dissimule, usant d’euphémismes et de stratagèmes, conscients ou non, d’évitements ou pire de complicité et de lâcheté. Là où elle doit être protectrice de la dignité, soutenant la grandeur de toute existence, habitée d’un infini respect qui lui vient de son Dieu. L’Église, les instituts religieux, auront laissé abuser, profiter de la vulnérabilité. Ils y auront participé.
La banalité du mal, commis par des auteurs à l’humanité quelconque (“ce qui ne les exonère ni ne les libère”, comme l’écrit la philosophe Myriam Revault d’Allones), radicalise le mal commis et son scandale. Elle le rend plus insupportable, plus infernal encore.
Voilà ce que vous nous dévoilez.
Il est difficile de vous remercier pour pareille révélation. Pourtant je le fais avec une très grande gratitude. Pour votre engagement sans faille M. Jean-Marc Sauvé, pour celui de votre épouse dont je ne doute pas une seconde durant ces années bien difficiles. Merci à Mme Sylvette Toche, secrétaire générale, à tous les membres, les rapporteurs, les équipes de recherche et tous ceux qui vous ont épaulés d’une façon ou d’une autre. Je mesure un peu, au moins, l’épreuve inédite qu’aura représenté de s’enfoncer dans ces “bas-fonds” de l’humanité, comme vous le disiez, M. Sauvé, à Cécile Chambraud du Monde.
Lisant cette phrase, je repensais à la Traversée de l’en-bas du philosophe et théologien Maurice Bellet. Voilà ce qu’il dit : “le seul remède spécifique à la tristesse de l’en-bas : qu’il y ait de l’humain dans cette région-là, suffisamment proche et suffisamment libre de l’horreur, pour que ce soit présence et paroles auxquelles on puisse enfin se fier”. Je crois que c’est ce que vous avez vécu, là dans cet en-bas, où vous avez demeuré durant ces deux ans et demi. Consentir à habiter dans cet en-bas, pour en ce non-lieu être fiables et présents devenant ainsi des “témoins des témoins”. C’est là encore qu’il convient nous évêques, responsables religieux, chrétiens, catholiques, humains, de demeurer, si nous voulons vraiment entendre et apprendre.
Vous déployez, de façon rigoureuse et documentée, les types d’abus qui ont sévi dans l’Église et les dispositifs qui ont servi l’emprise. Ils touchent à ce qui nourrit la vie chrétienne, à ce qui nourrit ma foi. Pervertir la Parole de Dieu, les sacrements, la volonté de Dieu, l’aspiration spirituelle, l’amour, afin qu’ils servent les abus spirituels, les abus de conscience, de pouvoir et les atteintes et les crimes sexuels. Oui, mesurer que ce qui est au service du déploiement de l’existence, de la confiance, de l’amitié avec Dieu est devenu une œuvre de mort, de désolation.
Que l’Église, la vie religieuse, qui n’ont pas d’autres finalités que de témoigner de cette vie surabondante qui vient de Dieu, aient pu porter la mort, et la mort massive, est intolérable, crucifiant. Et nous rend éminemment responsables.
M. le juge Édouard Durand, coprésident de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), qualifie l’inceste de “crime contre l’humanité du sujet”. Douloureusement, nous pouvons dire de même des abus et atteintes sexuelles commis dans l’Église catholique, sur mineurs comme sur majeurs. Des crimes contre l’humanité du sujet intime, croyant, aimant.
Comment s’en remettre ?
Je ne sais pas. Et nous n’avons pas fini de devoir, impérativement, tout revisiter. Le faire avec les témoins qui ont pu desceller leur parole, et qui, par le tragique, savent d’un savoir unique ce qui est faux. D’autant que comme le montre fortement votre rapport, il ne s’agit pas seulement de faire enfin justice quant aux crimes passés, car pour les victimes, ces crimes n’ont pas vieilli en leur chair. Mais, de plus, c’est toujours au présent de ces forfaits commis qu’il faut parler.
Je vous remercie de tout cœur de vos recommandations. Si elles étaient demandées dans la lettre de mission, encore fallait-il, après pareil constat, y parvenir.
Je reçois vos 45 recommandations comme un signe d’exigeante confiance en l’Église qui est en France, dans la vie religieuse en son sein. Un signe d’espérance aussi que nous pourrons, enfin peut-être, nous situer en vérité d’humanité (sans pouvoir, humblement), être responsables, faire justice et réformer tout ce qui doit l’être. Mais non les uns sans les autres, non sans les témoins et les témoins des témoins, non sans l’expérience des autres institutions, des autres Églises – sans pouvoir, humblement. Cette confiance et cette espérance nous obligent. Nous vous en sommes redevables, comme aux victimes et témoins qui nous demandent bien légitiment des comptes.
Permettez-moi de conclure ces quelques mots par ces lignes de Bernanos, qui essaient de me soutenir durant ces mois et semaines :
“L’espérance est une détermination héroïque de l’âme, et sa plus haute forme est le désespoir surmonté. On croit qu’il est facile d’espérer. Mais n’espèrent que ceux qui ont eu le courage de désespérer des illusions et des mensonges où ils trouvaient une sécurité qu’ils prennent faussement pour de l’espérance. L’espérance est la plus grande et la plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son âme… On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts.” (Georges Bernanos, conférence 1945.)
C’est là où mon Église, la vie religieuse dans cette Église, se trouve. C’est là où nous sommes. Et une fois encore je vous en remercie. »
Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France (CEF), le 5 octobre 2021. • THOMAS COEX / AFP
Mgr Éric de Moulins-Beaufort : « Le temps de la naïveté et des ambiguïtés est dépassé »
« Monsieur le Président,
Vous venez de remettre à sœur Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, et à moi-même votre rapport après 30 mois de travail. À travers nous, vous le remettez aux supérieures et supérieurs majeurs et aux évêques de France. Votre rapport est rude, il est sévère. L’ampleur du phénomène des violences et agressions sexuelles dans la société et dans l’Église que vous décrivez est effarante.
À travers la prise de parole de M. Devaux et à travers votre compte rendu, M. le président, déjà, nous avons entendu la voix de personnes victimes.
Nous avons entendu leur nombre.
Leur voix nous bouleverse, leur nombre nous accable. Il dépasse ce que nous pouvions supposer.
Que tant de vies d’enfants et de jeunes aient pu être abîmées sans que presque rien en ait été repéré, dénoncé, accompagné, soigné, est proprement insupportable.
Nous mesurons aujourd’hui encore la force intérieure et le courage qu’il a fallu et qu’il faut à celles et ceux qui dénoncent les violences et agressions qu’ils ont subies.
Nous réalisons le nombre de ceux et de celles qui n’ont pu parler et qui ne peuvent ou ne souhaitent pas le faire.
Aux personnes qui ont été victimes de tels actes de la part de prêtres, de religieux, de religieuses ou d’autres personnes dans l’Église, j’exprime ma honte, mon effroi, ma détermination à agir avec elles pour que le refus de voir, le refus d’entendre, la volonté de cacher ou de masquer les faits, la réticence à les dénoncer publiquement disparaissent des attitudes des autorités ecclésiales, des prêtres et des acteurs pastoraux, de tous les fidèles. Croyez que je suis le porte-parole des évêques.
Mesdames et Messieurs, personnes victimes qui vous tenez là au milieu de nous ce matin, vous, dont je connais le nom et le prénom de quelques-unes et de quelques-uns, vous avec qui j’ai travaillé et d’autres évêques avec moi au long de ces dernières années, mon désir en ce jour est de vous demander pardon. Pardon à chacune et à chacun. Mais je sais qu’à travers vous, ce sont des milliers d’autres qu’il me faut évoquer, certaines ou certains empêchés à jamais de parler.
Nous, évêques, voulons assurer ceux et celles qui parleront un jour, quels qu’ils soient, qu’ils seront entendus, écoutés, pris au sérieux et que leur parole ne restera pas sans effet. L’écart entre nos constats de ces dernières années, à travers les récits entendus ou lus, et les chiffres établis désormais par la Ciase nous persuade que le travail de purification nécessaire doit être poursuivi sans relâche.
La Ciase a accompli un travail formidable. Nous savons qu’il fut éprouvant tant la réalité à mettre au jour dépassait en horreur et en tristesse ce qui pouvait être attendu. Nous remercions la Commission dans son ensemble d’avoir mené à bien une telle tâche et chacun de ses membres qui a fait bénéficier la commission de sa disponibilité et de sa compétence.
L’Église catholique en France leur doit à tous et à chacune et chacun beaucoup.
Nous remercions aussi les chercheurs de l’École pratique des hautes études (EPHE) et de l’Inserm, les sondeurs et les analystes de l’Ifop qui ont aidé la Ciase dans les parties plus techniques de son travail. Nous mesurons combien toutes celles et tous ceux qui ont contribué à ce rapport portent en eux profondément l’impact des faits qu’ils ont dû constater.
Le rapport de la Ciase, au-delà de la description chiffrée du phénomène, doit être lu avec attention. Nous, les évêques, allons y consacrer du temps en vue de notre assemblée plénière au début du mois de novembre et très au-delà, bien sûr. Nous étudierons les analyses proposées et les préconisations faites, l’évaluation donnée des mesures que déjà nous avons prises.
Ce que nous avons décidé en mars dernier est déjà en partie mis en place : transformation de la cellule permanente en un Conseil pour la prévention et la lutte contre la pédophilie (CPLP), engagement à la construction d’un lieu mémoriel, poursuite de l’écoute des personnes victimes à l’échelle des diocèses et des congrégations mais aussi à l’échelle nationale, mise en place d’un service de prévention et de lutte contre la pédophilie, avec un service d’écoute national et la création d’un tribunal pénal canonique national, un travail continué avec les personnes victimes et avec des experts en tous domaines.
Nous avions décidé de revoir notre manière de comprendre et de présenter le ministère sacerdotal, celui des évêques et celui des prêtres ; le rapport de la Ciase nous appelle à plus de lucidité encore. Le temps de la naïveté et des ambiguïtés est dépassé.
Avec les catholiques de France et tous les Français, nous découvrons l’effrayant tableau qui est mis ce matin sous nos yeux. L’intrusion d’un adulte dans le développement affectif et sexuel d’un enfant ou d’un jeune est toujours une violence qui produit un traumatisme que ce jeune en grandissant ne pourra surmonter qu’au prix de grandes et terribles dépenses psychiques et spirituelles. Lorsque l’adulte en question est un membre de la famille, un père ou un oncle estimé, le traumatisme est plus grand encore. Il est augmenté dans des proportions exponentielles lorsque l’auteur est un prêtre ou un religieux.
De ces faits, nous avons une vive conscience.
Nous invitons les catholiques à lire ce rapport, à le lire avec nous. Nous avons invité aujourd’hui des personnes représentatives des institutions de notre pays. Le résultat du travail de la Ciase intéresse toute la société. Il met gravement en cause l’Église catholique ; il apporte aussi des éléments de travail et de réflexion pour toutes les composantes de notre vie sociale.
Je voudrais, au nom des évêques, dire aux prêtres, aux religieux et religieuses, combien nous comptons sur eux et sur elles pour recevoir ce rapport et y puiser avec courage et force de quoi s’engager avec plus de justesse encore. Dans leur immense majorité, ils sont de bons serviteurs. Ils ont donné et donnent leur vie pour servir celles et ceux à qui ils sont envoyés par le Christ Jésus. Ils mettent tout leur être à la disposition du Seigneur pour que celui-ci apporte sa grâce à ceux et celles qui l’acceptent. Notre engagement à tous dans le célibat est un choix d’amour, de délicatesse, de respect, d’humilité. Que certains parmi nous aient pu ou puissent détourner leur ministère au service de leurs pulsions nous accable, nous déchire le cœur. Cela nous oblige aussi à nous examiner chacun plus que jamais pour vérifier les moindres de nos comportements. Nous avions décidé en avril dernier d’évaluer à nouveaux frais nos relations d’autorité. Dans l’immense recomposition pastorale que nos diocèses et nos congrégations religieuses vivent, nous recevons l’amère lumière du rapport de la Ciase comme une exigence de Dieu.
L’ampleur du phénomène des violences et agressions sexuelles mise au jour aujourd’hui par la commission que les évêques de France et les supérieurs religieux ont voulue révèle que toutes les relations structurantes de l’humanité peuvent être déviées et se transformer en relations de prédation et qu’elles le sont, il faut le constater, dans une proportion qui ne peut pas être tenue pour négligeable. La paternité, la maternité, l’engendrement, la relation éducative peuvent toujours être dévoyées, tant peut être grande la force qui pousse un être humain à dominer, à détruire, à assouvir ses désirs, tant est complexe et parfois compliqué le chemin qui permet de devenir des hommes et des femmes de paix et de justice.
Nous implorons de Dieu sa grâce, c’est-à-dire sa consolation et sa force, pour que nous puissions laisser la lumière pénétrer les zones les plus obscures. Que jamais nous ne renoncions à la clarté. Que jamais nous ne nous résignions à l’ambiguïté. Nous travaillerons, en lien avec l’Église universelle, notre théologie du sacerdoce baptismal et du sacerdoce apostolique. Nous voulons encore et toujours servir le Christ en son sacrifice : il a donné sa vie pour ouvrir l’espérance que le mal et la violence ne l’emporteront pas au terme de l’histoire et que les petits et les oubliés de l’histoire seront les premiers dans la lumière. »
Sixtine Chartier