Exposé du Patriarche Grec Orthodoxe à la Cinquième Conférence de « Politique Mondiale »
07 janv. 2013
Monsieur le Président du Conseil européen, Monsieur Herman van Rompuy
Monsieur le Président de la République française, Monsieur François Hollande
Monsieur le Président de la République de la Côté d’Ivoire, Monsieur Alassane Ouattara
Votre Altesse Sérénissime, le Prince Albert II de Monaco
Monsieur le Président du World Policy Conference, Monsieur Thierry de Montbrial
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Estimés participants,
Chers amis
S'il est une certitude que notre époque puisse nous offrir, c'est qu'elle donnera de la matière aux historiens du futur. Ils pourront établir des parallèles avec la première mondialisation qui a conduit aux guerres fratricides du XXème siècle, ou encore avec le tournant du XVIIème qui, avec la fin des guerres de religion, fut marqué par le début de l'ascension européenne. Quoi qu'il en soit, il y a de fortes chances pour que l'historiographie future considère notre période comme une rupture.
La perplexité qui prédomine aujourd'hui conforte cette hypothèse. Les thèmes qui seront traités dans les jours qui viennent dans ce colloque relèvent ainsi de questionnements plutôt que de réponses, de doutes plutôt que de certitudes.
Vingt ans après l'effondrement du système communiste, la crise économique a brisé les certitudes sur la capacité auto-régulatrice du système capitaliste. La gouvernance économique paraît ainsi comme une nécessité. Cela dit, on voit mal comment instaurer une gouvernance économique globale sans un pouvoir politique à la même échelle. L'unification de l'humanité, cet éternel idéal, paraît pourtant de plus en plus éloignée aujourd'hui, au moment où les grands équilibres mondiaux se dessinent à nouveau, où les conflits et les tensions s'accentuent et où émerge un monde multipolaire fragmenté.
Dans ce cadre, les anciennes alliances qui paraissaient fort solides il y a quelques années commencent à s'affaiblir. L'Europe et l'Amérique semblent suivre des trajectoires divergentes. L'Union européenne elle-même vit une crise profonde. Incapable de garantir à ses citoyens une place privilégiée parmi les sociétés du monde, elle voit son ciment matérialiste se déliter, ce qui ne rend que plus visible son déficit spirituel.
Plus à l'est, les tensions s'accentuent au Moyen Orient, là même où se trouve l'un des foyers de la civilisation occidentale. La région constitue l'un des grands enjeux géopolitiques de notre époque. La descente aux enfers du dépositaire d'une large partie de l'histoire de notre civilisation détruit dès lors quelques unes des racines les plus solides de l'expérience européenne.
Sur un autre terrain plus global, les inquiétudes que l'on ressent depuis plusieurs années sur l'environnement ne font que s'accentuer. La crise économique monopolise l'attention en l'orientant vers le court terme et en la détournant des préoccupations de moyen ou de long terme. Or, c'est surtout à ces deux échelles temporelles que ces questions peuvent se poser.
Alors, quelle boussole trouver au sein de ces tempêtes? Sans doute le sens de l'histoire, la capacité à discerner les différents cycles entrecroisés dans lesquels s'inscrit notre quotidien.
Cela dit, une approche purement intellectuelle ne saurait suffire. La connaissance historique doit faire partie d'un thème plus large, touchant au grand nombre. Elle doit s'ouvrir sur la mémoire collective. En ces temps de transition et de rupture, la mémoire collective constitue une ressource essentielle. Or, depuis un siècle, l'humanité détruit les ressources mémorielles plus rapidement encore que les ressources naturelles. Portons par exemple le regard sur la géographie des populations en Méditerranée orientale comme elle se présente aujourd'hui et selon les témoignages d'il y a à peine un siècle. La complexité religieuse et linguistique qui la caractérisait, la mosaïque des peuples, la diversité des paysages, tout cela a été réduit comme une peau de chagrin - et avec lui le souvenir de la succession des Etats, des migrations et des invasions, de la splendeur de civilisations, des tragédies d'une histoire mouvementée. Cette mémoire qu'on peut encore trouver ici ou là, dans les monuments des cités ou dans les récits des communautés, constituait et constitue toujours une école vivante de comportement collectif face aux aléas de la Géo économie, de la Géopolitique et de la Géostratégie. Il est impératif de la protéger.
Dans ces grands fonds de mémoire collective, les religions jouent un rôle fondamental. Outre la longue lignée historique dans laquelle ils s'inscrivent, les cultes ont le grand avantage de s'adresser à tous, riches ou pauvres, érudits ou illettrés, citadins ou ruraux.
Parmi les grandes institutions religieuses, le Patriarcat œcuménique de Constantinople occupe, par son histoire, une place unique. Au fil des énormes bouleversements souvent traumatisants qu'il a du affronter en deux millénaires, notre Patriarcat a toujours su rester actif, preuve s'il en est qu'il est possible de survivre et de transmettre un témoignage de civilisation à travers les âges. Par sa seule existence, notre Institution contribue à donner du sens et de l'espoir à un monde angoissé, qui cherche aujourd'hui son chemin. Dès lors, nous pensons que toute gouvernance se doit de prendre en considération la complexité du monde, en lui redonnant les outils nécessaires propres à la protection de son pluralisme. Le premier de ces outils est le dialogue qui est le seul susceptible de limiter le phénomène de fragmentation auquel nous sommes confrontés. Nous nous proposons donc d’être des acteurs de ce dialogue afin de faciliter la rencontre, l’échange, le partage des mémoires collectives. Le principe de base de toute bonne gouvernance n’est pas si éloigné des propos du Christ qui déclare : «Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites le vous-mêmes pour eux » (Mt 7, 12).
Sa Sainteté le Patriarche OEcuménique de Constantinople Bartholomée 1er
A Cannes, le 8 décembre 2012
http://www.metropolegrecque.fr/