En Allemagne, la théologie islamique fait ses premiers pas à l’université
28 nov. 2012
Cinq universités (dont deux en partenariat) expérimentent actuellement de nouveaux cursus de théologie islamique.
L’objectif est à la fois de former des enseignants en religion musulmane pour les écoles, collèges et lycées publics, mais aussi des théologiens capables d’élaborer plus tard une théologie musulmane « allemande » ou « européenne ».
Ils sont une vingtaine, ce matin-là, à déchiffrer au tableau leurs premiers mots de perse. Ils enchaîneront ensuite avec un cours sur le Coran, puis viendront des enseignements sur les hadiths (les paroles imputées au prophète Mohammed), le droit musulman…
Garçons ou filles, habillés à l’européenne ou de manière traditionnelle – voile et manteau long pour les filles, robe blanche courte et barbe pour les garçons –, ces étudiants de l’université Goethe de Francfort sont à l’image de la communauté musulmane allemande. Ils constituent la toute première promotion de l’Institut d’études de la culture et de la religion musulmanes, qui s’est ouvert – après d’âpres débats – au sein de cette prestigieuse et très laïque université, où enseignèrent Horkheimer ou Adorno…
Tête nue et maquillée, Zohra a renoué avec la pratique religieuse à 16 ans. De père algérien et de mère allemande « chrétienne », elle avoue s’être inscrite avant tout pour des motifs personnels, « pour mieux connaître (s)a religion et ne pas se contenter des sites Internet salafistes ». « Les garçons se posent davantage la question du métier qu’ils exerceront après, certains veulent être imams », reconnaît-elle. Kübra, petit bout de femme volontaire d’origine turque, assume son choix : elle veut devenir « théologienne ».
LEUR EXISTENCE EST DÉJÀ UN SYMBOLE
« Beaucoup de musulmans, ici en Allemagne, ne connaissent pas vraiment leur religion. À l’inverse, ceux qui parlent de l’islam dans les médias l’ont étudié uniquement sous l’angle de l’histoire ou de la sociologie. » Ses parents ont-ils soutenu son choix ? « Nous avons des idées différentes sur la religion, la manière de prier, le fait de savoir si une fille peut porter du vernis », indique-t-elle évasive, en montrant ses ongles colorés. « Ils acceptent ma décision mais ne la comprennent pas. »
Au total, cinq universités – Francfort-Giessen, Erlangen-Nuremberg, Tübingen, Osnabrück et Münster –, en partenariat, viennent d’ouvrir les premiers cursus de théologie islamique sur le modèle de ceux existant de longue date pour les théologies catholique et protestante. Non sans tâtonnements. D’un établissement à l’autre, leurs intitulés diffèrent, de même que le poids accordé aux différentes matières.
Mais en soi, leur existence au sein de l’université, « plaçant l’islam comme faisant partie du paysage, est déjà un symbole pour les jeunes musulmans qui vivent et étudient en Allemagne », remarque Maha El Kaisy-Friemuth, qui vient d’être embauchée par l’université d’Erlangen-Nuremberg pour enseigner « la théologie islamique et ses liens avec le rituel ».
Surtout, toutes les quatre ont décidé de traduire dans les faits les recommandations du Conseil scientifique allemand, qui s’est prononcé en janvier 2010 pour le « développement de la théologie et des sciences liées aux religions à l’université ».
« NOUS AVONS BESOIN EN ALLEMAGNE DE MUSULMANS FORMÉS »
L’objectif est double : fournir les 4 000 à 5 000 professeurs de religion musulmane dont vont avoir besoin dans les années qui viennent les établissements scolaires publics (1), mais aussi développer une théologie musulmane allemande, sur le modèle de ses « consœurs » catholique et protestante si renommées. « Nous avons besoin en Allemagne de musulmans formés qui connaissent les problèmes de la vie ici et qui soient capables d’en dire quelque chose à la lumière de la religion », argue ainsi Johanna, 22 ans, une jeune convertie qui a choisi d’étudier à l’université Goethe.
Capables un jour de rivaliser avec les cheikhs qatariens, saoudiens ou égyptiens en vogue sur le Web musulman ? « Il est trop tôt pour le dire », répond le P. Tobias Specker, un jésuite auquel son provincial a demandé de se former sur l’islam et qui fait partie de la même promotion. Les étudiants savent que leur légitimité est loin d’être acquise au sein de la communauté musulmane, mais Tim, 21 ans, ne désespère pas qu’un jour sa voix « sera écoutée » : « Si nous étudions et interprétons les sources correctement, “ils” ne pourront rien dire. Au final, c’est la seule légitimité. »
TROUVER DES PROFESSEURS DÉTENTEURS D’UN DOCTORAT EST UNE GAGEURE
Dans l’immédiat, ces initiatives butent surtout sur des difficultés pratiques, la première étant l’éclatement de la communauté musulmane et l’absence d’autorité religieuse en son sein. À l’université d’Erlangen, un « conseil consultatif musulman » a été créé de toutes pièces, qui délivre des recommandations (2), s’inspirant du nihil obstat romain. À Francfort, l’université Goethe s’y refuse absolument et préfère se loger à l’intérieur de la faculté de linguistique pour y échapper.
Trouver des professeurs d’université détenteurs d’un doctorat est une autre gageure. « Nous avons beaucoup de candidats mais peu sont à la hauteur », reconnaît Mathias Rohe, professeur de droit, très impliqué dans la création de la faculté de théologie islamique à l’université d’Erlangen. Alors que la rentrée vient de démarrer, il lui manque toujours un professeur capable d’enseigner le Coran et les hadiths « dans une lecture contextualisée », non exclusivement littérale.
« SI NOUS ATTENDONS QUE LES MUSULMANS S’ORGANISENT, NOUS EN AURONS POUR DES ANNÉES »
Les cursus se mettent donc en place, dans un contexte de méfiance, parfois, entre associations musulmanes désireuses d’un droit de regard sur le contenu des enseignements, et surtout sur le choix de ceux qui les délivreront, et universités soucieuses de garder un haut niveau d’exigences académiques. « Dans la phase de transition actuelle, les universités recrutent des personnes insuffisamment qualifiées », regrette ainsi, un peu amer, Selçuk Dogruer, responsable du dialogue interreligieux au Ditib (association communautaire turque en lien étroit avec le ministère de la religion à Ankara) dans le Land de Hesse.
Pour certains, les choses sont allées trop vite. Mathias Rohe, lui, défend le choix d’une phase « d’expérimentation » : « Si nous attendons que les musulmans s’organisent, nous en aurons pour des années. Nous n’avons pas d’alternative : si nous n’interprétons pas la loi de manière dynamique, le temps d’inventer un modèle qui fonctionne, alors nous perdrons notre système. »
Un « système », rappelle Jörg Seiler, responsable des cours de religion catholique au sein du diocèse de Limburg, fondé sur « un partenariat entre Églises et État », chacun contribuant au bon fonctionnement de l’autre, mais qui ne reconnaît pour l’heure que les Églises catholique et protestante et le judaïsme.
À leur manière, les universités allemandes jouent le rôle de « pilotes », estime Mathias Rohe : « Si nous montrons que nous n’éduquons pas des terroristes mais des théologiens musulmans, d’autres se diront : pourquoi pas nous ? »
Anne-Bénédicte Hoffner, à Erlangen (Bavière) et Francfort (Hesse)
(1) En Allemagne, du primaire au bac en passant par l’enseignement professionnel, chaque élève – si le nombre des demandes est suffisant – a droit à un cours de religion (qui ne se substitue pas à la catéchèse délivrée par la paroisse) dans sa confession, donné par un enseignant de sa confession, habilité par son Église ou sa « communauté religieuse ».
(2) En l’absence d’une organisation musulmane reconnue légalement, le modèle transitoire ne donne pas tous les droits acquis par les communautés religieuses reconnues.