« Un mystère d'abaissement qui interroge la figure du prêtre » Jean-Marc Eychenne
23 nov. 2024Le sacerdoce ministériel est né au cours du dernier repas de Jésus avec ses disciples. II s'ancre donc dans le récit de la Cène qui débute par le geste prophétique et « parabolique » du lavement des pieds. Les paroles que Jésus prononce alors se terminent ainsi : « Afin que vous fassiez, vous aussi, comme moi j'ai fait pour vous. » (Jn 13, 15) Jésus, Fils de Dieu, ne regarde pas ses apôtres du haut vers le bas, comme semble le faire le Très-Haut au Psaume 13, 2 : « Des cieux, le Seigneur se penche vers les fils d'Adam. » La démarche est ici inversée. Jésus est à la place inférieure. II regarde du bas vers le haut. Nous sommes dans la dynamique d'abaissement, celle de la kénose, de l'hymne de la Lettre aux Philippiens : « II s'est abaissé, devenant obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la croix. » (Ph2, 8)
Le sacrement de l'ordre nous établit donc, ontologiquement, jusque dans les profondeurs de notre être, dans le mystère de dépouillement, d'abaissement, de service du Christ lui-même. Comment cela pourrait-il ne pas avoir d'incidence sur notre « style de vie » ministériel ? Comment le goût du pouvoir, de la domination, la revendication même parfois, d'être servis par ceux auxquels nous sommes envoyés, n'entreraient pas en contradiction avec l'essence même de notre appel ? Lorsque chez moi, le besoin de reconnaissance sociale, le goût de me situer en surplomb, domine sur l'attitude de l'humble et pauvre serviteur, je m'éloigne de ma véritable identité, et je barre l'accès à la lumineuse découverte du Christ Serviteur et Sauveur. Je peine à accepter d'être humilié, déconsidéré, perçu comme quantité négligeable ne suscitant aucune attention particulière et, parfois même étant l'objet de moqueries, voire de persécutions. Mais c'est dans ces moments-là que mon ministère est peut-être le plus fructueux. Comment ne pas citer la dernière partie du dialogue entre les fils de Zébédée, leur mère, et Jésus (Mt 20, 24-28) ?
« Vous savez que les chefs des nations dominent sur elles en maîtres et que les grands leur font sentir leur pouvoir. Il n'en doit pas être ainsi parmi vous : au contraire, celui qui voudra devenir grand parmi vous, sera votre serviteur, et celui qui voudra être le premier d'entre vous, sera votre esclave. C'est ainsi que le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude.
Cette posture modeste, et pourtant ô combien fructueuse, n'était-elle pas celle du Père Jacques Hamel qui était parfois « regardé de haut » par des baptisés qui auraient souhaité une image plus brillante, plus visible et plus affirmée du ministère presbytéral ? Nous avons aimé l'expression d'un chrétien de sa paroisse (Yves de Beauregard) qui, dans un témoignage exprimé une semaine après la mort du Père Hamel (publié par La Vie, Hommage au Père Hamel : « Le prêtre, je le connais bien », disait ceci :
« Cette Église que ma génération a délaissée — quand elle ne l'a pas moquée — préférant souvent picorer sa pratique ici ou là, au gré des charismes individuels ou des exigences mondaines, quand toutefois elle souhaitait en conserver une » [...].
Avec le martyre du Père Jacques, c'est à cette Église-là, à l'héroïsme silencieux de ces vies offertes que je veux rendre grâce. Des vies passées à moissonner, à vendanger, à transmettre. Et, derrière la poésie doucement mièvre d'une feuille de chant, à parler de foi, d'espérance et de charité, ou à expliquer aux enfants comment leur bol de riz peut changer le monde, au risque du mépris des cyniques.
Des dieux descendus chez nous ?
Dès les origines de l'Église, la tentation a été forte d'assimiler ceux qui étaient les ministres du Seigneur (serviteurs de Celui qui est Le Serviteur) à Dieu lui-même, ou à des demi-dieux. Le pouvoir d'illumination, de guérison, de résurrection qu'ils exerçaient en telle ou telle circonstance « au nom du Seigneur », risquait de leur être attribué à titre personnel. Ce faisant, on les faisait sortir de l'humaine condition.
Deux passages des Actes des apôtres illustrent de façon claire ce glissement possible vers un christianisme paganisé. Tout d'abord, celui où Pierre et Jean montent au Temple et, trouvant un impotent mendiant à la « Belle Porte », le guérissent « au nom de Jésus Christ le Nazaréen » : Et le saisissant par la main droite, il le releva. À l'instant ses pieds et ses chevilles s'affermirent ; d'un bond il fut debout » Pierre s'adresse ensuite à la foule : « Qu'avez-vous à nous regarder, comme si c'était par notre propre puissance ou grâce à notre piété que nous avons fait marcher cet homme » (Ac 3, 1-13)
Paul, quant à lui, accompagné par Barnabé, ira jusqu'à se mettre en colère et, l'un et l'autre déchireront leurs vêtements en voyant le peuple les considérer comme des êtres divins. Eux aussi rencontrent un homme ne pouvant marcher et, « voyant qu'il avait la foi pour être guéri », l'invitent à se mettre debout et à marcher :
« À la vue de ce que Paul venait de faire la foule s'écria, en lycaonien : "Les dieux, sous forme humaine sont descendus parmi nous I" Informés de la chose, les apôtres Barnabé et Paul déchirèrent leurs vêtements et se précipitèrent vers la foule en criant : "Amis, que faites-vous là ? Nous aussi nous sommes des hommes, soumis au même sort que vous » [...]. » (Ac 14, 8-18)
Certes, à strictement parler, il n'est pas question pour nous d'identifier un prêtre à Dieu, mais il nous faut tout de même examiner sérieusement comment, plus ou moins clairement et plus ou moins consciemment, nous risquons parfois de mettre ce personnage du côté du «sacré », le considérant comme appartenant à un autre monde que le nôtre. Ainsi est parfois appréhendé sans suffisamment de discernement le concept de médiateur, « car il y a un seul Dieu, et aussi un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme » (1 Tm 2, 5). Parfois encore, est fait du prêtre (et de lui seul) un « autre Christ », au risque d'oublier que le baptême nous conduit à devenir, tous et toutes, fils et filles avec le Fils, participants de sa divine nature. Celui qui nous baptise signifie par ailleurs clairement cette dignité commune qui nous est accordée :
« Par le baptême, le Dieu tout-puissant, Père de notre Seigneur Jésus-Christ t'a libéré du péché et de la mort et t'a fait renaître de l'eau et de l'Esprit. Toi qui fais maintenant partie de son peuple, Il te marque de l'huile sainte pour que tu demeures éternellement membre de JésusChrist, prêtre, prophète et roi. » (Rituel du baptême)
Le Christ a pris notre condition d'homme pour nous associer à sa condition de Dieu, ayant l'intention, selon la volonté du Père et sous le souffle de l'Esprit, d'associer tous les humains à la vie de Dieu. Nous pourrions donc dire que le problème n'est pas tant d'accepter que les hommes puissent être associés à la divinité, que celui de penser que cet incroyable privilège n'est réservé qu'à quelques-uns, ministres des sacrements. Ce faisant, nous ne préservons pas l'intégrité de la foi chrétienne.
Alexandre Men, qui fut assassiné le 9 septembre 1990, et qui avait développé une très riche catéchèse pour le monde russe et soviétique déchristianisé nous a laissé quelques pensées pouvant éclairer notre sujet : « Si les gens se fixent sur ma personne, c'est que j'aurai subi un fiasco en tant que prêtre. C'est sur Dieu qu'ils doivent se fixer et moi, je me contente de les y aider. » Il disait encore : « Si l'on dit d'un écrivain qu'il est unique, c'est un triomphe, mais pour un prêtre, une catastrophe. » Nous voilà à nouveau face à ce chemin singulier qui est celui des prêtres : celui du serviteur qui s'efface et s'abaisse.„
Dans certaines de ses charges les plus célèbres contre la religion, Nietzsche déclare considérer l'éthique judéo-chrétienne comme une morale d'esclaves qui, au lieu de valoriser et de célébrer la volonté, la force et les pulsions vitales, opte pour une forme de consentement à la faiblesse et au malheur ; réalités auxquelles nous ne devrions jamais nous soumettre, selon ce penseur. II va jusqu'à affirmer que la valorisation du faible, de celui qui renonce à exercer un pouvoir, conduirait, en définitive, à une sorte d'« euthanasie du christianisme » du fait que ce dernier, à force de prendre le parti des perdants, se condamnerait lui-même à quitter l'horizon de l'histoire humaine.
À ce courant de pensée, nous préférons celui de G.K. Chesterton qui, critiquant « la religion du surhomme » de Bernard Shaw, écrivit ceci :
« Quand le Christ, à une heure symbolique, établit sa grande Société, il ne choisit pas, comme pierre angulaire de son édifice le brillant Paul, ni le mystique Jean, mais un fourbe, un snob, un lâche, en un mot, un homme. Et sur ce roc il bâtit son Église et les portes de l'Enfer n'ont pas prévalu contre Elle. Tous les empires et les royaumes sont tombés par cette faiblesse inhérente et perpétuelle, celle d'avoir été fondés par des hommes forts sur des hommes forts, Mais seule l'Église chrétienne, historique, fut fondée sur un homme faible, et pour cette raison elle est indestructible, car « aucune chaîne ne peut être plus forte que son chaînon le plus faible. » (Hérétiques, Climats, 2010 [anglais : 1905))
Saint Paul, témoignant de ses combats spirituels pour s'efforcer d'être à la hauteur du message qu'il annonce, demandant au Seigneur de le libérer de cette « écharde dans la chair » si lancinante et si humiliante au fond, nous partage son dialogue avec le Seigneur :
« Mais il m'a déclaré : "Ma grâce te suffit : car la puissance se déploie dans la faiblesse." C'est donc de grand cœur que je me glorifierai surtout de mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du Christ. C'est pourquoi je me complais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les détresses, dans les persécutions et les angoisses pour le Christ ; car lorsque je suis faible, c'est alors que je suis fort. » (2 Co 12, 9-10)
Nous serions parfois tentés de regretter ces temps où dans notre pays, l'Église catholique représentait encore une force, un pouvoir, avec lesquels les gouvernants devaient composer ; un temps où le prêtre était un notable dans sa commune (sa paroisse) à l'instar du maire, de l'instituteur et du médecin ; un temps où l'évêque disposait d'un rang protocolaire très élevé dans les rencontres préfectorales. Mais, au fond, étions-nous à notre place, à celle voulue par le Christ pour lui-même et pour ses disciples ? N'avions-nous pas perdu un peu le fil ? N'avions-nous pas oublié que, à la suite du Christ, [notre] royaume n'est pas de ce monde ? (Jn 18, 36) C’est notre joie, profonde et intense, de retrouver la saveur de l'Évangile et le compagnonnage avec ceux et celles dont la parole, et parfois même l'existence, ne comptent pas. Il est sans doute utile de se rappeler ici que le vêtement des disciples de
Jésus, et des ministres de son Église, n'était pas destiné à les faire apparaître au milieu des notables, mais à les faire disparaître au milieu des plus pauvres.
Nous redevenons de ceux qui n'ont pas « pignon sur rue », « VOiX au chapitre », de ceux dont la « surface sociale » est proche de zéro, mais qui scellent à nouveau une alliance nuptiale avec Celui qui fait la joie de leur cœur. Cette brutale perte d'influence et de pouvoir est tout sauf une mauvaise nouvelle. Nous vivons des retrouvailles avec notre identité chrétienne !
Gouverner autrement...
Le prêtre est-il le « chef » de la communauté ecclésiale, celui sur lequel reposent toutes les responsabilités devant Dieu, la hiérarchie de l'Église, la société civile, et dans tous les domaines, des plus spirituels aux plus triviaux ? La question se pose moins fortement pour les mouvements et associations de fidèles qui ont l'expérience de la présence des ministres ordonnés, indispensables au déploiement de leurs charismes et de leurs missions, mais ne portant pas toutes les responsabilités : l'aumônier scout n'est ni le chef de troupe, ni le chef de groupe. Il offre le secours de son ministère à ces disciples missionnaires qui portent la responsabilité éducative des jeunes, à la demande de leurs parents. Analogiquement, nous pourrions dire la même chose de l'aumônier d'un monastère de religieuses : sa présence est essentielle, mais il n'est pas le supérieur de la communauté.
Mais qu'en est-il dans les communautés chrétiennes locales et territoriales ? II semble que, même dans les lieux Où des instances efficaces de synodalité et de coresponsabilité ont été mises en place (conseil pastoral, équipe d'animation pastorale, conseil économique et immobilier), c'est en dernière analyse sur le curé que repose la responsabilité. Un autre chemin est-il possible ? Présider à la célébration des Mystères implique-t-il que l'on doive se trouver en situation de gouvernement dans toutes les dimensions de la vie de la communauté ? Le pouvoir d'ordre et le pouvoir de gouvernement ne peuvent-ils être dissociés ? L'exercice de « l'autorité » dans l'Église doit-il se mettre à distance de la manière dont une forme de maîtrise est habituellement exercée ? « Vous m'appelez "Maitre et Seigneur", et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. » (Jn 13, 13-14) En transposant cela, nous pourrions penser qu'un pouvoir, qu'une autorité, sont inhérents à la configuration d'un prêtre au Christ, pasteur du troupeau, par le biais de son ordination. Mais il nous faut immédiatement préciser que ce pouvoir ne peut se calquer, purement et simplement, sur l'expérience que nous en avons dans le monde. Or, et sans doute dès les origines, nous sommes souvent tombés dans ce piège. Dans sa première lettre, Pierre recommande déjà aux « anciens » de « ne pas commander en maîtres » (1 P 5, 3), nous laissant entendre que, s'il y a une autorité à exercer, elle doit l'être à la manière de l'Évangile. Or, souvent, nous avons envisagé l'exercice de l'autorité dans le corps ecclésial à l'imitation de celle mise en œuvre dans la société civile. Nous avons trop peu développé, en la matière, une culture propre, et souvent ce travail reste encore à faire. Mais, pour en revenir à notre candidat au presbytérat, qui trouve déjà que représenter le Christ dans la célébration eucharistique est une responsabilité exorbitante, et qui souhaite le moins possible être mis en avant : comment lui demanderons-nous d'assumer la responsabilité de toutes les dimensions de la vie et de la mission de la communauté ? Le pape Francois, dans la Constitution apostolique, Praedicate Evangelium (21 mars 2022), qui entend réformer la curie romaine, témoigne d'une évolution de la théologie et du droit concernant la capacité de tous les baptisés à exercer un pouvoir de gouvernement. Ce dernier ne serait pas indissociable du pouvoir d'ordre.
Nous pourrions alors envisager qu'au sein d'une paroisse (souvent grande), le prêtre ne soit pas assimilé au cadre supérieur de tous les acteurs de la pastorale, mais considéré comme un compagnon de route, certes indispensable, mais modeste, afin d'apporter le secours du Christ à travers son ministère.
Jean-Marc EYCHENNE
Lettre aux Communautés de la Mission de France N° 323 Octobre – Décembre 2023 pages 44-51
A PROPOS DE L’AUTEUR
Jean Marc Eychenne est évêque de Grenoble Vienne. Il vient de publier le livre « Prêtres à l'école du lavement des pieds (Salvator. 2024) ».Cet article reprend des extraits des chapitres 1, 2. 5et 9 de ce livre. Nous remercions ici les éditions Salvator pour l’accord qu'elles ont donné à cette reprise.