Albert Rouet

Avec l'effondrement du Mur de Berlin, les idéologies se seraient écroulées. Admettons-le, en définissant l'idéologie comme explication générale du réel et projet se développant dans l’histoire.

Donc une explication générale et une visée conquérante. Il demeure cependant que le libéralisme économique et financier se répand à la manière d'une idéologie, avec ses chantres, ses combats et son style de vie : il s'empare des marches, impose ses lois, s'idéalise dans une financiarisation aussi virtuelle que risquée. Il règne en formule unique des échanges, entraînant avec lui deux types de conflits : l'un qu'il génère pour s'emparer des matières premières, l'autre qu'il provoque lorsque des peuples, pour défendre leur culture, s’opposent a sa vision hégémonique de la planète. A ses yeux, ce ne sont plus les peuples qui commandent, mais les affaires.

Cette idéologie assoit son expansion sur l'atomisation des groupes humains. L'individualisme constitue la façon la plus facile d'étendre son emprise et de favoriser l'écoulement des produits. La consommation de masse porte bien son nom : une masse surgit avec l'entassement d'individus, le contraire d'un peuple. C'est donc la notion d'appartenance qui vole en éclat, avec celle, corrélative, de fidélité. A quoi bon rester dans un groupe quand l'essentiel de la vie se passe ailleurs et seul ?

Dans cette situation, la foi subit deux pressions. La-première arrive avec la fin des idéologies « dures »et l'apparition d'une idéologie « molle ». La foi résiste mieux à la persécution qu'à la consommation. Les critiques de Marx, Nietzsche, Freud ou Sartre obligent la pensée chrétienne à se surpasser. Les supermarchés, le quelconque, l'ordinaire glissent et s'effilochent sous les saisies rationnelles.

Les gens ne sont plus contre la foi. Ils sont ailleurs largement indifférents à ce sujet. La seconde pression provoque un sursaut de protestation et de contestation. Les croyants manifestent en se regroupant et en se comptant. Avec le risque de l'enivrement du petit groupe de « purs » qui se radicalisent. Les « cathos parlent aux cathos », véhémentement indifférents aux autres opinions, Entre évanescence et sécurité identitaire, la foi est-elle condamnée à réagir en miroir complaisant ou hostile de la société ? Dans cette question se cache celle de sa pertinence et de sa bonté pour vivre en homme.

L'homme dépouillé

L'individualisme accompagne la démocratie depuis sa fondation. La « Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen » (26 août 1789) affirme l'égale dignité de tout homme, de par son appartenance à la nature humaine commune. Cette revendication de liberté prend les êtres un par un. C'est bien ce que lui reprocheront, sous des formes diverses, les premiers courants socialistes, jusqu'au fameux « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » de Marx. La démocratie libérale atomise la société de manière à mieux établir les pouvoirs de la classe possédante. Contre elle se dresseront aussi bien les mouvements de gauche et d'extrême-gauche, mus par une rationalité logique implacable, que l'extrême-droite éprise d'élans irrationnels de la terre, de la race ou de la nation.

Ces luttes bi-séculaires ont perdu de leur ardeur devant l'individualisme général que provoquent les types d'habitat, la grande consommation ou les déplacements. La société s'est organisée de façon individualiste au point, par exemple, que la famille, naguère entendue au sens large, se rétrécit sur le noyau parental et voit l'Etat reprendre progressivement ses prérogatives : éducation, protection, assistance...La personne se retrouve seule, avec le dur métier de gérer, sans les soutiens collectifs habituels, sa propre vie et ses choix. Cette solitude accable, et très tôt : l'orientation scolaire précoce canalise vers le travail disponible et non voulu ; le travail subit un chômage imprévu dont la décision se prend de plus en plus loin ; la vie politique se décide dans des officines distantes... Cet univers devient incompréhensible.

Que reste-t-il alors de l'individu face à une société immense pour garder la maîtrise de son histoire ? Tout lui échappe. Il est dépouillé de la responsabilité première de conduire sa vie. Donc il se protège, renforçant d'autant sa solitude. Il rêve de santé solide et de vacances ensoleillées. Surtout, il s'enferme. L'indifférence représente la protection indispensable pour tenir. Il ne reste plus que la vie affective, la vie privée, que chacun gère comme il peut mais où il entend bien que personne n'intervienne.

Une religion éclatée

Dans ces conditions qui sont celles de beaucoup de personnes, comment parler de la foi ? Les mots les plus usuels prennent couleur de langues étrangères : le Peuple de Dieu, le Corps du Christ, la confiance... ne parlent qu'aux croyants. L'indifférence protectrice attaque la foi de plein fouet.

Autant une idéologie structurée constitue un adversaire frontal avec lequel les croyants partagent une même culture, autant l'indifférence représente un autre monde et une autre culture. La solidarité des croyants, vaille que vaille, peine à comprendre cette indifférence solitaire qui dresse devant la foi non pas une armée de critiques mais une multitude d'atomes repliés sur eux-mêmes. Il n'y a même pas d'affrontement. L'indifférence se cache, insaisissable. Sa réserve fait éclater la religion. Elle la touche au point central où les croyants se relient les uns aux autres pour faire corps. Les éclats partent en deux directions principales, D'un côté, les monothéismes font peur. On les tient pour sources de violence ou, au moins, pour intolérants à cause de leur prétention à pénétrer et à gérer la vie privée. Seuls les êtres les plus fragiles ou les plus « formatés » cèdent à leur pression, Il en résulte un matérialisme tranquille où, sans agressivité ni regret, s’évaporent les grandes questions : D'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Elles sont abordées trop tard à la télévision et sur peu de chaînes... D'un autre côté, les éclats fusent dans une crédulité sans limite. Ce n'est plus une « religion à la carte »dans laquelle chacun compose son menu, c'est un feu d'artifice aux étoiles multicolores et successives. Tout peut se croire selon le rythme des émotions, des tables tournantes à l'astrologie, des médecines autoproclamées aux envoûtements...

Les deux réactions de matérialisme et de crédulité se croisent en plusieurs points. D'abord le tourisme religieux : une même personne qui se dit « non-croyante » visite volontiers une église, assiste à une messe en latin et participe à un pèlerinage local... Ce moment émouvant ne change rien à sa vie. C'est un christianisme de détente. Ensuite, les deux réactions se retrouvent pour fusionner en des alliances passagères, en réseaux de libres accès et sortie. C'est un christianisme de collection que grappillent des maîtres en recherche de public. Enfin, si les religions tentent de s'affirmer haut et fort, elles provoquent une réserve encore plus grande chez les personnes indifférentes (« Je vous l'avais bien dit ! ») et un isolement croissant des croyants identitaires (« Ne pas mettre son drapeau dans sa poche »).

Retour a la "Foi Première"

La description qui précède ne sera négative que si l'on oublie une donnée capitale. Parler de matérialisme ou de crédulité suppose évidemment de se situer en membre d'une confession religieuse.

C'est son point de vue qui décèle le matérialisme, l'hédonisme, l'obscurantisme, bref tous les « ismes » pour dépeindre les défauts des autres afin de les mieux combattre.

Tel n'est pas le point de vue des personnes qui se disent indifférentes (et là, il faut bien concéder les limites de ce terme). Elles ne se disent pas « indifférentes » alors même qu'elles s'affirment sans religion. Car cela ne signifie pas qu'elles n'aient ni intérêt ni préoccupation en dehors de l'univers religieux des croyants. Elles veulent vivre bien, elles veillent à l'éducation de leurs enfants, elles espèrent un travail gratifiant et un amour durable. Leur protection même témoigne du prix de leur existence, Elles sont donc habitées par ce qu'il est convenu d'appeler des « valeurs » (là encore, quel mot !) tout à fait respectables. Elles leur accordent crédit pour orienter leur vie, autant que faire se peut. Cet élan, en elles, représente une « foi première », c'est-à-dire le socle sur lequel elles construisent leur histoire. Elles y tiennent donc fortement. Il devient alors très intéressant de remarquer que, dans l'épisode où Jésus loue la foi sans pareille du centurion, aucun mot religieux n'est échangé (Le 7, 1-10). L'officier respecte le pays occupé, il s'inquiète de la santé de son garçon, il fait correctement son métier. Il a simplement « entendu parler de Jésus » (v. 3). En connaissance catéchétique, c'est nul ; en confiance humaine, c'est immense. C'est le moment de se rappeler que « catholique » ne vise pas d'abord une extension géographique, mais la profondeur de l'humain tout entière symbolisée dans un acte de confiance. C'est ce cœur qu'il s'agit d'atteindre.

Le chemin est long et demande patience. Comme ces personnes « sans religion » se sentent également dépouillées de leur histoire, le premier pas consiste à les écouter afin qu'elles se réapproprient, grâce au récit d'une vie, la dignité de leur parcours personnel. Car le dialogue découvre en l'autre le plus humain, ce point unique où la personne prend conscience d'exister vraiment, aux yeux d'un frère, non plus comme un individu isolé mais comme un interlocuteur reconnu. Sa singularité qui se révèle découvre une singularité semblable chez les autres.

Le plus intime livre le plus « catholique ». La « foi première » trace le chemin d'une foi possible en l'autre. S. Thomas d'Aquin n'écrivait-il pas que les dons de Dieu passaient par le canal de la nature humaine ? Dans le dialogue, surgit l'humanité, Il ne faut pas penser que ce chemin soit facile. Il demande d'écouter et de percevoir, dans les mots, le poids des expériences qui leur confère densité et signification. Cela n'est possible qu'à hauteur de visage, dans ce face-à-face qui manque dans une société individualiste. Car c'est par leur démission d'une position de force et de pouvoir que les croyants indiqueront qu'ils ne parlent pas en leur nom ni au titre d'un système idéologique, mais au nom d'un Autre. L'indifférence religieuse oblige donc la foi à s'en tenir à la nudité de la confiance partagée. « Je n'ai ni or ni argent, mais lève-toi », dit Pierre au boiteux (Ac 3, 6). Quand on ne possède rien, demeure la fraternité. Alors peut naître la confiance. Elle est un engagement réciproque,

Albert Rouet

Archevêque Emérite de Poitiers depuis 2011

Lettre aux Communautés de la Mission de France

N° 269 Mars-Avril 2013 pages 3 à 7

 

 

 

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