Robert BadinterRobert Badinter, chez lui en 2013 • LÉA CRESPI

Robert BadinterRobert Badinter, chez lui en 2013 • LÉA CRESPI

L’ancien garde des Sceaux de François Mitterrand est décédé dans la nuit du 8 au 9 février à Paris. Il avait 95 ans. « La Vie » avait rencontré à plusieurs reprises cet infatigable pourfendeur de la peine de mort.
Sans doute, Robert Badinter ne s’attendait-il pas à vivre aussi longtemps. Son frère aîné, Claude, de deux ans et demi son aîné, était parti avant lui, en 1992, à 67 ans. Et son père, Simon, raflé à 48 ans à Lyon, rue Sainte-Catherine, le 9 février 1943 par la Gestapo, sur ordre de Klaus Barbie, puis déporté le 25 mars 1943 à Drancy, puis à Pithiviers, dans le convoi numéro 53, s’est éteint au camp de Sobibor, en Pologne. Juif né en Russie, il était alors bénévole à l’Union générale des Israélites de France. La famille avait fui Paris et le péril de l’occupation nazie.
Robert Badinter a toujours combattu la peine de mort avec conviction. Il prétendait qu’il devait au hasard cet engagement. C’est son ami l’avocat Philippe Lemaire qui lui avait demandé de venir défendre avec lui à Troyes (Aube) le condamné à mort Roger Bontems, auteur avec Claude Buffet d’une prise d’otages sanglante à la centrale de Clairvaux. C’est parce que Bontems, le 28 novembre 1972, a été exécuté alors qu’il n’avait pas tué, contrairement à Buffet, que Robert Badinter, obsédé par le fait de ne pas l’avoir sauvé, marqué aussi par la foule criant « À mort ! », était devenu un militant actif du combat contre la peine capitale.
Combattre la justice qui tue
Le hasard ? Mais n’était-ce pas plutôt parce que son père a été victime de la Shoah que ce fils meurtri a mis tant de flamme à combattre « la justice qui tue » ? « C’est peut-être d’avoir vu l’injustice de si près quand j’étais adolescent qui a donné cette passion-là », concédait-il en 2008, lors d’une entrevue chez lui.
En plus de 30 ans, j’ai interviewé de nombreuses fois l’ex-garde des Sceaux de François Mitterrand. La justice internationale, le combat pour l’abolition universelle, la nécessaire amélioration de l’état des prisons : ces sujets, et d’autres, ont donné lieu à des entretiens. Avec passion, il évoquait aussi son engagement pour faire supprimer les juridictions d’exception, dépénaliser l’homosexualité, dénoncer le crime de sorcellerie, défendre le Tibet libre. Nos rencontres ont eu lieu à Paris, au 5e étage de la rue Guynemer, dans l’appartement familial autrefois propriété de l’helléniste Jacqueline de Romilly, qui surplombe le jardin du Luxembourg et ses terrains de pétanque.
Quand il était sénateur socialiste, il n’avait qu’à traverser le vaste jardin pour rejoindre la chambre haute du Parlement. Lorsque je venais le voir, il me recevait dans un salon lumineux, encombré de livres et d’objets liés à la justice : une balance, une collection de sceaux, des tableaux. Je n’ai pas prêté attention à ces deux cuillères en métal qu’un confrère et ami a vues chez lui. Souvenirs d’Auschwitz et de Rivesaltes, elles évoquaient la dernière humanité autorisée dans un camp, objets sans lesquels les déportés seraient condamnés à laper leur soupe.
L’ancien ministre n’était pas froid et distant, ni chaleureux à l’excès, mais aimable et attentionné. À la fin de sa vie, le timbre de sa voix s’était un peu éraillé. Il riait volontiers, l’œil pétillant. Ou s’enflammait à l’inverse, évoquant avec effroi la fillette que le djihadiste Mohamed Merah, à Toulouse, avait agrippée par les cheveux, avant de lui tirer une balle dans la tête. Le retour insupportable de l’antisémitisme en France. « La reviviscence du terrorisme sanglant », qui ne devait surtout pas être prétexte, pour les démocraties, au rétablissement du châtiment suprême, en rien dissuasif.
Il assumait être un homme fougueux, citant Nicolas de Chamfort : « Seuls les passionnés ont vécu. Les raisonnables ont duré. » Il s’honorait d’avoir demandé et obtenu, à la tribune de l’Assemblée nationale, l’abolition de la peine de mort en septembre 1981, saisi par « l’émotion ». Mais ce sentiment lui avait paru moindre que « l’incandescence » qui l’habitait lors des plaidoiries prononcées pour sauver un homme. Après l’exécution de Bontems, échec obsédant, il était parvenu à éviter l’échafaud à six condamnés à mort. Son investissement était total. Il nous disait : « Je répétais souvent à Élisabeth (Badinter, sa femme, ndlr) : ou Mitterrand abolira, ou je claquerai du cœur à l’audience. »
L’animal politique
L’intellectuel devenu animal politique se gardait bien d’ouvrir la porte de son jardin privé. Pas de photos de ses trois enfants, Judith, Simon et Benjamin, dans ce salon où il recevait les journalistes. Une ombre se faufilait parfois au fond du couloir, celle d’Élisabeth justement, 14 ans plus jeune que lui, épousée en 1966. La fille de Marcel Bleustein-Blanchet, le fondateur de Publicis, riche héritière dotée aussi de fortes convictions. Celle avec qui l’amoureux du siècle des Lumières n’a écrit qu’un seul ouvrage : Condorcet, un intellectuel en politique. Auparavant, il a été marié huit ans à l’actrice Anne Vernon. Pudique et secret, il n’aimait pas s’épancher, refusait les portraits.
Jusqu’à la publication, en 2018, d’Idiss, un livre sur sa grand-mère maternelle, qui avait connu la misère et les pogroms dans un shtetl bessarabien, avant d’immigrer à Paris à la suite de ses fils. Avec ce récit, sa famille était soudain placée au centre. Il s’était fait violence pour la raconter, poussé par l’amour et la gratitude envers celle qui l’avait tant choyé, la mère de sa mère, Shifra devenue Charlotte. Quand j’ai interviewé Robert Badinter sur Idiss, ma mère venait de décéder. Le deuil nous liait. Apprenant ce décès, il m’avait demandé son âge : « 88 ans ». Il avait alors eu ce mot étonnant : « Alors, vous aussi vous mourrez vieille ! » De Charlotte, sa mère, il a peu parlé, ébauchant dans Idiss l’image d’une femme un peu sévère, conservatrice petit-bourgeoise, qui visait pour ses fils la réussite scolaire, et l’avait poussé à étudier le droit, quand il souhaitait devenir sociologue. En 2008, suite à un long article que La Vie lui avait consacré, il avait pris la peine de m’envoyer une lettre de remerciements, cadeau précieux. Il y affirmait que sa « mère aurait été fière » de ces pages qui le peignaient en « icône républicaine qui suscite l’admiration », modèle de droiture dressé contre l’injustice.
Simon Badinter, son père trahi par la France
Le destin de Rober Badinter a été chahuté. Avec sa mère et son frère, il s’était réfugié de mars 1943 à août 1944 à Cognin, près de Chambéry : ils n’avaient jamais été dénoncés. En 1994, lors du procès Touvier, l’ex-ministre était venu parler aux enfants du village. Son message ? « Vos parents sont des gens bien. » Il croyait en « l’exemplarité ». Il tenait lui-même son père, ingénieur commercial devenu pelletier en gros, au français teinté d’un fort accent, en haute estime. Quand il m’avait reçu pour évoquer Idiss, il avait montré l’admiration que lui inspirait cet étudiant brillant, privé de récompenses académiques « parce que juif ».
Dans un chapitre de cet essai personnel, il racontait son père, fier un temps d’être devenu citoyen français après avoir fui la révolution bolchevique, puis « chez qui la disparition de la République à Vichy avait suscité chagrin et angoisse ». Simon qui, en septembre 1940, de retour à Paris, s’était rendu à la préfecture de police pour faire enregistrer tous les membres de sa famille sur le « fichier juif ». Simon, forcé de donner les clés de son négoce à un étranger, un administrateur chargé d’en assurer « l’aryanisation ». Simon « accablé par l’abandon, la trahison » de la France. « Au camp de Pithiviers, de Drancy, qui le gardait sinon des gardes mobiles français ? Tel que je l’ai connu, aimant si profondément la France, a-t-il jusqu’au bout conservé sa foi en elle ? On ne fait pas parler les morts. Mais cette question-là, si cruelle, n’a cessé de me hanter », a écrit Badinter. Sans ajouter qu’à la Libération, avec sa mère, il a passé des heures à la gare de l’Est à guetter le retour des déportés. Lors de notre entretien, j’avais demandé : « Pourquoi ne pas avoir consacré un livre à votre père ? » « Cela aurait été trop douloureux », m’avait-il confié.
« Intelligence, prestance, honnêteté »
L’homme public faisait peu mention de sa religion. Dans sa biographie, Robert Badinter, un juriste en politique (Fayard), Paul Cassia note que son appartenance au judaïsme a été « un fil rouge » dans sa vie. L’avocat se décrivait comme « un juif de Kippour », « concédant à la religiosité la pratique du jeûne le jour du Grand Pardon ». « Le combat de sa vie pour les libertés est en grande partie marqué par ses origines », explique l’auteur. Il n’a pas empêché la mesure. Épris d’équité, l’avocat estimait que « la haine ne doit pas engendrer la haine ». Ne s’est-il pas prononcé pour la libération de Maurice Papon, secrétaire général de la préfecture de Gironde, condamné pour complicité de crimes contre l’humanité en 1998, pour des raisons humanitaires, quand il a eu 91 ans et des soucis de santé ?
« C’est un homme d’idées et de morale qui n’a pas dérogé à son éthique », affirme Romain Icard, auteur en 2021 du documentaire Robert Badinter, la vie avant tout. « Il arrive un moment où l’humanité doit prévaloir sur le crime », jugeait celui que Cassia résume en trois mots, leitmotiv de ses portraits : « intelligence, prestance, honnêteté ». Doué de talent oratoire. Rapide, brillant, élégant, sensible, courtois. Friand d’anecdotes et maîtrisant l’art du récit, voire la stratégie médiatique. Maître de lui-même. Soucieux de sa réputation. Et pointilleux. À mes débuts comme journaliste, je me souviens qu’il voulait relire et corriger ses déclarations. Me les dictant parfois à la virgule près, comme à une secrétaire, suscitant en moi une timide rébellion.
Le voyage au pays du pouvoir
Avocat civiliste spécialiste du cinéma et de la presse, en bref avocat d’affaires du tout-Paris, Robert Badinter n’est devenu pénaliste que tardivement. Il vouait un culte à son « maître », Henry Torrès, figure de la gauche. Il a défendu les criminels. Avant de faire « un voyage au pays du pouvoir », soit une longue carrière politique, semée de roses et de beaucoup d’épines, d’abord au nom du combat pour l’abolition. Il était proche de François Mitterrand. Le couple Badinter aurait très tôt connu Anne et Mazarine Pingeot. Élisabeth Badinter aurait même rédigé elle-même, un dimanche rue Guynemer, en 1984, l’acte de reconnaissance de la fille illégitime et cachée du président socialiste.
Ce n’est pourtant pas Badinter que Mitterrand avait choisi comme garde des Sceaux en mai 1981, mais Maurice Faure. Quand ce dernier a jeté l’éponge, au bout d’un mois, Robert Badinter, qui ne souhaitait que ce portefeuille-là, a été choisi. Et quand François Mitterrand a voulu qu’il conserve un exemplaire de la loi abolissant la peine de mort, en raison de son « amour pour les documents historiques », le ministre y a vu « une délicatesse d’amitié ». Le texte figure en bonne place chez lui, dans son musée personnel. Mais Robert Badinter ne manquait jamais de rappeler combien il avait été un ministre impopulaire. Conspué et menacé dès la condamnation à la prison à perpétuité de Patrick Henry, à qui il avait évité la guillotine. Une bombe artisanale avait même explosé sur son palier.
La liberté comme règle de vie
« La France tire sa vraie grandeur de sa liaison historique avec les libertés », notait le sénateur. Robert Badinter, militant des droits de l’homme, détestait l’enfermement. « Le seul combat de Badinter est celui de la liberté et de la non-prison », estimait son associé, l’avocat Jean-Denis Bredin. La liberté était aussi règle de vie. Amateur de musique classique, il jouait du piano tous les jours, sans avoir pour l’instrument de grandes dispositions. Sans se prendre pour Proust, il maniait la plume et s’est essayé à des genres divers : il a même écrit des pièces de théâtre et, en 2013, le livret de Claude, opéra composé par Thierry Escaïch, d’après l’œuvre abolitionniste de Victor Hugo, son idole.
Il refusait aussi d’être « prisonnier de la mémoire ». À nous, il répétait : « Il faut se souvenir, mais la vie est plus forte que la mort. Seul l’avenir importe. » Sur la tombe de sa grand-mère Idiss, décédée en 1942 d’un cancer de l’estomac, il ne se rendait qu’une fois par an. Pour la même raison. Il s’honorait que Klaus Barbie, extradé de Bolivie, ait été jugé et condamné en France. Arrêté en 1983, alors qu’il était garde des Sceaux, le boucher de Lyon, assassin de son père, avait été placé une semaine à la prison de Montluc, là il avait fait torturer des milliers d’innocents. Malgré ses blessures restées à vif, son éthique l’a poussé du côté de la justice, « qui n’est pas la vengeance », et sa force vitale, auprès des cœurs battants. Il est toujours demeuré du côté de « ceux qui croient que la vie est, pour l’humanité tout entière, la valeur suprême ». Il a duré et a bien vécu.

Biographie
1928 : naissance le 30 mars, à Paris.
1936-1940 : élève au lycée Janson-de-Sailly.
1951 : avocat au barreau de Paris.
1957 : épouse l’actrice Anne Vernon, dont il divorce en 1965.
1966 : se marie avec Élisabeth Bleustein-Blanchet.
1972 : Roger Bontems est guillotiné, « coupé en deux dans la cour de la Santé ».
1973 : publie l’Exécution.
1976 : défend Patrick Henry.
1981-1986 : ministre de la Justice de François Mitterrand.
1981 : le 9 octobre, la peine de mort est abolie.
1986-1995 : président du Conseil constitutionnel.
1995-2011 : sénateur socialiste des Hauts-de-Seine.
2000 : publie l’Abolition.
2007 : gagne son procès contre le négationniste Robert Faurisson.
2018 : publie Idiss.
2021 : participe aux célébrations du 40e anniversaire de l’abolition.


Par Corine Chabaud

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