« Car vous commencerez par le respect » de Maurice Bellet
22 janv. 2013
Merci à Christelle SEGUENOT, coopérante à Madagascar, pour ce texte précieux de Maurice Bellet :
« Vous ne direz point : la vieille qui brûle un cierge et qui marmonne est une superstitieuse. Ou : cet homme amoureux d'un enfant n'est qu'un pédéraste. Ou : ce révolutionnaire aigri est un aigri. Ou : cette femme acariâtre et dévoreuse de ses enfants est une malade. Vous ne direz rien de tel. Vous ne mettrez point votre frère et semblable dans une prison. Tu ne tueras pas.
Vous commencerez par le respect. Vous ne direz pas : Dieu est ceci et cela, il existe ou il n'existe pas (c'est-à-dire: il est comme je l'imagine, ou : comme je l'imagine, il n'est pas). Vous ne me ferez pas dire ce qui vous convient. Vous ne tirerez pas à vous ce qui, de moi, parvient très lointainement à vos oreilles, pour en faire la justification de vos crimes. Tu ne feras pas d'image de moi.
Vous ne vous jetterez pas de-ci de-là, selon l'humeur, le pouvoir qui vous y pousse, la mode, les convenances, la commodité. Vous resterez bâtis sur le roc, intraitables quant à la vérité et la justice. Mais vous saurez que vérité comme justice ne sont pas vôtres, et que rien ne me fait tant horreur que le fanatisme, l'odieuse confiscation des biens sans prix. Vous n'aurez en vénération ni l'argent, ni la violence, ni les pouvoirs, ni vos plaisirs, ni quelque seigneur ou maître ou père, ni vous-mêmes. Vous serez libres. Tu n'auras d'autre Dieu que moi seul.
Vous commencerez par le respect. Vous quitterez père et mère, afin de mener votre propre vie, sous mon soleil. Vous ne remplacerez pas votre père ou votre mère par quelqu'un d'autre, pas même et surtout pas sous prétexte de me mieux servir. Vous les quitterez, vous irez assez loin pour les reconnaître tels qu'ils sont, pour les connaître homme et femme, bien semblables à ce que vous êtes, et pour leur donner gratitude de vous avoir donné la vie. Car même s'ils ne vous ont rien donné de plus, et même s'ils ne vous ont pas voulu et désiré - ou s'ils vous ont transmis leur mal et leur misère - ils vous ont donné la vie, quelque chose de ce qui les dépasse et vient de moi est passé en eux, et vous êtes nés, vous qui, sans eux, ne seriez pas. Ainsi, vous serez (peut-être à grand prix) réconciliés avec eux. Tu honoreras ton père et ta mère.
Vous commencerez par le respect. Vous ne prendrez pas à l'autre ce qui est son bien, ce qui fait partie de sa propre vie, ce qui le fait vivre, ce qui le soutient dans son existence. Vous ne lui prendrez pas sa nourriture, vous ne lui prendrez pas son travail, vous ne lui prendrez pas sa maison, vous ne lui prendrez pas ceux qu'il aime : sa femme, ses enfants, ses frères, ses amis. Vous ne lui prendrez pas ses certitudes, son espoir, son désir, l'œuvre où il met son esprit, son cœur et ses mains. Vous ne lui prendrez pas sa vie. Vous ne lui prendrez pas sa mort. Vous ne lui arracherez par force rien de ce qui le tient en vie. Tu ne prendras pas le bien d'autrui. Tu ne prendras pas la femme d'autrui.
Vous commencerez par le respect. Vous ne traiterez personne de lâche, vaurien, voyou, vous ne traiterez personne de bourgeois, de nègre, de raton, de moricaud, de flic, de bolchevik - sachant d'ailleurs que ce qui dans votre bouche est injure peut être pour lui dignité. Vous ne souillerez pas la parole humaine, où je suis, vous ne souillerez pas votre parole par le déni de justice, l'invitation trompeuse, le mépris insultant, l'entortillement de la vérité, le chantage, ou quoi que ce soit qui induise autrui à l'erreur et au malheur. Si vous parlez mal de moi, je ne vous en tiendrai pas rigueur, car vous ne sauriez, de moi, parler bien ; je saurai entendre vos cris, vos imprécations, vos murmures, et même je saurai comprendre que, ne me connaissant pas, ou conduits malheureusement à me voir tout autre que je ne suis, vous en veniez jusqu'à me maudire ou vous désintéresser de moi. Mais je ne vous pardonnerai pas, si vous vous y obstinez, d'écraser ce qui témoigne de moi là où vous êtes, le respect de la vérité, le respect de la vie, et, signe entre les signes, le respect de celui qui vous est semblable et face à face, l'autre homme. Tu ne blasphémeras pas. Tu ne feras pas de faux serment.
Vous ne vivrez pas seulement pour le travail, ou pour l'argent, ou pour vos jeux, ou pour accroître votre pouvoir, ou pour assurer l'établissement et le profit des vôtres. Vous commencerez par réserver dans vos vies la place du grand repos, du grand loisir, où vous serez disponibles à ce qui vient, attentifs à ce qui est sans prix. Vous réserverez soigneusement la place de ce qui est gratuit, que vous ne pouvez ni acheter ni vendre, la place où je suis. Ainsi devras-tu respecter mon Jour.
Vous commencerez par le respect. Alors vous sera donné d'entrer dans ce chemin de l'impossible, où vous souffrirez extrêmement et où nul ne vous ravira votre joie. Telle est la porte de mon bonheur. »
Maurice BELLET
Le Lieu du Combat, pp.149-151,