Denis Chautard : « Les policiers ont besoin qu’on leur fasse crédit de leur bonne foi »
03 juil. 2023[Interview] Alors que la France s’embrase, les policiers sont pris pour cible dans les médias comme dans la rue. Aumônier catholique de la Préfecture de police de Paris, Denis Chautard plaide pour ses paroissiens et appelle à la compréhension mutuelle.
Les émeutes urbaines se poursuivent en France à la suite de la mort de Nahel, 17 ans, tué à Nanterre (Hauts-de-Seine) par le tir d’un policier pour avoir refusé d’obtempérer, le 27 juin 2023. Alors que plus de 45 000 agents sont mobilisés dans la rue, le ministère de l’intérieur a annoncé ce lundi 3 juillet que 700 policiers et gendarmes avaient été blessés depuis le début des affrontements. Prêtre de la Mission de France, retraité de l’éducation nationale et secrétaire de l’association d’entraide aux migrants à Vernon (Eure), Denis Chautard est aumônier catholique à la Préfecture de Police de Paris. Il témoigne de son ministère auprès de ces fonctionnaires éprouvés et soumis à la critique, en proposant des pistes pour restaurer la confiance réciproque.
Comment vivez-vous cette flambée de violences ?
On comprend que la mort de cet adolescent soit très mal ressentie par les jeunes de sa génération. Quoi qu’il ait fait, il ne méritait pas la mort. Il y a, semble-t-il, une erreur grave dans ce qui s’est passé, mais la justice le dira. Les images ne certifient pas tout. Il y a des éléments d’appréciation que nous ne connaissons pas. Maintenant, je suis effaré par toutes ces destructions de biens sociaux, qui sont au service de ces quartiers difficiles.
À Vernon, dans la nuit du 28 au 29 juin 2023, trois associations de service public situées dans le quartier des Boutardes ont été prises pour cible. La Mission locale a été entièrement détruite. Elle ne peut plus travailler, alors qu’elle s’occupait de jeunes en décrochage scolaire de 16 à 25 ans. Les Restos du Cœur ont été incendiés et ne peuvent plus continuer à servir les 480 familles qui viennent chaque semaine. L’association Alfa, s’occupant de la formation socioprofessionnelle, et Contact service, qui lutte contre les exclusions, ont aussi été endommagés. Toute la population est sous le choc. On n'a jamais vu ça. Les jeunes avaient un mode opératoire bien rodé : à minuit, ils ont barré les routes d’accès aux sites avec des poubelles enflammées, pour empêcher la police et les pompiers d’arriver. Pourquoi de telles destructions de biens précieux pour la population la plus fragile de Vernon ? C’est une réaction irrationnelle et destructrice.
Quel est l’état d’esprit des policiers que vous accompagnez ?
Les policiers aujourd’hui, en particulier les policiers parisiens, sont dans une situation d’épreuve extrêmement grave et de charge émotionnelle inimaginable. Ils risquent leur vie presque chaque nuit avec ce déchaînement de violence, qui est inégalé. D’après ce que me disent les policiers, la violence a monté d’un cran par rapport à 2005. C’est une charge généralisée contre la police. Le lien social lui-même est gravement en souffrance, en particulier chez les plus jeunes. La communauté musulmane peut recréer du lien, mais son encadrement est en fait minoritaire : c’est une espèce d’anarchie qui domine.
Les évènements actuels ajoutent une blessure supplémentaire aux policiers, qui étaient déjà en grande souffrance pour exercer leur métier. Depuis le Covid, le nombre de démissions n’a cessé de grandir. Ils prennent leur service la peur au ventre. Ils sont de plus en plus contraints d’exercer des missions périlleuses, et ils trouvent qu’il y a un véritable gâchis dans la société, par le manque de respect, de civilité et par une violence devenue irrationnelle et imprévisible. Mais je vois aussi beaucoup de policiers faire preuve de discernement et d’humanité. J’en ai vu récemment prendre la décision – avec l’aval de leurs supérieurs – de ne pas conduire des étrangers illégaux en centre de rétention, parce que ces derniers étaient en train de suivre un parcours de soins.
La police française est régulièrement accusée d’être violente. Que répondez-vous ?
Chaque fois, on fait l’amalgame entre une faute commise et toute la police. On met sur le dos de tous les policiers une erreur ou un geste extrêmement grave. Cet amalgame est systématique. Je suis convaincu qu’il y a une crise de l’autorité dans la société actuelle, et que la police en fait les frais. Ceci dit, les conditions de travail des policiers sont devenues plus difficiles. La tendance est à l’augmentation des effectifs, que Sarkozy et Hollande avaient réduits sensiblement, mais ils restent insuffisants par rapport aux besoins. L’ancien directeur de la Police nationale Frédéric Péchenard (actuel vice-président LR du Conseil régional d’Ile-de-France, ndlr) disait que ce qui fait défaut actuellement, ce n’est pas la formation initiale, mais la formation continue. Il y a un défaut évident à ce niveau-là. La police n’a pas les moyens d’assurer cette formation continue. Ce n’est pas tant l’usage de l’arme que d’avoir les bons réflexes lors d’une intervention. C’est ce qu’a hélas montré la mort de ce jeune Nahel.
Un slogan fait florès depuis plusieurs années : « La police tue »…
Quand je l’entends, j’ai envie de proposer à certains d’aller vivre en Corée du Nord, en Russie ou en Colombie… Pour moi, on revient à ce refus de toutes les formes d’autorité, qui est préjudiciable au lien social et au bien commun. J’ai travaillé en Greta (groupement d’établissements publics locaux d’enseignements, ndlr) dans la réinsertion de personnes qui avaient décroché de leur vie professionnelle. Sur le tard, je suis devenu professeur d’un lycée professionnel à Évreux. J’étais le dernier maillon de la chaîne pour aider les élèves décrocheurs à ne pas tomber dans la rue. Notre lycée jouxtait le quartier sensible de la Madeleine à Évreux.
Les jeunes défiaient l’autorité en permanence. Beaucoup n’avaient soit pas de père à la maison, soit un père absent, travailleur de nuit… J’ai reçu plusieurs fois des papas en larmes dans mon bureau, qui avaient découvert la véritable vie de leur enfant, livré à lui-même. Mais j’ai aussi constaté que, quand l’élève prenait conscience de la nécessité de la formation qu’on lui proposait, qu’il acceptait de découvrir le monde professionnel, et qu’il en assimilait les contraintes, la situation changeait. L’obéissance à l’autorité ne vient que lorsqu’on en découvre la nécessité. Il faut que l’autorité fasse preuve de sa compétence et du service qu’elle rend, pour que les jeunes y souscrivent. D’où les problèmes inhérents à la vie en société, par le déficit de confiance à l’autorité.
Or, l’exemplarité de la police est actuellement mise à mal.
C’est certain. Mais n’oublions pas que les policiers sont les premières victimes de cette violence. J’ai eu l’occasion de visiter le service d’addictologie à l’hôpital des Gardiens de la paix, dans le XIIIe arrondissement de Paris. Un nombre croissant de policiers se réfugient dans l’alcool et les stupéfiants. Entre le 1er janvier 2022 et le 10 juin 2022 : 400 gardiens de la paix sont venus en consultation. C’est énorme ! Cela manifeste une grande détresse. La grave souffrance du policier, c’est de retrouver du sens à sa mission. Cela fait partie du rôle de l’aumônerie catholique, d’être pour eux une famille : des liens qui vont les soutenir dans leur vie, les aider à reprendre pied dans cette charge.
Quelles sont vos missions à l’aumônerie catholique de la Préfecture de police de Paris ?
La Préfecture de police dispose d’une aumônerie depuis 2016 seulement. Car c’est un sanctuaire de la laïcité à la française ! La religion y est strictement confinée au domaine privé, et il y a une forte influence des loges maçonniques. Pourtant, les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan en 2015 ont suscité la création d’une aumônerie pour soutenir les policiers, en particulier ceux du commissariat du XIe arrondissement, qui avaient spécialement besoin d’un soutien, y compris sur le plan spirituel.
Nous sommes cinq aumôniers joignables depuis tous les commissariats : un prêtre orthodoxe et moi, et des aumôniers musulman, protestant et juif qui sont rattachés à la Gendarmerie nationale. Nous intervenons souvent pour accompagner les familles en deuil. Je suis fréquemment sollicité par des policiers en surmenage, ou des agents en butte à la double hiérarchie dans les commissariats : celle de la police et celle de l’administration. Je fais l’aller-retour entre Vernon et Paris, et je célèbre une messe à l’intention des policiers chaque deuxième mardi du mois, à l’église Saint-Germain-L’auxerrois. Nous nous retrouvons régulièrement avec Police et Humanisme, la Communauté chrétienne des policiers de France, chaque trimestre. Mais, comme ailleurs, le Covid a désorganisé nos réunions. Et à la Préfecture de Police, le local commun aux aumôniers est en travaux depuis 2020.
Comme si la porte nous était juste entrouverte…
Comment les policiers chrétiens vivent leur foi ?
J’ai rencontré un certain nombre de policiers chrétiens qui me disent prier avant de prendre leur service. Pour eux, c’est la meilleure préparation pour être confrontés à cette violence. Comme leurs collègues, ils ont de plus en plus peur pour eux et pour leurs familles. Leurs conditions de travail de plus en plus dures ne vont pas dans le sens d’une vie de famille apaisée. Beaucoup de jeunes policiers sont célibataires géographiques, et laissent leur compagne ou leur famille en province. L’Eglise, il me semble, doit être ce lieu où les personnes peuvent déposer leur fardeau et offrir une fraternité. Mais nous avons beaucoup de progrès à faire. Je pense à ce jeune, qui termine son contrat actuellement à la Préfecture de Police, et qui a reçu le baptême il y a un an. Comme sa paroisse ne lui a pas offert une vie fraternelle, il s’est tourné vers une paroisse traditionaliste, qui prêche une foi habitée par la peur, mais qui soigne la qualité relationnelle entre fidèles.
Vous êtes secrétaire de l’Association d’entraide aux migrants à Vernon. Que vous inspire le discours faisant le lien entre délinquance et immigration ?
C’est une question grave ! Faire un procès d’intention à tous les migrants, c’est scandaleux. J’en rencontre beaucoup, il n’y a pas plus de délinquants chez les migrants qu’ailleurs. Le problème, c’est l’intégration. Les migrants sont parqués dans des ghettos, et sont la proie de groupes ma eux pour le travail, le logement… Certains réseaux vous fournissent une carte d’identité belge dans le quartier de Château-Rouge, à Paris, pour 150 € ! La plupart des migrants acceptent ces combines, car ils n’ont pas les papiers et ils ne demandent qu’à travailler – et durement. Tout cet univers de situations illégales et de clandestinité explique que nous avons sur notre sol de véritables sociétés parallèles qui posent des problèmes. Quand on entre dedans, où est la porte de sortie ? Nous, notre association, on les met en garde contre tout ça : vous n’irez nulle part, vous allez vous perdre dans des choses insolubles. Mais on n’est pas à leur place.
Comment améliorer la relation entre la police et la population ?
Les policiers sont blessés. Quand quelqu’un est blessé, il a besoin d’écoute, d’humanité et de fraternité. Les policiers ont besoin de reconnaissance. Ils exercent leur métier au quotidien avec intelligence et cœur, un vrai dévouement et sens du service. Ils ont besoin qu’on les aime. Je le vois. Lorsqu’on fait crédit aux policiers de leur bonne foi et de leur sens du service, c’est gagnant pour tout le monde. Quand un policier est respecté, toute la société est gagnante. C’est le dernier rempart pour protéger les plus faibles et pour que le droit soit respecté. Il y a des missions accomplies par des policiers qui sont inconnues du grand public, mais qui sont d’une importance vitale.
Dans notre aumônerie, il y a un commissaire à la retraite qui a accepté d’être délégué du procureur dans une ville de Seine-et-Marne. Il fait du rappel à la loi pour des primo-délinquants. Un exercice capital, qui demande de l’humanité, du respect et de l’espérance, pour présenter une alternative au jeune. Quand il est bien fait, ce rappel à la loi évite de 60 à 70 % la récidive. Cet homme la rend un service très important à la société. Je connais aussi dans l’Eure des commandants de police en fin de carrière, qui sont « délégués à la cohésion police-population » dans les quartiers prioritaires. Ils essaient de dialoguer pour régler des conflits qui ne relèvent pas de la police judiciaire. Cette médiation est très profitable pour la société. Qui les connaît ? Je note enfin que la police de proximité renaît autrement : il y a des tentatives ici ou là qui sont en cours. Ce serait au bénéfice de tous.
Quel rôle l’Eglise catholique peut-elle jouer dans cette crise ?
Dans mon ministère de prêtre, je suis à la fois aumônier de policiers et secrétaire d’aide aux migrants : c’est le rôle de l’Eglise, de créer un lien qui n’existe pas autrement et ailleurs ! Nous pouvons jouer un rôle d’unification de la société. La plupart des migrants sont croyants. Je n’ai jamais été autant béni que par des migrants, y compris des musulmans, qui savent que je suis prêtre catholique ! Je vois aussi une énorme poussée des évangéliques chez les Africains, dont beaucoup sont des anciens baptisés catholiques ! Je reconnais qu’ils vivent l’Evangile au quotidien. Quand ils sentent ce respect, cette sincérité, ce côté humain, on peut avancer ensemble.
Et à quel saint patron les policiers peuvent-ils se vouer ?
Saint Martin ! Nous avons composé une prière demandant son Intercession : « Tu étais présent à Dieu / Dans le grand silence des nuits solitaires, / Donne-nous de lui rester fidèle dans la foi et la prière… »
Chaque année, on le fête le 16 novembre, lors d’une messe célébrée à l’intention des policiers décédés durant l’année.
Par Pierre Jova
Hebdomadaire Lavie.fr