Le film « Les gens d’à côté » d’ André Téchiné ou le portrait de deux mondes opposés qui dans ce film se rencontrent
13 juil. 2024Lucie (Isabelle Huppert, au centre) intègre une famille de substitution (Hafsia Herzi et Nahuel Perez Biscayart). Roger Arpajou
À 80 ans, le cinéaste réussit un film sensible à fleur de peau, avec le formidable duo Isabelle Huppert et Hafsia Herzi.
Elle court tous les soirs en tenue de jogging dans les rues de son quartier de banlieue telle un petit lutin obstiné. L’image est là, forte et surprenante. Isabelle Huppert en survêtement gris à capuche arpente comme une acharnée les rues d’une résidence pavillonnaire dont le décor ordinaire baigne dans un quotidien loin d’être glamour… André Téchiné filme son héroïne sans fard, silhouette perdue au souffle court qui progresse pour ne pas sombrer, en petites foulées syncopées à la nuit tombée, dans son vingt-cinquième film, Les Gens d’à côté. Ces échappées jogging reviennent comme un leitmotiv tout au long du film. «Cours Isabelle, cours! », aurait pu dire Forrest Gump.
Huppert incarne Lucie, une simple fliquette de la police scientifique et technique. Dépressive, brisée par le suicide de son mari, Slimane, policier lui aussi, Lucie veut reprendre du service après une longue absence due à un séjour prolongé dans un hôpital psychiatrique. Alors que son supérieur doute de sa volonté de reconduire son activité professionnelle, Huppert lui affirme qu’elle va bien. En réalité, elle se persuade, elle s’aveugle parce qu’elle ne supporte plus de tourner en rond toute seule dans son petit pavillon avec jardin.
Sans oublier que feu Slimane réapparaît parfois la nuit, au piano, vêtu d’un T-shirt Barack Obama. Ces touches oniriques injectées par le réalisateur des Roseaux sauvages montrent la solitude et la fragilité psychologique de son héroïne désemparée. Justement, une jeune famille s’installe dans la maison d’à-côté. La diversion est inespérée. «Cela fait du bien d’avoir de nouveaux voisins», explique Lucie à sa voisine, tandis qu’elle se transforme en James Stewart voyeur comme dans le Fenêtre sur cour de Hitchcock. Un soir, en rentrant du travail, elle repère la fillette du couple qui a fait une fugue. Elle la ramène à sa mère, incarnée par Hafsia Herzi.
Les deux femmes ne tardent pas à s’apprivoiser. Dans son couple, Herzi porte la culotte comme elle porte un blouson de moto noir à chaque fois qu’elle sort travailler. Mère courage préoccupée, accablée par sa charge mentale, Julia a renoncé à son agrégation pour rapporter un salaire de prof à la maison. Les deux femmes se rapprochent incidemment, perdues toutes deux dans le flot de leurs angoisses. Ces moments de complicité tacite, Téchiné les capte avec discrétion, sachant pertinemment qu’il filme deux actrices au sommet de leur art. Quant à Yann, le mari de Julia (Nahuel Perez Biscayart), il est un artiste peintre lunaire et fantasque, qui adore sa fille, mais cache une facette plus sombre de sa personnalité.
Sur le fil du rasoir
Téchiné aime filmer la famille. Dans un premier temps, comme dans Ma saison préférée , il suit les rapprochements entre Huppert et ce couple apparemment sans histoires. Du concours de patinage artistique de la petite Rose en tutu violet au vernissage d’une exposition du papa, en passant par une séance de bowling, aussi émouvante que joyeuse, Lucie intègre cette famille de substitution comme on danse au-dessus du volcan. Retrouver le sourire est parfois à ce prix.
Pourtant, Huppert ne peut s’empêcher de mener l’enquête. L’envers du décor se révèle moins idyllique que la carte postale d’un foyer aimant. Huppert découvre ainsi que derrière son air d’éternel Jean de la Lune, Yann fréquente des mouvements anti-flics, les fameux Black Blocks, et les aide à fabriquer des banderoles radicales dans son jardin à coups de bombes de peinture, de pochoirs et de masques de protection anti-gaz. Un dilemme se fait jour. Que faire? Dénoncer son voisin ou l’aider? Le personnage joué par Isabelle Huppert ne sait plus si elle doit jouer les agents de police ou les agents doubles.
Il pleut beaucoup dans le film de Téchiné. Cette pluie collante, grisâtre, déprimante, celle qui tombe d’un ciel bouché, celle qui plaque les cheveux sur le front et qui inonde les chemins de terre avec des flaques de boue aussi troublées que le choix cornélien qu’affronte l’héroïne. À 80 printemps, le cinéaste passé jadis comme Truffaut des Cahiers du cinéma à la réalisation n’a rien perdu de son acuité cinématographique.
Avec Les Gens d’à côté, il évolue à nouveau sur le fil du rasoir, entre fable sociale et thriller psychologique. Fin chroniqueur des mœurs contemporaines, son film radiographie de manière sensible et sans manichéisme, la fracture sociale d’une France dont chaque camp se regarde en chien de faïence: Black Blocks en furie contre flics en déprime.
Idéaliste malgré tout, Téchiné fait tout pour réconcilier les contraires. Le message fait du bien en ces temps incertains.
«Les Gens d’à côté», drame d’André Téchiné.
Avec Isabelle Huppert, Hafsia Herzi, Nahuel Perez Biscayart. Durée: 1 h 25