Zéro mérite par Denis MOREAU, philosophe

« Je suis de plus en plus convaincu que tout ce qu’il y a de bon dans ma vie a été reçu, que je n’ai aucun mérite pour cela et que si je peux en être heureux, il n’y a aucune raison de m’en montrer fier », estime notre chroniqueur.

Ma vie est comme toutes les autres, elle a ses ombres et ses lumières, ses grandeurs et ses misères. J’ai des défauts et j’ai fait des bêtises mais, en cherchant un peu, on doit quand même pouvoir me trouver quelques qualités et me créditer de certaines bonnes actions. En revanche, je suis de plus en plus convaincu que tout ce qu’il y a de bon dans ma vie a été offert, reçu, que je n’ai donc aucun mérite pour cela et que si je peux à bon droit en être heureux, il n’y a aucune raison de m’en montrer spécialement fier.

La Providence à l'œuvre

C’est ce que dit saint Paul dans la Première Lettre aux Corinthiens (4, 7) : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi t’enorgueillir comme si tu ne l’avais pas reçu ? » Mes éventuels mérites ou qualités ne sont pas sortis d’un moi qui leur aurait préexisté ou qui aurait déjà été tout constitué à ma naissance. Ce moi, ainsi que ses éventuels mérites ou qualités, est plutôt le résultat d’un ensemble d’influences et de circonstances qui m’ont peu à peu modelé, d’une série de rencontres bénéfiques, de personnes aimées et aimantes, d’enseignants et de livres, d’institutions et de communautés, etc. Il serait alors malvenu d’être fier de ce que « je » suis, puisque « je » n’y suis pour rien, étant un effet d’altérité, un assemblage de qualités reçues d’ailleurs.

Chez les philosophes, Spinoza donne la théorie de cet état de fait en expliquant que je ne suis pas une causa sui (« cause de moi-même »), mais un « mode fini » (une chose limitée) façonné par les causes qui s’exercent sur moi ; et Marc Aurèle, qui en tant qu’empereur de Rome ne manquait sûrement pas de raisons d’être content de lui, l’exprime de manière splendide dans la longue énumération de dettes multiformes qui ouvre ses Pensées pour moi-même. Les théologiens, notamment s’ils sont inspirés par saint Augustin, affirment souvent que c’est avant tout par grâce (quelque chose de reçu de Dieu) que nous sommes capables du bien. Sur cette question, saint Augustin et Spinoza disent à peu près la même chose.

On me rétorquera : tu exagères, tu as par exemple le goût de l’effort et du travail bien fait, c’est méritoire. Admettons, mais je ne suis pas né ainsi : si j’ai ce goût, c’est parce que j’ai eu la chance que mes parents et mes éducateurs me l’inculquent. Là encore, je n’ai pas grand mérite, si du moins on entend par là des qualités qui me seraient directement imputables comme à leur seule cause.

Au fond c’est cela, une vie, le produit d’un ensemble de processus où rien n’interdit, pour un regard chrétien, de voir la providence à l’œuvre, le résultat d’une combinatoire hypercomplexe, d’un patient tissage de causes et d’effets enchaînés qui commence, en un sens, avec le début de l’Univers. Est-ce fruit du hasard ? Ou l’aboutissement d’une extraordinaire programmation divine ? Dans tous les cas, c’est vertigineux !

Denis MOREAU

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Denis Moreau • ILLUSTRATION STÉPHANE MANEL POUR LA VIE

Denis Moreau • ILLUSTRATION STÉPHANE MANEL POUR LA VIE

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