Trop de nos concitoyens musulmans ne savent plus s’ils peuvent compter sur l’estime d’un pays dont ils contribuent à forger le destin
06 juil. 2024Jean-François Bour, prêtre et expert des relations avec l’islam à la Conférence des évêques de France, appelle, dans une tribune au « Monde », à « entendre l’inquiétude » des musulmans face à l’extrême droite. Il déplore, dans le débat actuel, « une tendance à tolérer sans sourciller le soupçon global qu’instillent les affirmations racistes ou simplistes ».
Citoyen et prêtre catholique qui tente de favoriser un paradigme d’estime et de coopération entre les religions plutôt qu’une logique de confrontation, je suis fils du concile Vatican II (1962-1965) qui a osé un regard d’estime sur les autres religions − à ne pas confondre avec la naïveté. Les évêques français se sont déjà exprimés mais, avec d’autres catholiques, je pense important de me joindre au débat collectif pour entrer en discussion, même avec mes frères ou mes amis séduits par l’extrême droite.
Je m’y risque car trop de nos concitoyens musulmans ne savent plus s’ils peuvent compter sur l’estime d’un pays dont ils contribuent à forger le destin. Dans le contexte électoral actuel, leur inquiétude doit être entendue.
« Les musulmans sont la France, eux aussi »
De fait, les lumières métaphysiques, littéraires ou artistiques des civilisations islamiques qui éblouirent tant d’orientalistes, ont laissé place, dans nos esprits, au dédain ou à des thèses réductrices. Voici l’islam désigné souvent comme l’ennemi juré d’une civilisation judéo-chrétienne qu’il a pourtant aidé à gravir les sommets. Certes, ceux qui devraient en rénover les usages et les doctrines le servent parfois bien mal. Les islamistes, prospérant sur le désarroi et la misère, ont su jouer de logiques binaires jusqu’à favoriser la violence vengeresse d’un millénarisme étroit, qui terrorise aussi les musulmans. Tout cela finit par diffuser une peur que d’aucuns s’emploient à utiliser politiquement.
Je ne viens pas, pour autant, pointer du doigt ceux qui ont exprimé, dans les urnes, une exaspération multiforme. Je ne souhaite pas analyser ici les raisons d’un vote RN. Elles sont diverses. Je me permets simplement d’interroger la tendance à tolérer sans sourciller le soupçon global qu’instillent les affirmations racistes ou juste simplistes.
Je me contente d’un constat simple qui part de l’anniversaire du débarquement allié que nous venons de commémorer : il donne à voir les libérateurs de l’Europe dans leur composante multi-ethnique et multireligieuse. La France put alors compter sur des milliers d’hommes issus des cultures musulmanes d’Afrique sub-saharienne et du Maghreb. Beaucoup sont morts pour la France comme déjà, avant eux, leurs ancêtres en 14-18. Qu’ils reposent en paix. La Grande Mosquée de Paris en est le digne mémorial et la gardienne de la mémoire de nombreux musulmans qui sauvèrent des juifs de la terreur nazie.
Mais je veux aussi, comme déjà dans mes vœux aux musulmans pour l’Aïd-el-Kebir, prendre en compte mes compatriotes musulmans d’aujourd’hui. Ils sont binationaux mais pas toujours, pratiquants ou non, mariés à un conjoint musulman ou pas ; ils sont réfugiés, pauvres ou riches, peu ou très qualifiés, habités d’un sens civique profond ou insuffisant, clairs avec l’islamisme ou pas suffisamment, honnêtes ou délinquants, ouverts au dialogue interreligieux ou méfiants… Ils vivent les milles nuances d’une identité complexe.
Ils sont présents dans tous les métiers, arrivés récemment en France ou de quatrième génération : ce sont nos médecins, nos infirmières, nos ingénieurs, nos étudiants, nos aides à domicile… Ils ont leurs passions et leurs loisirs, comme tous les Français, et s’affrontent, comme chacun, à la fatigue du combat quotidien. Alors, gardons l’esprit clair : ils sont la France eux aussi. Ils font la France aujourd’hui. Dans bien des familles où se vit le brassage culturel, on ne parle d’ailleurs plus de personnes anonymes : il s’agit ici d’un gendre, là d’une belle-fille, de petits enfants, de cousins, de demi-frères et de demi-sœurs…
Le risque d’une « dérive revancharde »
Qu’on me permette de dire encore mon admiration pour ces responsables du culte musulman qui me confient leurs efforts pour éviter que l’atroce affrontement qui oppose Israéliens et Palestiniens n’échauffe les esprits ou ne sombre dans l’antisémitisme. On ne saurait, sans risquer une grave injustice, établir un lien nécessaire entre une culture ou une religion et l’insécurité, le terrorisme, l’antisémitisme ou la délinquance. Tout ceci exige des actions éducatives, sociales et judiciaires adaptées.
J’assume donc, en citoyen et en croyant, la reconnaissance de la dignité égale de chacun et un patriotisme imperméable au nationalisme, une identité d’autant plus forte qu’elle est capable de relations, d’échanges et de partage avec l’autre dans sa différence. Ma lecture des Ecritures bibliques, premier et nouveau Testament, m’incite autant à chercher la Vérité qu’à méditer la manière dont Dieu associe des « païens » et des « réprouvés », à l’accomplissement de son Salut. C’est pourquoi, il nous reste à affronter avec courage et surtout ensemble, les causes des détresses qui minent notre société. Personne ne sortira grandi d’une dérive revancharde qui autorise les passions tristes à traquer un bouc émissaire.
C’est d’un esprit citoyen rénové dont nous avons besoin, celui qu’a fondé, malgré ses excès, la Révolution française : elle a posé le socle d’une citoyenneté égalitaire où nul n’est réduit à ses origines, à ses opinions ou croyances. Elle a établi le cadre où chacun peut se mettre au service du bien de tous. Les communautés croyantes elles-mêmes ont le devoir de former à cette citoyenneté, avec la République, en amenant leurs adeptes à s’approprier leur religion d’une manière responsable et libre, sans craindre l’émancipation que protège notre contrat social.
Pour avancer, et alors qu’on nous accule à exprimer qui ou ce que nous rejetons, décidons de consolider d’abord les liens qui font la France aujourd’hui : dans les entreprises, les associations, le sport, le dialogue interreligieux, l’action éducative et humanitaire… Le monde est en feu et il est grand temps de nous associer les uns aux autres pour affronter la complexité des défis.
Jean-François Bour est prêtre dominicain, expert du dialogue entre catholiques et musulmans à la Conférence des évêques de France et membre de l’Institut dominicain d’études orientales (IDEO), au Caire.
Le Monde 5 juillet 2024