Trinité, Abbaye aux Dames, église abbatiale de la Sainte-Trinité, Caen (France)

Trinité, Abbaye aux Dames, église abbatiale de la Sainte-Trinité, Caen (France)

LA PAUVRETÉ DE DIEU EN TRINITÉ

Une petite fille qui avait été au catéchisme et qui l’avait suivi assidûment, essayait de se représenter Dieu. On lui avait dit que Dieu est tout-puissant, qu’il peut faire tout ce qu’il veut, que rien ne lui résiste, qu’il est riche de tous les biens, qu’il est tellement heureux que tous nos malheurs ne peuvent l’atteindre, comme aucune de nos joies ne peut l’enrichir et que cela est ainsi depuis toujours, éternellement. Dieu est comblé, saturé de biens, débordant de richesses et doué d’une irrésistible puissance. Et la petite fille se disait : « Il en a de la chance, le bon Dieu ! Parce qu’enfin, il ne l’a pas mérité, cela a toujours été ainsi. Au fond, ce n’est pas juste. Cela devrait être chacun à son tour d’être Dieu ! &raquo Et elle attendait tranquillement son tour d’être Dieu.

Il y a quelque chose d’émouvant et d’admirable dans la réflexion de cette enfant qui rejoint l’objection de Nietzsche : « S’il y avait des dieux, comment supporterais-je de n’être pas Dieu ? » A cette objection redoutable, il n’y a qu’une réponse, c’est celle qui fut donnée à saint François d’Assise. François, le fils du marchand, François, destiné par son père au négoce, François, riche, comblé par son père qui lui laisse la bride sur le cou, François, qui rêve d’autre chose, François, nourri des romans de chevalerie et qui ne pense qu’à la gloire des champs de bataille, François, homme de guerre tout au début de sa carrière, lors d’une petite guerre entre Pérouse et Assise. Mais François nourrit une ambition plus grande : il veut faire la grande guerre dans le sud de l’Italie. Et il s’en va, magnifiquement équipé, quand il est arrêté par une voix qui lui dit intérieurement : « Lequel vaut mieux, servir le maître ou le serviteur ? » Et il comprend qu’il va faire ses armes, qu’il deviendra chevalier sous les ordres d’un capitaine qui est lui-même sous les ordres d’un prince. Il ne sera que le domestique d’un domestique ! C’est trop peu pour lui ! Il rebrousse chemin et il attend son destin. Il sait qu’un jour le monde sera rempli de sa gloire et qu’il épousera la plus belle princesse qui se puisse jamais avoir. Et il attend.

La maladie le fait réfléchir, le baiser au lépreux lui fait rencontrer l’intimité du Christ Jésus, la voix du crucifix de saint Damien lui enjoint de reconstruire sa maison et, enfin, il entendra dans l’évangile de saint Mathieu l’appel décisif. Il va rencontrer enfin la princesse à laquelle il s’est promis : Dame Pauvreté !

C’est Dame Pauvreté qu’il va chanter sur toutes les routes de la terre, elle est son unique trésor, son seul héritage. Cette dame, passionnément aimée et défendue, sous l’image de laquelle il se représente Dieu, c’est cela l’immense aventure, la plus grande de l’histoire chrétienne. François l’a compris le premier. Il a vécu avec une intensité brûlante cette identification de Dieu avec la pauvreté. « Bienheureux ceux qui ont une âme de pauvre », dit Jésus en tête des Béatitudes. C’est la première Béatitude, parce que c’est la Béatitude de Dieu. Dieu est pauvre, dit François, et le petit pauvre se tient devant le grand pauvre. Et, par là, François, le chantre de la pauvreté, nous donne la clef de ce mystère insondable et merveilleux, qui est le mystère de la Sainte Trinité. La très sainte Trinité, que l’on présente comme un rébus indéchiffrable, la Sainte Trinité sur laquelle tant de théologiens ont exercé leur admirable subtilité ! Mais jamais ils n’ont été au cœur de cette vie débordante, parce qu’ils n’ont pas compris que la clef de la Trinité, c’est la pauvreté.

Trinité cela veut dire que Dieu, s’il est unique, n’est pas solitaire. Dieu n’est pas quelqu’un qui tourne autour de soi, qui se regarde, qui se repaît de lui-même, qui se loue et s’adore et nous demande de le louer et de l’adorer, dans une demande égocentrique et possessive. Non, la vie de Dieu est une vie trinitaire : autrement dit, Dieu n’a prise sur son être et sur son acte qu’en le communiquant. Dieu ne se regarde pas. En Dieu, la connaissance, c’est le regard : c’est l’élan du Père vers le Fils, et le regard et l’élan du Fils vers le Père. La connaissance est un échange, un don consubstantiel, un don total, car ce qui constitue le Père, c’est uniquement cet élan, ce regard vers le Fils. Il n’a rien d’autre que d’être tout donné à ce Fils, qui n’a rien d’autre que d’être donné à ce père et ensemble, ils ne possèdent pas l’amour, ils le donnent, ils le communiquent dans une aspiration vivante vers le Saint-Esprit, qui est, une respiration vivante vers le Père et le Fils. En sorte qu’en Dieu, tout est éternellement donné, communiqué, dépouillé dans une pauvreté tellement absolue, qu’il faut dire que Dieu n’a rien, qu’il ne peut rien avoir, qu’il ne peut rien posséder, que la divinité n’est à personne, car elle n’est au Père que dans son élan vers le Fils et au Fils dans son élan vers le Père, et à l’Esprit saint dans cette respiration d’amour vers le Père et le Fils.

D’ailleurs, cela, nous pouvons le comprendre immédiatement par une expérience quotidienne, celle de cette trinité humaine, la famille, qui est la plus belle image de la trinité divine. Dans une famille, il y a au moins trois personnes : le père, la mère et l’enfant. Et ces trois personnes vivent de la même vie, de la même joie, du même bonheur, du même amour et leur harmonie est faite uniquement de ce regard de l’un vers les deux autres.

Quand l’homme regarde sa femme et pense à elle en s’oubliant lui-même, quand la femme regarde son mari et pense à lui en s’oubliant elle-même et que l’enfant regarde son père et sa mère en s’oubliant lui-même, c’est le bonheur. La vie circule, la vie jaillit, la vie se communique, l’harmonie est parfaite. Mais nous le sentons immédiatement, ce bonheur n’est à personne. Le père ne peut pas dire, c’est moi, c’est à moi, c’est pour moi : il le détruirait immédiatement. Il en serait de même si la mère se le voulait approprier et si l’enfant prétendait en avoir le monopole. C’est un bien qui ne peut exister qu’à l’état de communication, à l’état de dépouillement, à l’état de don.

Ainsi Dieu, non pas un Dieu solitaire, mais un Dieu dont toute la vie est un pur jaillissement d’amour sans aucun retour sur soi possible. Nous, nous pouvons toujours défaire l’union, rompre une harmonie, nous séparer les uns des autres. En Dieu, il n’y a pas d’adhérence à soi, parce qu’en Dieu, le moi est tout élan, toute communication, tout altruisme, tout don, toute communion, tout amour. En lui, se réalise ce pressentiment de Rimbaud : “Je est un autre ”. “Je” est un autre, c’est pourquoi il faut dire, avec François d’Assise ou plutôt à travers lui qui n’a rien dit mais qui a tout vécu, il faut dire : « Dieu est Dieu parce qu’il n’a rien » Il est tout en être, tout en valeur, parce qu’il n’a rien, parce qu’il ne peut rien avoir, parce qu’il ne peut rien posséder, parce qu’il a tout perdu éternellement, parce qu’il est le dépouillement subsistant, infini, personnifié, éternel.

C’est là ce que François a découvert, c’est là ce qu’il a vécu, ce qu’il nous a communiqué ou plutôt Dieu à travers lui. C’en est fini maintenant de ce Dieu propriétaire, de ce Dieu maître, de ce Dieu despote, de ce Dieu qui est assis sur ses trésors, qui les défend et qui, comme dit Luther dans une phrase épouvantable, ‘‘ne veut pas lâcher la bride du pouvoir ». C’est le contraire qui est vrai : Dieu a éternellement lâché la bride du pouvoir, il ne veut rien pouvoir, sinon donner. Il n’y a rien d’autre en lui que l’amour. Il ne peut nous toucher que par son amour, comme nous ne pouvons le rejoindre que par notre amour.

C’est un Dieu inconnu, un Dieu inimaginable, un Dieu imprévu, un Dieu que les chrétiens n’ont pas encore commencé à reconnaître. Nous continuons à penser à Dieu comme on pouvait y penser avant Jésus-Christ. On oublie qu’en Jésus-Christ tout a été renouvelé, qu’au travers de l’humanité transparente de Jésus-Christ, le vrai visage de Dieu s’est révélé, qui est le visage de la pauvreté, le visage de la fragilité. Car si Dieu est pauvre, il est fragile ; si Dieu est pauvre, il est désarmé, car il n’a rien pour le défendre, il n’est que son amour. Et il suffit de lui refuser le nôtre pour que rien ne se puisse accomplir.

C’est ce que nous dit magnifiquement le prologue de saint Jean : « En lui est la lumière, et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne la saisissent pas. Il est dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne le connaît pas. Il vient chez les siens et les siens ne le reçoivent pas. » Et que peut-il faire ? Il meurt. Il meurt pour tous ceux qui refusent de l’aimer. Et il n’y a pas pour lui d’autre issue, et c’est ce que veut dire la croix. La croix veut dire que Dieu est l’amour qui n’est qu’amour, amour fragile qui appelle notre amour mais qui ne peut rien en nous sans nous.

C’est pourquoi il ne s’agit pas de nous sauver d’une menace qui viendrait de Dieu, mais de sauver Dieu de la menace que nous sommes pour lui, de le sauver de nos ténèbres, de le sauver de notre opacité, de le sauver de nos limites qui font de lui constamment une idole. C’est pourquoi Graham Greene a pu dire magnifiquement dans La Puissance et la Gloire : « Aimer Dieu, c’est vouloir le protéger contre nous-même. » Dieu est fragile autant qu’il est amour, fragile comme la vérité. Il suffit de se boucher les oreilles et la vérité ne peut plus rien. Elle est fragile comme la musique : il suffit de taper sur une casserole, et la musique ne peut rien. Fragile comme l’amour : il suffit de fermer son cœur et l’amour ne peut rien.

Aussi bien, saint Jean de la Croix, grandissime docteur de la contemplation, rejoint ici magnifiquement saint François lorsqu’il appelle Dieu “la musique silencieuse”. Dieu est une musique silencieuse. Il n’est pas là où il y a du bruit. Et c’est pourquoi, dès que nous faisons du bruit, nous nous séparons de lui. Nous ne pouvons plus l’atteindre qu’à travers des formules, des mots, tout empreints de nos limites et qui font de lui une idole. Pour le rencontrer, il faut l’écouter, il faut faire de tout son être un silence agenouillé et alors sa voix retentit comme la voix de la musique silencieuse.

Quelle découverte ! Comme la petite fille, nous étions tentés de voir en Dieu un pouvoir exorbitant ou, comme Nietzsche, un pouvoir révoltant qui appelait notre révolte. Et voilà maintenant que Dieu nous apparaît, dans le chant de saint François, comme celui qui n’a rien. Il nous apparaît comme le dénuement éternel, il nous apparaît comme la simplicité d’une pauvreté si grande que jamais nous ne pourrons être aussi pauvres que lui. Car il y aura toujours en nous ces adhérences par lesquelles nous collons à nous-même, ce sens de la propriété qui fait de nous des esclaves de nos possessions. Dieu seul est libre, d’une liberté infinie, qui est la liberté du dépouillement total. Ainsi son “être par soi”, cela veut dire aussi qu’il y a en lui toutes les conditions de la pauvreté absolue, du dépouillement infini et de l’amour parfait.

Nous devons donc faire silence en nous pour pénétrer dans ces abîmes de lumière et de joie, où notre liberté a son origine première. Et, nous souvenant que Dieu est la musique silencieuse, que Dieu est fragile, nous essaierons de le protéger contre nous-mêmes.

Alors Dieu prendra pour nous un autre visage, un visage adorable, un visage passionnant, un visage toujours nouveau. Car quelle découverte plus bouleversante que celle-là, de savoir que Dieu n’a rien, qu’il ne peut rien posséder et que nous ne sommes suspendus qu’à son amour, comme il est suspendu au nôtre ! C’est ce que Claudel a découvert le jour de Noël 1886, où il fut foudroyé par la grâce, comme Saül à Damas, Claudel entrant à Notre Dame pour y chercher en dilettante des émotions esthétiques et entendant soudain à travers les antiennes des vêpres de Noël, cette annonce formidable de l’enfance éternelle et de l’innocence déchirante de Dieu.

Oui, c’est cela notre Dieu. Le Dieu vivant, le Dieu-Esprit, le Dieu-vérité, le Dieu crucifié, le Dieu silencieux, il n’y en a pas d’autre, le Dieu qui retentit au plus intime de nous-même comme un appel que nous entendons dès que nous cessons de nous regarder et de nous écouter, et qui nous apparaît, sous les traits de sa divine fragilité, comme l’enfant éternel et comme l’innocence déchirante.

(…)

Maurice ZUNDEL

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