L'enjeu de la liberté religieuse voulue par le Concile Vatican II
24 sept. 2012
Vatican II a fait de la liberté de conscience la marque la plus grande de la dignité humaine et la condition de toute vie de foi authentique. Un article du P. Christoph Theobald, théologien, jésuite.
Comprendre l’originalité du concile Vatican II, c’est insister sur la grande force doctrinale de ses textes. Les évêques ont voulu redire et retraduire la totalité du mystère chrétien. Ils l’ont fait dans une perspective pastorale : Vatican Il opère un "passage" au sens biblique du terme. Nous vivons dans l’histoire et nous ne pouvons pas "faire la démonstration d’Esprit et de puissance" (1 Corinthiens 2,4) en dehors de notre monde et en dehors de notre société du début du XXIe siècle. L’Église, marquée jusqu’en 1960 par l’inspiration "tridentine", devait donc changer de "figure". Après la langue, l’enjeu de la liberté religieuse apparaît comme fondamental et rappeler la réflexion du Concile sur l’émergence de la conscience au cœur de tout croire humain est une autre manière de parler du passage à une autre figure d’Église.
Une structure vieille de quatre siècles
Une grande partie de la deuxième et de la troisième session du Concile (1963-64) est occupée par le travail sur l’Église. Le résultat sera la constitution dogmatique sur l’Église, Lumen Gentium, chef-d’œuvre du Concile.
Un changement de plan est intervenu entre la deuxième et la troisième session. Le premier chapitre parle du mystère de l’Église définie comme sacrement, c’est-à-dire comme "signe et moyen de l’union intime avec Dieu et de tout le genre humain" : l’Église qui anticipe maintenant, dans le monde des cultures, la Pentecôte universelle de la fin des temps. Dans le projet initial, un deuxième chapitre suivait immédiatement, consacré à la constitution hiérarchique de l’Église, puis venaient un troisième chapitre sur les laïcs, un quatrième et un cinquième chapitre sur l’appel à la sainteté et sur les religieux, etc. La grande transformation qui intervient en 1964 après un long débat consiste à introduire entre le premier chapitre sur le mystère de l’Église et celui sur la hiérarchie un nouveau chapitre avec pour titre : "Le peuple de Dieu". Que signifie ce changement fondamental ?
Il faut de nouveau revenir à l’avant Vatican II. Depuis la Contre-Réforme du XVIe siècle (les catéchismes du Cardinal Robert Bellarmin), l’Église était essentiellement définie comme une société hiérarchique avec une structure pyramidale. Pour la décrire, on commençait par en haut : le pape, les cardinaux, les évêques, les prêtres, les diacres, les sous-diacres, et finalement aussi les fidèles. Tout était conçu à partir du haut : la liturgie, le droit, la catéchèse. On parlait donc d’une "pastorale de l’encadrement". La hiérarchie était la partie active, les fidèles constituaient le terrain de l’action pastorale des prêtres. Le contenu des catéchismes était décidé à Rome et transmis, par voie hiérarchique, jusqu’au fond des campagnes. Il s’agit à peine d’une caricature. Il faut cependant ajouter que, depuis le siècle dernier, un certain nombre de laïcs s’étaient mis au travail. L’apostolat des laïcs, les mouvements d’action catholique, par exemple, commençaient à affirmer leur compétence dans la sphère terrestre et à perturber la figure de l’Eglise comme seule hiérarchie.
Baptisés tous égaux
La grande majorité des Pères conciliaires étaient conscients qu’il fallait absolument rééquilibrer cette vision. Les protestants avaient déjà insisté au XVIe siècle sur la vocation baptismale de tous les chrétiens. Les biblistes catholiques s’étaient rendu compte que l’image que le Nouveau Testament donne de l’Église était sensiblement différente d’une vision seulement hiérarchique. En introduisant un chapitre sur le peuple de Dieu et sur la vocation commune de tous les chrétiens qui précède toute différenciation ultérieure entre laïcs et pasteurs, le Concile a pris une décision fondamentale qui rétablit le visage néo-testamentaire de l’Église et qui renoue avec la grande tradition théologique. Saint Augustin ne dit-il pas : "Avec vous je suis chrétien et pour vous je suis évêque" ?
Les résistances qui se sont manifestées pendant le Concile et qui n’ont cessé de s’exprimer depuis donnent la mesure du renversement de perspective. Si tous ont droit à la parole dans l’Église, si tous ont à "participer activement" aux célébrations (pensons aux assemblées dominicales, aux enterrements présidés par des laïcs, etc.), si tous prennent des responsabilités dans les communautés ecclésiales, l’Église ne s’adapte-t-elle pas trop à la société, perdant alors inévitablement son identité surnaturelle ?
Les Pères du Concile ont évalué ces difficultés et ont donné des raisons à la fois doctrinales et pastorales pour justifier leur choix. D’un point de vue théologique, il faut bien tenir que le Christ a donné sa vie pour tous, vie accueillie par la confession de la foi et par le baptême. Il n’y a pas de différence entre les baptisés, entre tous ceux qui forment le peuple de Dieu. Mais il faut alors repréciser l’identité des pasteurs (évêques et prêtres) : pour faire bref, ils signifient au milieu de la communauté chrétienne cette "place vide" que personne ne peut occuper, sinon le Christ lui-même, absent et pourtant mystérieusement présent quand il rassemble son peuple.
D’un point de vue pastoral, on insiste très fortement sur la responsabilité de tous les chrétiens de "faire Église", selon une formule plus récente, chacun selon ses compétences et son charisme. Ceci implique, bien évidemment, la nécessité d’une formation pour tous : formation biblique et théologique, formation à l’animation, formation à accompagner les malades, les vieillards et les jeunes, etc. Tous doivent porter le souci de l’Évangile. Ce qui, en 1964, était encore largement une utopie (fondée sur la Bible et la tradition bien sûr) est devenu une réalité. Il suffit de traverser un pays comme la France et d’assister aux rassemblements des communautés. Tout n’est pas parfait, mais on est étonné de la créativité, du bon sens humain et chrétien aussi, que le Concile a pu susciter.
L’Église au risque de la démocratie
Beaucoup d’énergies ont été développées pour donner à l’Église une nouvelle figure. L’autre versant de l’œuvre conciliaire qui concerne le combat pour la liberté de la conscience et la mission des chrétiens dans le monde moderne, à l’extérieur de l’Église donc, a peut-être plus de mal à se réaliser. Il faut sans cesse réapprendre à discerner le travail de l’Esprit dans le monde et dans la société.
Comment l’Église peut-elle se situer dans une société démocratique ? La question nous semble totalement anachronique. Et pourtant ! Le catholicisme n’a-t-il pas une conception si totalisante de la vie chrétienne et humaine qu’il est incapable d’accepter une société sécularisée et laïcisée qui trouve ailleurs sa véritable source d’inspiration ? Beaucoup le pensaient encore dans les années soixante. Les grandes valeurs fondamentales de la Révolution française qui fondent nos sociétés : liberté, égalité, fraternité, leur paraissaient contraires aux valeurs prônées par le catholicisme. N’est-il pas fondé sur des notions aussi centrales que celle d’autorité (le droit de Dieu sur tous les hommes s’opposant aux droits de l’homme), de hiérarchie (l’Église étant une société hiérarchique) et de salut pour certains seulement (en dehors de l’Église pas de salut) ?
A côté de ces soupçons profonds du monde moderne par rapport au catholicisme, il ne faut pas oublier la situation historique en 1963. Il existe encore à l’époque des États "catholiques" comme l’Espagne de Franco qui ne connaissent pas vraiment une liberté religieuse pour tous. D’un autre côté, les régimes totalitaires de l’Europe de l’Est ne cessent d’opprimer et de réduire au silence les Églises chrétiennes. Comment l’Église catholique peut-elle protester contre l’absence de liberté quand elle est atteinte elle-même par la violence, sans le faire aussi pour d’autres là où elle est privilégiée par l’État ? Les défenseurs de la laïcité en France ou aux États-Unis attendent alors des catholiques bien plus que des concessions faites du bout des lèvres. Les débats autour de l’élection de Kennedy (1960), un catholique, rappellent ces craintes.
Le devoir d’obéir à sa conscience
On comprend dès lors que la rédaction du décret sur la liberté religieuse Dignitatis humanae ait demandé tellement de temps : commencé en 1963, il n’a été achevé qu’en 1965. Parmi ceux qui n’ont pas voté ce texte se trouvait Mgr Lefebvre qui n’a cessé, depuis lors, de s’insurger contre ce décret. Il a exprimé un certain nombre de questions posées par beaucoup de catholiques à l’époque du Concile.
Si tous sont libres en leur conscience d’adhérer à la religion de leur choix, comment sauvegarder les droits de la vérité, le droit et le devoir, pour l’Église catholique, unique "colonne de vérité" dans notre monde, de porter la vérité aux confins de la terre ? Et si l’Église défend elle-même la liberté de conscience, comment peut-elle encore donner à ses fidèles des "commandements" en matière sociale, par exemple, ou en matière morale ?
Dieu et la conscience humaine
Les évêques ont eu raison de prendre leur temps pour aborder ces questions fondamentales. Ce qui en est sorti se situe en droite ligne du message évangélique. Le Concile reprend la manière de faire de Jésus et des apôtres : "Avec courage, ils annonçaient à tous le dessein de Dieu Sauveur ; mais en même temps, vis-à-vis des faibles, même vivant dans l’erreur, leur attitude était faite de respect, manifestant ainsi comment “chacun d’entre nous rendra compte à Dieu pour soi-même" (Romains 14,12) et, par conséquent, est tenu d’obéir à sa propre conscience" (Dignitatis humanae, 11).
La grande affirmation du Concile est justement que "la vérité ne s’impose jamais par la force, sinon par la force (de conviction) de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance" (Dignitatis humanae, 1). Pour fonder cette affirmation, les évêques se réfèrent à la relation mystérieuse entre Dieu et l’homme. Une relation qu’il faut bien comparer à un dialogue entre des amis : Dieu ne présentant pas quelque chose (ceci ou cela, ce que je pourrais lui demander), mais se donnant lui-même (rien de plus et rien de moins) et attendant, avec beaucoup de patience, que l’homme consente à se donner à lui : "Mon fils, donne-moi ton cœur", selon la belle expression du livre des Proverbes (23,26).
La liberté de conscience est donc la condition absolue pour que l’homme puisse entrer avec Dieu dans une relation libre, digne de Dieu et de l’homme : Dieu a créé l’homme, tous les hommes "pour qu’il puissent chercher et trouver la vérité" (Prière eucharistique IV). L’obligation morale ne porte donc pas immédiatement sur l’adhésion à la vérité catholique, mais sur la recherche responsable de la vérité. Comment chercher la vérité de manière responsable, dans le dialogue et le débat avec l’autre, dans un régime politique qui l’imposerait toute faite ?
La "liberté religieuse" est définie par le Concile comme "immunité de toute contrainte", que cette contrainte soit imposée par la société, par telle communauté ecclésiale ou par telle religion. Elle est la marque la plus grande de la "dignité humaine" et la condition de toute vie religieuse et de toute foi authentique. Les conséquences d’une telle affirmation dans les relations des chrétiens avec les "croyants autrement" et pour la vie quotidienne dans la société moderne sont considérables. L’opinion publique internationale a reçu ce texte, peut-être le plus important du Concile, avec beaucoup d’estime. Le pape Paul VI a pu déjà sentir les échos positifs de ce texte, en octobre 1965, lors de sa visite aux Nations Unies à New York.
P. Christoph Theobald, jésuite ; septembre 2012