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En cette rentrée des classes 2013 (qui sera pour moi la dernière, retraite professionnelle oblige !), je vous propose cette réflexion de Maurice Bellet, prêtre, philosophe, théologien et psychanalyste, sur le savoir et la transmission, réflexion proposée lors d’une conférence organisée par les "Semaines sociales" à Paris en 2005. Conférence reprise ici très librement :

"L’être humain, une fois né, doit pourtant encore naître à son humanité".  Est-ce une "affaire de pédagogie, de bonnes méthodes éducatives, de judicieux programmes ?  Sans doute.  Mais tout cela est second, absolument second, par rapport à la question primordiale : qu’est-ce qui fait notre propre vie, qu’est-ce qui lui donne goût et force ?

Savoir lire permet de lire, savoir raisonner permet de circuler dans les sciences, parler plusieurs langues permet d’entrer dans des univers différents, etc..  Dans la diversité même des cultures et les limites inévitables, n’est-ce pas là comme une première communion humanitaire ? "

 

Cependant la culture, les connaissances ne sont pas des garanties d’humanité. Maurice Bellet nous rappelle la pensée du philosophe George Steiner : la culture ne protège pas de la barbarie.  " Il y avait chez les nazis, de bons musiciens, d’excellents scientifiques, des médecins compétents.  Et il se trouve, aujourd’hui même, d’éminents spécialistes dont l’inhumanité est elle aussi éminente : incapables d’écouter et d’entendre, féroces envers leurs proches,  manipulateurs, avides de pouvoir et d’argent, apprentis sorciers que la fabrication du pire n’effraie pas, si elle leur donne la joie de la découverte et des moyens de réussite".

A ces propos pessimistes, Maurice Bellet ajoute cependant que "l’humain n’a pas disparu ; il vit et se transmet, et fait que parmi les jeunes générations, il y a autant d’espoir de vie, de vie humaine, que naguère ou autrefois".

Mais il faut rester lucide : "Le train où va le monde risque bien de nous mener vers un mur ou vers un trou, et il y a assez de symptômes de la fragilité de ce monde actuel pour s’en inquiéter".

 Il pointe alors une forme de mal-être diffus, larvé, à l’œuvre souterrainement dans bien des vies, y compris les plus réussies en apparence. "C’est là. Mais, par rapport à d’autres périodes, c’est comme sous anesthésie.  Même si ça déferle dans les médias, information ou fiction, c’est comme si cela n’entamait pas le joyeux entrain du jeu universel".  Le bonheur comme religion unique est devenu une forme d’évidence : "C’est toute la puissance de la religion sans la référence à Dieu, à moins qu’on ne le nomme comme en l’Évangile : Mammon, l’Argent.  Cette religion-là, bien sûr, a son credo, son culte, sa morale.  Elle veut, en particulier, que nous soyons heureux, c’est-à-dire que nous devons en tout cas en avoir l’air et que les détresses métaphysiques comme les questions existentielles relèveraient désormais de la pathologie ou de la préhistoire"

Dans ce contexte "le retour du religieux" est un symptôme parmi d’autres, celui d’un besoin plus fondamental.  "Nous habitons un monde désenchanté ; et le réenchanter avec nos théories et nos produits ne va pas de soi.  La faim en l’homme n’est pas seulement faim de pain ou de viande, mais d’une parole qui l’autorise à être" Dans une société de compétition féroce, comment être humains ?  Tel est en effet le besoin premier, présent au cœur de tout homme, de toute femme.  "Qu’est-ce qui fait humaine la vie humaine ?  C’est que l’être humain soit accepté, reconnu, écouté, nourri de présence, d’affection, de parole ; enfin, lâchons le mot parce qu’il n’y en a pas d’autre, ce dont l’être  humain a besoin, c’est d’amour.  Ce que nous avons à transmettre, ce n’est pas seulement tel bien, tel savoir, telle conviction, telle technique.  C’est une relation, qui court parmi les humains, qui passe de génération en génération, comme le bâton témoin dans une course de relais" L’amour dont il est ici question  n’a rien du "bavardage sentimental»  "C’est le tout à fait minimum : que chaque humain soit considéré comme humain, et non comme une bête, une chose, mais c’est aussi le maximum : une humanité faite d’humains qui sont les uns pour les autres accueil, bienveillance, respect, écoute réciproque, tendresse mutuelle, non-jugement…".  Et il ajoute :"L’amour vous paraît simple et niais ?  Essayez donc de vous y mettre, dans cette dimension-là…".

Dans cette œuvre d’humanisation, la mémoire occupe un rôle central : "Nous savons désormais qu’il n’est d’avenir qu’à proportion de la mémoire qu’on sait garder ; sinon le temps compressé, haletant, devient cette surface glissante où ne compte plus que l’immédiat, le court terme"  C’est là que peut trouver place et sens ce que Maurice Bellet appelle les grandes paroles initiatrices.  Celle de l’Évangile, bien évidemment, mais elle n’est pas la seule.  Qu’y a-t-il, par là, qui ne doit pas mourir, qu’il faut absolument transmettre ?  Et pas comme un contenu à répéter, mais bien comme une source à redécouvrir…L’enjeu n’est pas la survie de telle ou telle religion, mais bien  de trouver, dans ces paroles premières, de quoi penser le développement de l’humain en l’homme.  "Nous devons avoir le courage de dépasser les remuements de la surface, de risquer le long et le très long terme.  C’est-à-dire : nous devons avoir le courage de penser, dans une société où il semblerait, à certains symptômes, que penser, ce qui s’appelle penser, devienne de plus en plus difficile".  Plaidoyer pour un travail de la raison, non seulement dans le champ des savoirs, mais encore dans tout ce qui concerne l’humain.  Notre monde est apparemment régi par deux principes : "Tout est possible, tout est permis : principes ô combien séduisants mais qui, si nous y sommes livrés sans reste, sont proprement délirants"  C’est pourquoi, l’œuvre d’éducation s’apparente désormais à une forme de résistance critique.  Et dans cette œuvre, l’école à un rôle fondamental à jouer.  S’il ne s’agit pas de nourrir une adhésion aveugle au monde tel qu’il va, il ne s’agit pas davantage de le mépriser.  L’éducation se doit désormais d’envisager le long terme.  Ce qu’il faut transmettre, c’est essentiellement "une attitude, l’attitude juste.  C’est d’abord, la lucidité ; le courage, sans faiblesse, de faire la vérité, de voir ce qu’il en est.  C’est aussi, dans ce qui reste de marge, faire tout ce qui est dès maintenant possible, par rapport aux grandes exigences du respect de la nature, du respect de l’homme, de la solidarité, de la préservation de l’avenir – et il apparaît que nous pouvons sans doute faire beaucoup plus que nous ne croyons"

 

Pour terminer, Maurice Bellet trace la voie en trois propositions : réaliser le possible, préparer le souhaitable, discerner le nécessaire.  "Le problème-clé de la transmission, c’est que nous soyons capables d’avenir, vivant non seulement au jour le jour et résignés au train des choses, mais portant une espérance qui sera ressentie comme ce qui donne le goût de vivre".

 

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