« L’Église demeure la seule institution qui assume sa responsabilité systémique dans les abus sexuels »

Les déclarations d’Éric de Moulins Beaufort sur les « 11 évêques » mis en cause dans des affaires d’abus ont suscité de multiples réactions. L’historien Paul Airiau confesse dans ce texte les observer avec un certain « cynisme », y lisant parfois un « refus de voir » et même de « l’autoflagellation et du nombrilisme ».
Membre pendant deux ans de l’équipe de recherches sociohistoriques de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, je ne suis pas sans observer avec un cynisme certain les réactions aux récentes informations sur les « évêques abuseurs ».
En effet, une partie d’entre elles n’est pas neuve. Sur onze évêques mis en cause, six étaient connus (Pican, Fort, Barbarin, Di Falco, Gaschignard, Lafont). Il suffisait de compiler, ce que personne, pas même la presse, n’avait publiquement fait. Mais il ne suffit pas d’avoir des yeux, encore faut-il vouloir regarder. Les réactions récentes prouvent qu’on ne l’a pas voulu et qu’on se rattrape en vitupérant. De même, l’horreur exprimée quant au fait qu’on ait pu nommer évêques des abuseurs montre que les catholiques ignorent les processus de sélection des futurs évêques.
Car que des prêtres aient abusé ou soient accusés de l’avoir fait, et aient malgré tout été promus, signifie simplement que l’enquête préalable n’avait rien révélé – comme elle est secrète, elle ne favorise pas vraiment la révélation d’agressions. Sinon, ils ne seraient jamais devenus évêques. Le large dépouillement des archives diocésaines l’a établi : si les autorités couvrent en étouffant, jamais elles ne permettent aux abuseurs identifiés d’avancer dans la hiérarchie. Les faits sont têtus. Encore faudrait-il accepter de les connaître.
Aucun sacrement n’empêche de pécher
De même, en bonne théologie et anthropologie catholiques, si l’on s’inscrit dans ce cadre, il faudrait accepter qu’aucun sacrement, y compris une ordination épiscopale, n’ait jamais empêché de pécher ensuite – sinon, on n’aurait pas inventé la pénitence sacramentelle. Qu’on puisse attendre l’exemplarité des hiérarques, certes. Mais qu’on se scandalise qu’il n’en soit pas ainsi, c’est faire preuve d’un angélisme naïf qui passe par pertes et profits deux mille ans d’histoire, et qui estime que le présent et le futur ne verront jamais se reproduire les hontes passées. Comme si la Weltanschauung catholique ne disait pas qu’il n’en sera jamais ainsi jusqu’à la complétude des temps…
Que ces affaires remettent en cause l’attachement à l’Église, l’historien ne peut que l’entendre et le constater. Mais cela ne l’empêchera pas de penser qu’un tel attachement, récent dans ses formes actuelles, est comparable à celui que les communistes eurent longtemps à leur parti : une idolâtrie névrotique qui conduit à croire « en l’Église » comme l’on croit « en Dieu ». Personne n’a d’ailleurs vraiment relevé que la liturgique traduction du Credo de Nicée-Constantinople était fautive, et que cette formule officielle disait beaucoup de la conception fort cléricale que les clercs se faisaient du rapport que les fidèles devaient avoir à l’institution.
Bouffée anti-épiscopale
La validation romaine de cette expression invite d’ailleurs à déplacer le regard vers le Saint-Siège, grand absent des réactions. Si l’actuelle bouffée anti-épiscopale n’est pas sans précédents ni racines, on se garde d’attaquer la Congrégation pour la doctrine de la foi et le pape, qui sanctionnent en secret et laissent les conférences épiscopales se dépatouiller face aux révélations.
La logique institutionnelle cléricale et romaine et l’ignorance des effets médiatiques des décisions seraient pourtant à relever. La continuité avec les méthodes de gouvernement du pape est marquante : un autoritarisme qui n’a rien à envier à celui de Pie XI, et la « mise en crise » récurrente de son Église par un appel à la base et à l’authenticité évangélique qui court-circuite les autorités établies au profit de ses propres charisme et pouvoir.
Autoflagellation
Enfin, comment ignorer la propension contemporaine des catholiques à l’autoflagellation et au nombrilisme ? Que l’Église, contrainte et forcée, soit pour l’instant la seule institution assumant sa responsabilité systémique dans les abus sexuels demeure impensé. Aucune autre institution n’a pourtant encore traité la question des agressions sexuelles de la part de ses permanents, alors qu’il y aurait à faire. Dans son travail pour la Ciase, l’équipe de recherche de l’Inserm a estimé à 160 000 le nombre des victimes d’agressions sexuelles dans l’enseignement public depuis 1950 – on ne sait rien de la réalité de l’Aide sociale à l’enfance.
On attend encore que le ministère de l’éducation nationale enquête : des instituteurs et professeurs ont abusé de leurs élèves, ou eu avec eux des relations qu’on peut dire consenties si l’on y tient mais où la dissymétrie structurelle (adulte/mineur, professeur/élève) pose pour le moins un problème éthique – la Ciase a compté comme victimes les majeurs pour lesquels les atteintes sexuelles étaient liées à une situation de vulnérabilité, c’est-à-dire de quelque subordination que ce soit à un clerc. L’équipe de recherches sociohistoriques a aussi établi la convergence des intérêts entre clercs, autorités judiciaires, policières, administratives, politiques, pour étouffer des affaires afin de préserver « l’ordre public ». On attend encore le mea culpa des institutions concernées, et des études historiques.
Systémique
On pourra toujours dire que le problème pour l’Église est plus grave, car elle prétend régir moralement la société. Mais à quel titre devrait-on accepter cette auto compréhension dans l’évaluation de la réalité ? Ce serait plus grave parce qu’on prétend avoir raison ? À cette aune, que dire de l’éducation nationale qui, depuis toujours, est chargée de construire de vrais humains et de bons citoyens ? Que dire du monde médiatique et artistique qui a exactement les mêmes ambitions : promouvoir les comportements nécessaires et émancipateurs, dire la vérité sur l’homme, remettre en cause les certitudes acquises pour avancer vers la liberté et l’égalité. Ici aussi, il y a à enquêter. Après tout, pour prendre cet exemple, une lecture un peu sociologique des accusations contre Patrick Poivre d’Arvor souligne la responsabilité systémique de TF1 : le star-system de l’entreprise a permis ce qui s’est passé sans que nul n’y trouve à redire.
Systémique : l’adjectif dit bien qu’il est des configurations sociales permettant la violence sexuelle et son occultation. Car ces observations pourraient être étendues à tout le monde artistique, où on n’assume pas ce qu’on a dit, fait et promu – André Gide (qui revendiquait sa pédophilie) est toujours Prix Nobel de littérature, et une partie des médias fut complaisante, pour le moins, envers Matzneff, Duvert et la pédophilie. Et que dire encore du monde politique, professionnel, sportif, de tous ces lieux où une situation de pouvoir permet depuis si longtemps d’obtenir des gratifications sexuelles en échange de services et n’empêche nullement les responsabilités, ministérielles par exemple, et où il a fallu attendre, au mieux, la fin des années 2010 pour que se mettent en place que des cellules d’écoute ou d’enquête ?
Se donner bonne conscience
Bref, se focaliser sur l’Église catholique et, en son sein, sur ses clercs, c’est se donner bonne conscience fort facilement – classique logique du bouc émissaire – en refusant de voir toute la réalité. Les agresseurs ne sont pas seulement les bénéficiaires d’un pouvoir institutionnel : dans le catholicisme, des catholiques lambda commettent aussi des agressions sexuelles dans leur famille ou en dehors (j’en ai reçu le témoignage), dont les effets psychologiques et religieux sont tout aussi dévastateurs.
Dans la société, la famille et les groupes de pairs demeurent les lieux les plus violents. Et l’Église n’est en rien une exception : dans toutes les institutions, les agressions sexuelles relèvent de logiques de commission et d’occultation comparables. Il y a donc lieu à de larges enquêtes historiques, et pas simplement à recueil de témoignages et évaluations sociologiques comme le réalise actuellement la Ciivise (la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants). Si l’on veut que passe le passé et qu’il n’empoisonne plus le présent en obérant l’avenir, il faut le regarder en face. Mais il faudra pour cela accepter d’en payer le prix, individuel et collectif. Et je doute qu’aucune institution y soit vraiment prête.

Paul Airiau
Agrégé et docteur en histoire, professeur en classes préparatoires littéraires

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