Stéphane Lavignotte : « Le capitalisme est un parasite de la religion chrétienne »
22 août 2022D’abord militant écologiste à Europe Écologie-Les Verts (EELV), Stéphane Lavignotte est devenu pasteur et anime maintenant la Maison ouverte à Montreuil (93). Il vient de publier L’Écologie, champ de bataille théologique (éd. Textuel).
Reporterre — Stéphane Lavignotte, vous croyez en Dieu. Ça veut dire quoi, « croire » ?
Je « crois », ça veut dire que je n’en suis pas sûr, que je doute, que je ressens des choses. Croire, ça commence par se poser devant un paysage, et être bouleversé par la grandeur, l’immensité, la profondeur, et se dire « il y a quelque chose plutôt que rien ». C’est une sensation d’émerveillement, mais aussi un sentiment intime, le sentiment de ne pas être seul, que même quand il n’y a personne, il y a une épaule sur laquelle je peux poser ma tête.
Vous avez grandi dans un milieu écolo et votre foi est venue quand vous aviez 25 ou 30 ans. Que s’est-il passé ?
Je suis d’une famille de Lorrains catholiques, des ouvriers de la vallée de la Fensch, où il y avait de la sidérurgie et de la chimie. Du côté paternel, ils étaient protestants mais avaient abandonné après Mai 68. À la fin des années 1990, j’étais militant à la naissance de ma deuxième fille. J’ai senti un manque. Il y avait les programmes des Verts, mais il manquait un fondement. Et par rapport à ma fille, je me suis demandé ce que je lui transmettrais. J’ai commencé à lire le Nouveau Testament, à lire les textes du philosophe protestant Olivier Abel, à lire le journal [protestant] Réforme.
Et puis, en août 1997, le collectif des sans-papiers a occupé le temple des Batignolles. J’étais militant dans le collectif citoyen qui les accompagnait. Pour la première fois de ma vie, j’ai mis les pieds dans un temple. La communauté protestante a dit « Vous ne nous occupez pas, c’est nous qui vous accueillons. Parce que la seule chose sacrée, ce n’est pas ce bâtiment, c’est votre dignité ». Je me suis pris une baffe. Et ça a été le début d’un parcours qui m’a conduit à devenir pasteur. Je suis pasteur à la Mission populaire, un réseau de centres sociaux, où y a une dimension de travail social, d’engagement militant sur les questions internationales, sur les sans-papiers, dans les quartiers populaires.
Quel est le lien entre la foi, la religion et l’écologie ?
J’ai grandi dans un milieu écolo, dans les années 1970. Et puis il y a eu cette découverte de la foi. C’était en partie un manque du côté de l’écologie qui m’a fait aller vers la foi. Et puis il y a eu deux autres choses. D’abord, une manière de penser plus profondément les questions d’écologie en allant chercher des responsabilités de la crise écologique du côté de la religion, mais aussi découvrir qu’il y avait depuis très longtemps, sans doute depuis le début du christianisme, des gens qui cherchaient un autre rapport à la nature que celui, prédateur, de la société actuelle.
Ensuite, c’est le militantisme écolo. Il était coincé au niveau du cerveau et des bras, c’est-à-dire du programme et de l’action. Il manquait la dimension de sensibilité, et sans doute l’apprentissage de ce truc bizarre qu’est la prière, que je pratique de façon un peu hérétique : essayer d’entrer en contact avec des dimensions autres que celles visibles et matérielles.
Comme une forme de méditation ?
Oui, cela a une proximité avec la méditation. À la Maison ouverte, un des lieux de la Mission populaire, on fait des marches méditatives : on part en silence, juste en écoutant les bruits de la ville. On s’aperçoit que les voitures prennent énormément de place dans le paysage sonore, mais que les oiseaux arrivent malgré tout à se faire entendre. Et puis, au fur et à mesure, on va avoir des moments de méditation, on se concentre en pleine conscience sur notre marche, on arrive dans des parcs et là, la méditation va se concentrer sur la nature, sur une mare, sur un texte de la Bible ou autre. Oui, il y a des proximités avec la méditation, une tradition que nous a ramenée d’une certaine manière l’écologie, en partie à travers sa rencontre avec le bouddhisme.
Le mot « prière » ne désigne-t-il pas une attention au monde ?
C’est une attention par la sensibilité, une façon de dire merci pour ce qui a été reçu. J’aime beaucoup ce moment du Notre Père qui dit « Donne-nous notre pain quotidien ». Je l’entends comme : sois attentif à cette chose simple qu’est le pain que j’aurai aujourd’hui, et qui va se manifester peut-être par une rencontre, l’arrêt devant quelque chose que je vois et que je ne voyais pas avant, etc. Je me rends attentif aux situations du monde qui mériteraient que je m’y engage.
Dans votre livre, vous citez Walter Benjamin qui écrivait que le christianisme s’est converti au capitalisme. Que voulait-il dire ?
Que le capitalisme est un parasite de la religion chrétienne. Il a profité de certains aspects de la religion chrétienne, par exemple du fait que le protestantisme et une partie du catholicisme ont développé une ascèse de l’économie. Mais en même temps, on a développé une éthique du travail. Dieu veut que ma vocation, ce qu’il me donne, c’est de le rendre plus beau. Et ça passe malheureusement par une éthique du travail. Donc économiser d’un côté et travailler de l’autre, ça donne le début du capitalisme. Pour Benjamin, le capitalisme est un culte sans temps mort, un culte à la productivité et au profit.
Une idée forte de votre livre, est que des « théologèmes » sont au soubassement de certaines de nos visions du monde. Alors qu’on croit être laïc, détaché de la religion, il y a en fait plein d’idées qui sont venues de la religion et qui continuent à marquer notre territoire mental.
Oui, complètement. L’exemple le plus facile à comprendre, c’est notre rapport au temps, qui joue d’ailleurs un rôle dans la crise écologique. L’Antiquité avait plutôt un temps circulaire, assez immuable, puis le christianisme a amené le paradis, la fin des temps, un royaume de justice et de paix. C’est devenu une flèche du temps, qui nous mène d’une vie difficile aujourd’hui, à demain, qui sera positif. On le voit aussi dans le marxisme, il y aura le Grand Soir, la Révolution et on aura une société de justice, de paix — qui ressemble beaucoup au royaume chrétien ou juif.
Si on passe à 2 °C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle, il y aura un changement essentiel. La flèche du temps n’est-elle pas omniprésente en ce début de millénaire ?
Effectivement, c’est une rupture. On peut voir dans les débats écologiques le double sens du mot « apocalypse » : soit c’est la catastrophe, soit c’est autre chose. « Apocalypse », en grec, veut dire dévoilement. L’écologie est le moment où l’on dévoile une vérité, on pose la question du sens profond du moment que nous vivons. Faut-il continuer la production, la consommation, le CO2, l’exploitation des pays du Sud, les guerres ? Ou bifurquer vers un autre rapport à moi et aux autres êtres vivants ?
Sommes-nous à un moment décisif, historique, autour de la situation écologique, tel que l’humanité va découvrir qu’il faut vivre de manière sobre ?
Le modèle circulaire peut être extrêmement conservateur, mais il a l’avantage de penser le suffisant, « faisons avec ce qui est déjà là ». Le modèle de la flèche du temps a l’inconvénient de toujours courir après quelque chose. Mais il a cette dimension de vouloir que les choses soient meilleures demain. À mon avis, l’idée n’est pas de se déplacer vers plus, mais vers mieux.
« On ne sauvera pas la planète sans faire tomber le capitalisme. »
Validez-vous l’idée de l’effondrement ?
Je crois plus à l’implosion qu’à l’effondrement. J’ai peur que le système capitaliste soit capable de s’adapter à énormément de choses. J’ai peur que le système ne s’effondre pas, c’est-à-dire qu’il réagisse par de l’autorité, par de la violence. Nous allons peut-être nous effondrer, la biodiversité s’effondre, il y a beaucoup de migrants dans des situations très difficiles, mais le système, lui, risque de ne pas s’effondrer.
Alors, que faire ?
On ne sauvera pas la planète sans faire tomber le capitalisme. Et en même temps, on n’a pas le rapport de force pour le faire tomber. C’est une équation insoluble. Dans un texte des Évangiles, des gens montrent à Jésus les signes de la fin des temps, des étoiles qui tombent. Il dit : « Arrêtez de regarder l’étoile qui tombe, regardez le figuier qui, avec le printemps, fleurit à nouveau ». N’ayons pas les yeux fascinés par les catastrophes, regardons les alternatives et ce qui naît. Il faut chercher à abattre le capitalisme par l’engagement politique, et puis changer les modes de vie, avec les paniers bio, les Amap, le vélo, etc. avec l’engagement associatif, l’expérimentation. Et puis l’éducation des enfants, leur donner les bonnes valeurs, est aussi important.
Pourquoi l’écologie est-elle un « champ de bataille théologique », comme vous le dites dans votre livre ?
Les théologèmes, ces concepts religieux qui sont au soubassement de nos représentations du monde, ne vont pas tous dans le même sens. Il y a en permanence avec ces théologèmes une bataille d’imaginaire, d’interprétations. Qu’est-ce qui, dans notre imaginaire, est à viser pour éviter la crise écologique ? Qu’est-ce qu’il y a comme ressources pour créer un imaginaire alternatif à la consommation et au capitalisme ? C’est une invitation à engager, autant que le combat politique des structures, autant que le combat d’expérimentations, le combat de l’imaginaire, le combat culturel pour transformer nos visions du monde.
Dans une partie du mouvement écologiste, on sent un renouveau de la spiritualité : je pense à la Pachamama d’Amérique latine, à l’intérêt pour le chamanisme, au fait qu’Extinction Rebellion assume la place de la spiritualité dans sa charte, aux rituels prônés par l’écoféministe Starhawk.
Comment interprétez-vous cette efflorescence d’intérêt ?
Comme le fait qu’on a arrêté de se laisser impressionner par l’idée que la laïcité est l’ennemie de la religion, alors qu’il s’agit de créer un espace commun, où chacun peut venir avec ce qu’il est et amener ses propres ressources dans le pot commun. On arrête de se faire impressionner par le mauvais livre de Luc Ferry qui voulait faire passer tous les écologistes pour des fascistes. Pendant longtemps, les écologistes n’ont pas compris ce que voulait dire écologie profonde et n’ont pas lu Arne Naess. Naess disait que, pour ne pas être dans une écologie de surface, il faut que l’écologie profonde prenne en compte ces dimensions de valeurs et d’imaginaire. Donc, notamment grâce à ce qui vient des pays du Sud, à un détour par le bouddhisme, à Starhawk et à la tradition des sorcières américaines, on se réapproprie cette dimension.
Je le vois dans les lieux de la Mission populaire : les gens qui y viennent sont des musulmans, et les musulmans ont ramené la question religieuse dans le débat public. De même, toutes ces veines du Sud ou des sorcières ramènent dans l’écologie la question spirituelle et permettent de reprendre le débat. Un fait important est que lors de la dernière occupation d’Extinction Rebellion à Pâques, il y a eu une eucharistie catholique, le partage du pain et du vin par un prêtre catholique.
Il faut réécrire, renouveler cet imaginaire ?
Complètement. La grande révolution dans la théologie depuis les années 1960, c’est que les femmes se la sont réappropriée, comme les personnes LGBT ou les Noirs avec la théologie noire. Chacun peut se la réapproprier en repartant de son expérience.
Il y a des absents dans votre livre, comme Hans Jonas, qui a introduit la dimension de la perspective apocalyptique dans le monde d’aujourd’hui, et Pierre Teilhard de Chardin, qui n’est pas directement écologiste mais a élaboré le concept de noosphère. Pourquoi ?
C’est le drame d’un livre : quand on le finit, on s’aperçoit de tout ce qu’on a oublié. Le Principe responsabilité, de Hans Jonas, venait après un autre texte, Le concept de Dieu après Auschwitz. Il a joué un rôle, notamment dans le fait que durant les années 1960-1970, les églises se sont saisies du terme « dominer la terre » [au début de la Genèse] en se demandant quelle était leur responsabilité dans la crise écologique. Elles ont dit qu’il ne fallait plus en faire une lecture de domination, mais le lire comme une responsabilité confiée à l’Homme.
Teilhard de Chardin m’aurait emmené dans des discussions plus compliquées. Bernard Charbonneau a écrit un livre, Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire, où il le découpe en morceaux. Il dit que Teilhard est un progressiste, qui réintègre dans la pensée chrétienne une vision du progrès technique qui nous emmènerait vers le point Oméga. En gros, Charbonneau dit que Teilhard bénit le progrès comme hier on bénissait les canons. C’est sans doute très injuste, mais cela m’aurait demandé un travail plus précis pour en débattre.
La relation aux êtres vivants est à un moment de l’époque important, Philippe Descola nous a fait comprendre que d’autres peuples avaient une autre relation avec les vivants que celle des Occidentaux, ou Baptiste Morizot nous réapprend à nous mettre à l’écoute des vivants.
L’animisme, cette idée qu’il y a de la spiritualité dans toute chose, non seulement les animaux, mais aussi les plantes, voire les pierres, n’est-elle pas la nouvelle religion écologique ?
En tout cas, il faut reprendre, rouvrir le dossier de l’animisme. Les chrétiens détestent l’animisme alors qu’ils ont une tradition animiste. L’animisme, ce n’est pas le panthéisme — l’idée que Dieu serait partout, dans les arbres, les pierres, les animaux. L’animisme, c’est l’idée qu’il y a un anima, un esprit commun partagé par tous. Descola l’explique bien, il y a une discontinuité de l’extériorité physique, une coquille Saint-Jacques n’est pas un humain ou un éléphant, mais en revanche, il y a un esprit — est-ce qu’on l’appelle âme ? Esprit ? Psyché ? —, mais c’est le même.
On le retrouve dans le christianisme, François d’Assise par exemple en était persuadé. À Gubbio, où il était, un loup terrorisait le village. Il a convaincu les villageois de ne pas le tuer et lui a dit : « Tu pourrais faire comme si, je pourrais faire comme ça. » Le loup a arrêté d’attaquer le village. Et plus tard saint François d’Assise l’a enterré religieusement. Ça veut bien dire qu’il pensait qu’il avait une âme et qu’ils étaient en contact. L’animisme est intéressant en ce qu’il nous pose la question de l’extériorité : elle est différente, mais nous partageons des choses. C’est l’idée conviviale : nous avons le même écosystème et peut-être une psyché en commun. Il faut arriver à vivre ensemble et à négocier avec les autres êtres vivants.
Par Hervé Kempf,
Reporterre, le quotidien de l'écologie