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Seize ans après l’assassinat de sept moines de Tibhirine, des visiteurs du monde entier continuent d'affluer pour découvrir ce monastère qui peine encore à retrouver une communauté. Reportage.

C’est un petit bout de paradis, une sorte de jardin d’Éden niché sur une colline de Médéa, à 100 kilomètres au sud d’Alger : Tibhirine, "les Jardins" en kabyle. Pour accéder à ce petit village, il faut s’éloigner du vacarme de la ville, se laisser happer par la montagne et s’émerveiller. Notre-Dame-de-l’Atlas est là. Derrière un petit portail en ferraille noire se dresse le monastère cistercien de Tibhirine, fondé en 1938. Symbole de paix et de spiritualité, il revit aujourd’hui après avoir été le théâtre de l’horreur, un soir de 1996.

C'est là que, dans la nuit du 26 au 27 mars, sept moines trappistes français sont enlevés par un commando d’hommes armés. L’Algérie connaît alors ce que l’on appellera plus tard sa "décennie noire" : une lutte sans merci opposant l’armée algérienne aux commandos islamistes. Quelques semaines plus tard, la détention, revendiquée par des Groupes islamistes armés (GIA), se transforme en assassinat. Le 30 mai, les têtes des frères Christian, Christophe, Michel, Celestin, Luc, Bruno et Paul sont retrouvées dans des sacs en plastique sur le bord d’une route, près de l’entrée de Médéa.

Du crime au repos

Seize ans plus tard, le monastère connaît une nouvelle vie. Depuis douze ans, le père Jean-Marie Lassausse, prêtre de la mission de France, est le gardien des lieux. Après avoir passé de nombreuses années au Maroc et en Égypte, l’homme d’Église est venu perpétuer la mémoire des moines assassinés. Le rituel instauré est toujours le même. Deux fois par semaine, à 5h30, ce petit homme aux cheveux gris quitte la maison diocésaine d'Alger située sur les hauteurs de la capitale en direction de Tibhirine pour s’occuper de l’exploitation des huit hectares du verger appartenant au monastère. "Nous faisons essentiellement de l’arboriculture", raconte cet ancien ingénieur en agronomie. Pommiers, cerisiers, abricotiers, figuiers…: au total, près de 1 500 arbres poussent sur cette terre fertile abritant une source d'eau naturelle. "Nous faisons des confitures. Nous vendons environ 3 000 bocaux par an, ce qui nous permet d’avoir une économie stable", se satisfait-il.

Eté comme hiver, le père Lassausse s’affaire avec l’aide de ses acolytes, Youssef et Samir. Les deux hommes, à la peau tannée par le soleil, sont âgés d’une petite quarantaine d’années. Ils connaissaient les moines assassinés. Youssef a commencé à travailler au monastère dès l’âge de 14 ans. "J’ai grandi ici. Quand j’étais petit, je me souviens que le frère Pierre me donnait souvent du pain chaud avec de l’huile", raconte l’ouvrier agricole dont le frère était le gardien du monastère à l’époque de l’enlèvement. "Je pense à eux et je suis content que les gens viennent aujourd’hui".

Visites incessantes

Depuis septembre 2010, le silence étourdissant des lieux est souvent brisé par les voix de visiteurs, qui viennent parfois par cars entiers. "Le film de Xavier Beauvois 'Des hommes et des dieux' a tout changé. Il a eu un retentissement énorme", explique le père Lassausse. "Depuis, de mars à novembre, nous accueillons un flux continu de personnes".

Près de 3 000 personnes originaires des quatre coins du monde viennent ainsi visiter la bâtisse et rendre hommage aux sept moines assassinés. Parmi eux, beaucoup d’Algériens - presque la moitié. "Ils viennent rendre hommage au frère Luc qui a souvent soigné des membres de leur famille. Il est devenu une sorte de marabout, presque un saint, poursuit-il. Les frères ont témoigné leur fidélité à Dieu, à cette population et à cette terre en restant pendant les années noires."

Pour assurer les visites, le père Jean-Marie Lassausse peut désormais compter sur l’aide d’un couple de retraités français, Anne et Hubert Ploquin. Partis avec la Délégation catholique pour la coopération (DCC), ils ont atterri en Algérie un peu par hasard. "J’ai lu le livre de Jean-Marie intitulé 'Le jardinier de Tibhirine'*, se souvient Anne en précisant qu’à cette époque, elle et son mari attendaient un poste en Afrique. Je me suis alors dit : 'Pourquoi on ne lui proposerait pas notre aide pour l’accueil ?'", poursuit-elle. "On avait tout à apprendre de l’Algérie. Et quel accueil ! Ça a été une grande claque !", s’enthousiasme à son tour Hubert. Arrivés depuis le 14 décembre 2011 à Tibhirine, le couple est installé au-dessus de l’ancien dispensaire du frère Luc. Malgré des travaux de rénovation entamés l’an dernier, le confort est assez spartiate : eau chaude dans la salle de bain uniquement et un chauffage unique dans la pièce de vie pour chauffer tout l’appartement.

"Un lieu de vie"

Malgré le froid mordant, Anne assure la visite comme à l’accoutumée en cette matinée de décembre. Elle détaille avec régal l’histoire de la bâtisse jusque dans ses moindres détails : la maison coloniale installée en 1870, la présence de céramiques sur le mur de la chapelle issues des anciennes cuves à vin, l’origine des vitraux. "Pour nous, ce n’est pas un musée, c’est un lieu de vie", souligne-t-elle.

Des fenêtres ont été changées, des volets installés, la chapelle réaménagée, les cellules repeintes… Si les choses ne sont pas exactement telles qu'elles étaient au temps des frères, tout rappelle pourtant leur présence. C’est d’ailleurs dans le cimetière du monastère qu’ils reposent, côte à côte. À l’ombre de pins immenses, sept petites pierres tombales blanches gravées de leur prénom et de la date de leur mort. Anne a simplement planté quelques crocus d’automne. "Normalement il ne doit rien y avoir sur les tombes des trappistes, mais les gens ramènent parfois des fleurs."

Aujourd’hui, les Ploquin sont "heureux d’être ici". Ils ont même prolongé leur séjour. "On aurait dû finir le 30 novembre mais on a très facilement accepté de rester", insiste Hubert. Ils espèrent que quelqu’un reprendra le flambeau.

Le monastère, lui, reste vide. Depuis 1996, deux communautés se sont succédées : des trappistes, de 1998 à 2001, et des sœurs de Bethléem, entre 2007 et 2009. En vain. Tous ont fini par partir. Pas de quoi affaiblir l’optimisme de Jean-Marie Lassausse pour autant. "Tibhirine retrouvera une communauté. Ça se fera, Inch' Allah !"
* Le jardinier de Tibhirine, Jean-Marie Lassausse, Bayard Éditions,

Par Assiya HAMZA , envoyée spéciale en Algérie  

 

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