Kohlantess : « La réinsertion n’est pas une matière qu’on injecte dans la tête des condamnés »
02 sept. 2022Objectif initial de KohLantess, rapprocher les jeunes des quartiers des agents de l'Etat. Capture d'écran YouTube de la vidéo de Koh Lantess à la prison de Fresnes.
Ancien directeur adjoint de prison et thésard en philosophie, Bertrand Kaczmarek revient dans ce texte sur la polémique autour de la course de karting dans la cour de Fresnes et son « instrumentalisation odieuse ». Il rappelle que de telles activités permettent d’établir une autre relation entre détenus et gardiens.
Détenus, surveillants et jeunes de quartier se sont tous réunis dans la cour de sport du centre pénitentiaire de Fresnes pour une épreuve de karting mercredi 27 juillet.
Un challenge organisé en juillet à Fresnes entre surveillants, détenus et visiteurs s’est transformé fin août en une polémique autour de cette question étonnante : le karting est-il ou non favorable à la réinsertion ? On peut regretter le caractère sommaire du débat où beaucoup se sont figés dans une posture ; mais on peut aussi se réjouir que pour une fois il est question publiquement de ce que les détenus font en prison. Pour une fois la prison n’est pas seulement une enceinte qu’il faudrait rendre plus sûre ou moins insalubre : l’espace de quelques tweets, elle est apparue comme un lieu chargé d’une vocation éducative.
C’est peut-être alors dans le manque d’habitude qu’il faut chercher l’explication de la pauvreté de tant de prises de position : il s’agirait d’établir une liste d’activités qui réinsèrent, tandis que d’autres mèneraient tout droit à la récidive. On se croyait sortis de ce genre de croyances depuis l’abandon rapide des « centres de déradicalisation », dans lesquels un « programme » devait transformer en quelques semaines et de fond en comble l’individu, et voici que certains voient dans le karting le centre de formation des pilotes des rodéos urbains de demain.
Favoriser une rencontre
La réalité est que le karting, comme absolument toutes les activités menées en détention, ne possède pas de valeur en soi. L’activité est le moyen de favoriser une rencontre, parce que c’est là que se tient un des ressorts les plus puissants pour que la peine serve à quelque chose. Nul besoin d’avoir travaillé en détention pour s’en rendre compte : il suffisait de regarder la vidéo.
Regarder ces quelques minutes, c’était en effet comprendre que l’objectif premier de la demi-journée était que surveillants et détenus participent à une même activité. Ce n’est pas tout à fait inédit, puisque sont organisés, à l’occasion, des matchs de foot ou de rugby entre détenus et surveillants, mais c’est malgré tout extrêmement rare. C’est ce que donnait très bien à voir cette vidéo, et surtout à entendre : un surveillant faisait valoir l’intérêt de vivre, temporairement, sous un autre rapport avec les personnes incarcérées. Car une relation différente avec quelques détenus pendant quelques heures enrichit l’ambiance de tout un établissement.
Avertir les citoyens
La valeur en soi du karting n’a donc aucun intérêt. Tout ce qui est demandé à cette activité est de motiver les détenus à participer à l’ensemble de la rencontre. Le karting n’a en effet duré que quelques minutes, avant lesquelles les participants avaient eu à s’affronter dans un quiz de culture générale, et participer à des épreuves tenant plus de la kermesse que de Las Vegas. Que les critiques alors se positionnent : imaginent-ils convaincre les détenus de participer à une journée qui ne serait faite que de questionnaires de culture générale ? N’est-il pas plus raisonnable de construire un programme qui soit suffisamment attractif pour que chacun accepte de se prêter au jeu ?
Dès lors, puisqu’il n’y a aucun sens à se demander si telle activité est en soi porteuse de réinsertion, que penser de ce déferlement de commentaires ? Indépendamment des arrière-pensées politiciennes, il serait regrettable de se contenter de déplorer qu’il y ait eu des réactions, comme si la manière dont on montre la prison était sans importance. À l’exception de rares auteurs (Kant principalement), il est admis que la peine n’est pas uniquement destinée au coupable, mais qu’elle est également une adresse à l’ensemble de la société. Il s’agit en même temps de témoigner du respect à la victime et d’avertir les autres citoyens. L’image de la peine fait donc partie intégrante de celle-ci. Et comme toute image est une mise en scène, que dire de ce que les producteurs de Kohlantess ont donné à voir, et surtout à entendre, avec l’accord du ministère ?
Dissuasion
Les détenus et les surveillants ont raconté les rats et le confinement fréquent en cellule 22 heures sur 24. Ce n’est donc pas une vidéo faisant la promotion de la prison qui conduirait au raisonnement suivant chez qui hésiterait à passer à l’acte : « Si je réussis, je serai riche, mais si je suis pris, au moins je ferai du kart. »
La fonction dissuasive était ainsi largement assurée, alors même qu’elle ne fait de doute dans la tête de personne, et souvent pour une raison supplémentaire : la peur d’être incarcéré, c’est d’abord la peur d’être violenté par des codétenus. Quelques tours de piste de kart pourraient-ils effacer de la mémoire collective des drames comme le meurtre d’Yvan Colonna ? Et, au-delà de cette violence – que l’institution bien sûr n’organise pas, mais qu’elle n’est pas près de faire diminuer si la moindre activité doit désormais recevoir l’aval de l’administration centrale –, qui ne comprend que tous redoutent de se voir séparés de leurs proches et d’être enfermés ? Qui troquerait sa liberté contre deux tours de manège ?
Reconnaître la fonction dissuasive de la peine ne doit pas faire oublier ce phénomène constaté de tous quotidiennement : ce n’est pas parce qu’on a peur de quelque chose qu’on parvient à s’abstenir.
Instrumentalisation
Mais que pèsent des paroles sur les rats et l’oisiveté contre le vrombissement des moteurs doublé d’une basse entraînante ? Quelle était donc la vocation de ce passage de la vidéo qui nous faisait soudainement basculer dans un clip et qui a écrasé tout le reste de la manifestation ? Chacun devrait pouvoir la consulter pour se faire une idée, mais les producteurs ont décidé de la retirer. Et il ne reste désormais plus que les montages réalisés par les chaînes d’information, dont plusieurs préfèrent répéter les mêmes rares images de la course plutôt que de montrer les autres activités, et dans lesquels les paroles des participants ont totalement disparu. C’est ainsi qu’a été supprimé ce qu’ont dit les membres de l’équipe des surveillants, pour être remplacé par les critiques de représentants syndicaux.
L’instrumentalisation qui en est faite est odieuse, mais il n’en demeure pas moins que ces quelques secondes sont parfaitement déplacées. Or, au lieu de pointer la question de la mise en image, on fait mine de croire que celle-ci est transparente, et que ce qui compte, c’est l’activité elle-même. On discute pour savoir si le karting réinsère, on promet une circulaire qui tranchera cette question qui ne se pose pas, et on ne se demande pas comment l’institution doit montrer la peine et la prison, comment parler à toutes et à tous sans verser dans le racolage.
Une question politique
Il est donc tout à fait souhaitable que cette vidéo soit à nouveau disponible, parce que la peine est une question politique et que chaque citoyen doit être en mesure d’en débattre. Le fait qu’un détenu participant ait été reconnu et que la nouvelle de sa condamnation pour viol ait été diffusée n’y change rien : il suffit de flouter son visage. À ce propos, d’ailleurs, on peut s’étonner de l’exigence de l’association : celle-ci indique en effet avoir mis comme condition préalable la non-participation de personnes ayant tué ou violé. L’activité serait-elle une récompense pour avoir choisi le proxénétisme plutôt que le viol ?
Qui intervient en prison doit s’attendre à croiser des meurtriers et des violeurs, et c’est porter un regard bien naïf sur la violence humaine que de croire qu’une qualification pénale suffit à dire la « dangerosité » de l’individu. Il est des meurtriers tout à fait paisibles, et des petits trafiquants extrêmement violents. Il est aussi des criminels qui « se rangent ». Libre à chacun de ne pas le croire, mais à quoi bon alors se mêler de réinsertion ?
Bertrand Kaczmarek
Ancien directeur des services pénitentiaires. Professeur agrégé de philosophie.
Bertrand Kaczmarek mène actuellement une thèse de philosophie : « Le mythe de la neutralité carcérale. Éléments pour une culture pénitentiaire ». Sous la direction de Jean-Philippe Pierron et d’Antoine Garapon.