Migrants. Le cri du cœur d'un évêque
21 oct. 2022© Jaak Moineau/ Hans Lucas/ AFP Olivier Leborgne lors d'une messe de Noël pour les immigrés des camps de Calais le 24 décembre 2021.
Évêque d’Arras depuis deux ans, Monseigneur Olivier Leborgne côtoie de près les exilés qui tentent de rejoindre l’Angleterre en passant par Calais. Il publie le 21 octobre un texte poignant et engagé pour interpeller les consciences. Premiers extraits en exclusivité.
Je suis assez cash, direct, c'est mon tempérament", confie Mgr Olivier Leborgne, évêque d'Arras. Cette liberté de parole se retrouve dans un livre, Prière pour les temps présents, dont nous publions de larges extraits à la veille de sa parution. Un coup de gueule mûrement réfléchi, né de sa rencontre avec les migrants à Calais, ville de son diocèse. Des hommes et des femmes dont les campements de fortune sont démantelés toutes les 48 heures par les forces de l'ordre. Tandis que les associations qui les aident à survivre voient leur action entravée. Malgré ce quotidien éreintant, les exilés restent déter- minés. Depuis le début de l'année, près de 30 000 ont rejoint l'Angleterre à bord de canots. Face à cette réalité, Olivier Leborgne ose une parole. Que l'on partage ou non son regard, ce texte nous questionne, nous bouscule. Et ouvre une réflexion.
"J'ai eu la grande joie de célébrer la messe de Noël, le 24○décembre 2021 au soir, parmi des migrants érythréens en attente d'Angleterre, à Calais. […] Ce soir-là, c'est la première fois que je célèbre ainsi. Avec des personnes en exil, sur le lieu de leur campement sans cesse bousculé, ou plus exactement sur le non-lieu dans lequel notre société mondialisée voudrait les enfermer. Temps de pause pour elles. Des visages présents. Des visages d'humanité blessés et dignes. […] Je me suis souvenu alors que, après être né en chemin (celui du recensement qui oblige Joseph et Marie à quitter Nazareth pour Bethléem), Jésus avait dû rapidement prendre avec ses parents les chemins de l'exil vers l'Égypte, car le pouvoir politique en place, un pouvoir d'occupation, jaloux de ce petit enfant à naître au sujet duquel quelques mages –c'est-à-dire les savants chercheurs de l'époque– étaient venus se renseigner, avait décidé une persécution générale et la mise à mort des nourrissons.
[…]
Me reviennent en mémoire certaines images de ces mères quittant l'horreur leurs enfants dans les bras, ce mélange de souffrance indicible et d'incroyable dignité, et cette photographie d'un enfant mort, échoué sur une plage… […] Un certain romantisme ainsi qu'un matraquage consumériste ont fait oublier, même aux chrétiens, le drame qui entoure la fête de Noël. […] L'espérance qu'elle annonce, parce qu'elle demeure une fête de l'espérance, est rude, âpre. En s'ouvrant par l'inouï d'une naissance et de la joie qu'elle libère comme jaillissement, radicale nouveauté et promesse, elle s'incarne immédiatement dans la blessure, et tout particulièrement celle de l'exclusion et de la migration.
Ainsi, Noël cette année a aussi retenti comme un immense point d'interrogation. Elle a pris pour moi la forme et la force d'un coup de poing. “Je suis venu pour une remise en question”, dira Jésus quelques années plus tard…
Le dimanche après Noël, l'Église célèbre la fête de la Sainte Famille. J'avais encore en tête Marie, Joseph et Jésus en chemin d'exil vers l'Égypte. Lors de la prière universelle, il a été fait mention, au cœur d'une énumération de pauvretés et fragilités actuelles, parmi les enfants isolés, les familles déchirées et les personnes malades, des migrants. Pas une intention spécifique, aucun développement particulier, juste une évocation. La seule dans cette messe, la prédication n'ayant pas abordé le sujet.
À la fin de cette célébration, un jeune homme au pas déterminé a pris l'initiative d'interpeller l'une des musiciennes du jour en lui disant: “Vous êtes de la paroisse?” (Ce qui n'était pas le cas.) Il a continué d'un ton sec, péremptoire et ne prêtant pas à discussion: “Il ne faut pas prier pour les migrants, arrêtez de prier pour eux!” Puis il a tourné le dos et s'en est allé. Je n'ai pas été témoin direct de cette scène. Quand on m'a rapporté ces propos, j'ai été sidéré.
[…]
Être catholique, ce n'est pas m'arc-bouter sur un système ni chercher une citadelle pour me défendre de mes peurs et de mes outrances, c'est toujours m'ouvrir à une rencontre, celle de Dieu, qui ne cesse de me désinstaller pour me rendre à mon humanité en me rendant serviteur de celle de mes frères et sœurs. Comment donc un chrétien peut-il oublier les paroles de Celui dont il reconnaît la divinité, paroles si souvent rappelées […] “j'avais faim et vous m'avez donné à manger; j'avais soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli” […]
À mes yeux, ces propos sont objectivement une apostasie de la foi chrétienne. Je ne lui reproche pas des opinions politiques que je peux deviner sous ce genre de propos – je ne les partage pas mais je suis évêque pour tous, et comme individu je sais trop combien la conversion est devant moi–, mais c'est le refus même de prier pour les migrants que je dénonce comme une apostasie de la foi catholique.
Que nous est-il donc arrivé? Qu'est-il donc arrivé à l'Église pour que l'un de ses membres puisse prononcer ces mots? On dit souvent que notre société connaît une profonde crise de la transmission. L'Église n'en est pas exempte. Dans quel confort ou dans quelle complaisance des communautés chrétiennes ou des groupes qui se réclament de la foi catholique ont pu ainsi s'installer et s'enfermer, pour qu'un tel manque de rigueur et de cohérence avec ce que la foi de l'Église dont on se réclame puisse se manifester? Que nous est-il donc arrivé pour que l'Évangile et la foi, jusqu'à Dieu lui-même, soient ainsi instrumentalisés?
Les personnes migrantes dérangent. C'est incontestable. […] Ce n'est pas rien de les voir sans cesse revenir au point de distribution de repas ou de recharge de leur portable, tant pour les personnes qui prennent soin d'eux qui ont l'impression qu'il est tellement difficile de faire évoluer la situation, que pour les riverains, parfois inquiets. […] De nombreux habitants de Calais, tout dérangés qu'ils soient, sont très généreux et beaucoup participent à l'attention des personnes exilées. Comment ne pas entendre cependant que les habitants de Calais soient fatigués de cette situation?
[…]
Les premières victimes de cette situation sont les personnes exilées en attente de passage. Aucune d'entre elles n'est là par plaisir. […] Je me souviens, il y a quelques années, en discutant avec quelqu'un de très proche de la génération qui me précède, le lui avoir rappelé. Quelque temps après, cette personne m'a dit que, même si ses interrogations n'avaient pas disparu, son regard avait changé. Ce sont la violence et la misère qui ont amené ces exilés à oser ce voyage si incertain, tant marqué par la brutalité et la cupidité des passeurs exploiteurs, si inhospitaliers et si inhumains. Pendant longtemps, elle avait obéré ce fait et n'en avait pas tenu compte, elle n'avait vu que celui qui dérange, sans intégrer les raisons de son départ.
Tout à coup, cette personne prenait conscience que ceux-là n'étaient pas des profiteurs mais des malchanceux de la naissance et de la vie qui osaient espérer pour eux-mêmes et tous les leurs un avenir meilleur. Elle comprenait que nul ne peut vivre une telle aventure – celle de l'exil dans ces conditions désespérées d'illégalité○– pour le plaisir. Les questions posées demeuraient, mais le problème politique et social théorique avait pris visage, et cela changeait tout. Elle reconnaissait cette disjonction impossible entre l'idée et la personne qui l'avait pourtant rendue distante ou résignée pendant des années au drame de ces personnes. Cette reconnaissance humble m'a d'autant plus touché que cette personne était ma mère.
En parlant de la situation des personnes exilées, j'entends souvent: “Tout cela est triste, insupportable même, mais il faut être réaliste…” […] Quand on parle des migrants, cet argument devient inaudible. Car il justifie l'inertie, entérine la lâcheté et creuse la résignation.
[…] J'ai entendu à plusieurs reprises dire que le Secours catholique à Calais, avec son accueil de jour et ses maraudes, comme d'autres associations caritatives, faisait le jeu des passeurs. Personne par la solidarité qu'il apporte ne fait le jeu des passeurs, on ne peut jamais diaboliser l'aide. D'une part, quoi que fassent le Secours catholique et les autres associations, la situation des personnes exilées n'est vraiment pas enviable. D'autre part, ce genre de déclaration sous-entend précisément cela: “Laissez-les crever… c'est seulement quand au pays les jeunes sauront qu'on en crève d'essayer de passer [ce qui est déjà le cas d'ailleurs, nous le savons] que la migration et l'exil cesseront.”
La réalité, c'est que l'incapacité des responsables politiques à oser des décisions novatrices et courageuses, quand bien même elles ne seraient pas populaires, favorise le jeu des passeurs. Qui a signé les accords du Touquet et pour quels bénéfices? Qui corrompt les gouvernants de certains pays d'origine des personnes exilées – il se pourrait que, parmi eux, il y ait un certain nombre de multinationales occidentales et françaises? Qui organise l'économie de telle sorte que des pays autrefois autosuffisants d'un point de vue agricole, ou qui pourraient l'être, sont réduits au statut de succursales des grands pays dont les intérêts vénaux dominent très nettement sur les intentions fraternelles? Qui arme les factions qui ne cessent de s'opposer, ruinant parfois leur pays quand ils ne virent pas dans l'islamisme ou la dictature? Qui a promu la financiarisation de l'économie et mis en place des fonds de pension qui pensent essentiellement à rémunérer ceux qui y investissent, sans s'inquiéter du coût social? Qui manie l'hypocrisie de l'autre côté de la Manche, ici même ou ailleurs? La réalité est très claire: ce sont eux qui font le jeu des passeurs.
J'ai en profonde estime les forces de l'État qui chaque nuit veillent sur les rives de la Côte d'Opale pour essayer de faire en sorte que les migrants ne partent pas dans la traversée de la mort […] Elles effectuent un travail important, et souvent avec beaucoup d'humanité. Cependant, reconnaissons-le, l'État est pompier pyromane.
[…]
Face à la crise migratoire, nous avons essayé des mesures partielles qui pour importantes qu'elles soient ont toujours rapidement montré leurs limites, mais nous n'avons que trop peu essayé de prendre les choses dans le bon sens. À commencer, sans doute, par des relations internationales politiques et économiques justes et le souci partagé du bien commun.
Cela demande évidemment de l'audace. Cela questionne aussi le statut de l'intelligence. Aucun expert, même le plus engagé auprès des personnes exilées, n'aperçoit de solution évidente. C'est pourquoi les revendications d'humanité toujours reçues avec émotion sont le plus souvent classées dans la case “utopies irréalistes et dangereuses” et broyées par le rouleau compresseur du marché et de la mondialisation.
La parole des pauvres n'est pas encore accueillie. […] J'ai été de ce point de vue sidéré par les propos tenus par un haut fonctionnaire du ministère de l'Intérieur chargé des questions migratoires lors d'une rencontre – un peu tendue – avec la présidente du Secours catholique. Il a paru étonné que les membres des associations soient en relation avec des personnes exilées – n'est-il donc jamais sorti de son bureau et de ses études “d'expert”? – et a clairement affirmé que cette parole n'était pas crédible et qu'on ne pouvait rien construire à partir d'elle. Ce n'est pas parce que cette personne n'en a sans doute pas conscience qu'il ne faut pas dénoncer ici l'expression d'un très grand mépris, et d'une déshumanisation totale de la manière dont sont abordées par ces grands techniciens les questions posées.
[…] Les migrants ne sont bien sûr pas tous des saints (les hauts fonctionnaires sans doute non plus, ni moins, ni plus). Pourtant, leur parole a du prix et elle dit quelque chose que nul autre ne peut dire."
Alban de Montigny
Ces extraits sont tirés du livre Prières pour les temps présents, Editions Seuil, 128 pages; 16 euros.