La « spiritualité » des albums de « Tintin et Milou » selon Gaëtan de Courrèges
19 déc. 2012
Je peux l’avouer aujourd’hui : l’essentiel de ma culture tient en une Bible et en vingt-quatre albums de Tintin. Ce qui peut paraître mince, j’en conviens. D’autres que moi on fait des aveux semblables. Michel Serres lui-même, qui n’est pas un crétin des Alpes, affirme tranquillement : «J’ai plus appris en théorie de la communication dans Les Bijoux de la Castafiore que dans cent livres théoriques mortels d’ennui et stériles de résultat. J’ai plus appris, je le dirai longuement, sur le fétichisme dans L’Oreille cassée que chez Freud, dans Marx ou Auguste Comte, voire le président des Brosses...» 1.
Mais d’où me vient donc, dans le discours et l’écriture, cette référence spontanée aux aventures de Tintin? Comment se fait-il que le principe de la «ligne claire» chère à Hergé, puis à l’école belge de Bande Dessinée, influence autant mes choix en matière de peinture, d’art, et peut-être même de pensée? Pire : ma vision du monde ne reflète-t-elle pas symboliquement celle du petit reporter? Il est grand temps d’y réfléchir... Et peut-être cette confession (psychanalyse?) tardive me permettra-t-elle et vous avec de mieux me comprendre.
Ça vient de l’enfance, comme d’habitude. Je devais avoir huit ans et j’étais enfant de coeur. Le curé Capdevielle venait de remplacer l’abbé Labourdique dans notre paroisse de Simacourbe. Il avait décidé - révolution - que la pièce de dix francs (d’alors) que nous touchions le dimanche, après avoir retiré le surplis blanc et la soutane rouge, serait remplacée par l’octroi de La Vie Catholique Illustrée. Semaine après semaine, L’Étoile Mystérieuse version noir et blanc nous tenait en haleine. Des années plus tard, quand je suis monté, pour les besoins d’un audiovisuel, dans la coupole de l’Observatoire de Paris, je m’attendais encore à y trouver le Professeur Calys, Philippulus le Prophète et l’araignée géante... Pour mon neuvième anniversaire, avec ma mère et mon frère Roger, je suis allé choisir mon premier album couleur, Tintin au Congo, à la librairie de la rue Saint-Louis, à Pau. Il sentait bon l’encre et la colle fraîches. Alors le parc de notre maison est devenu savane, et les vaches du pré d’en face, bisons. Page 1, j’ai découvert que « Araignée du matin, chagrin » et qu’un miroir brisé, c’est sept ans de malheur. Page 3, j’ai appris à me méfier de la psittacose (bien que, côté perroquets, c’est plutôt calme, le Béarn), page 9 j’ai vu mon premier paquebot, page 7 mon premier requin, suivi de plein de bestiaux exotiques. Mon premier copain noir, lui, était déjà sur la couverture. De questions en questions, j’ai su comment Salomon rendait la justice, ce qu’est la quinine (et le paludisme), comment fonctionnent l’électro-aimant, le siphon et les missions étrangères... Quelques fouilles archéologiques plus tard dans le placard de mes frères, j’ai exhumé une collection dépareillée de «Coeurs Vaillants» où s’égrenait une version en noir et rouge de Tintin en Amérique qui aurait aujourd’hui la cote d’un incunable.
Le point culminant de cette imprégnation fut la rencontre d’Alfred Seiller, père de Chavagnes de son état, qui me prêta sans crainte les films fixes de Tintin chez les Arumbayas (traduisez : L’Oreille Cassée) et le projecteur qui allait avec. De là à dire que ma vocation fut influencée par Tintin, il n’y a qu’un pas... que d’éventuels biographes franchiront peut-être! Plus sérieusement : en quoi le monde selon Tintin a-t-il pu influencer à ce point un enfant devenu adulte (ou un adulte resté enfant)?
Par l’humour au second degré, d’abord, dans la manière d’approcher les situations et le langage. Dans Astérix, le rire s’apparente à la comédie italienne. Dans Tintin, au contraire, pas de farce ni de gaudriole, tout est apparemment sérieux, comme dans le nonsense et le pince-sans-rire britannique. L’humour y est constant mais souterrain. Il affleure souvent, dans la bêtise des Dupondt, dans les colères surréalistes de Haddock, dans l’inconscience lunaire de Tournesol. Mais il jaillit plus particulièrement dans les situations graves qu’il vient dédramatiser. C’est une école d’optimisme (mais pas d’optimisme béat, car l’action est motivée par les épreuves et les salauds). Un ami disait: «Rien n’est grave, puisque nous sommes appelés à l’impossible». Pour moi, cet humour est libérateur. Il nous sauve à la fois de la vanité et de la servilité. Si je suis aujourd’hui un optimiste militant, je le dois en partie à Tintin.
Ce qui me marque, en second lieu, c’est la simplicité (apparente) de l’écriture et la lisibilité du dessin, voulues comme une ascèse. On devine un exigeant travail d’épure, comme chez Matisse. Une volonté de donner à voir l’essentiel, de chercher l’être sous le paraître. Ce qui confère aux aventures cette valeur symbolique, ce côté intemporel et universel 2. Dans l’ovale du visage de Tintin, chaque enfant (et adulte) peut venir passer sa tête. J’y ai appris que le mot n’est pas la chose, que la représentation n’est qu’un aspect de la réalité, et que derrière la façade en trompe-l'oeil se cache un monde en trois dimensions. «Chaque case est à la fois un monde et un arrière-monde ou plutôt un monde à double fond» 3 . On n’est pas loin de Platon et de son Mythe de la Caverne.
Et puis il y a chez Tintin le grand thème de la responsabilité et de son corollaire, la débrouillardise. Je sais parfaitement que c’est à peu près aussi «tendance» que les pantalons patte-d’eph ou les scoubidous. Le boy-scoutisme a pris, paraît-il, du plomb dans l’aile. C’est bien dommage. L’attitude de dépendance larvaire et d’irresponsabilité grégaire de tant d’adolescents contemporains devrait rendre la lecture de Tintin obligatoire depuis la maternelle jusqu’à l’université. J’y ai appris le devoir d’ingérence, l’importance du civisme, ainsi qu’une indignation haddockienne vis-à-vis de l’inertie bureaucratique et du crétinisme satisfait.
Partant de là, on découvre, bien sûr comme une constance de ces albums l’ouverture aux autres et l’amitié sans frontières. Je sais qu’il fut de bon ton de ne retenir de Tintin que ses premiers avatars caricaturaux chez les Soviets et les Congolais. Péchés de jeunesse. Pour ma part, je préfère une oeuvre qui évolue vers l’ouverture et la compréhension universelle, plutôt qu’une autre qui stagne dans la tiédeur conformiste. Dès Le Lotus Bleu, les prises de position de Hergé furent souvent courageuses. A dix ans, j’étais ému par l’amitié de Tintin et de Tchang ou de Zorrino, et aussi par la connivence avec cette épave éthylique de Haddock, son flamboyant contraire. Je le suis encore plus aujourd’hui, connaissant mieux la vie du dessinateur, et sachant combien l’écriture, fut-elle ludique, dévoile les profondeurs de nos inconscients.
Enfin (et cela rassurera ou agacera mes lecteurs, c’est selon) je découvre dans le cursus de ces aventures une quête spirituelle pas si éloignée que ça de la mienne. Comme Tintin, il m’a fallu passer d’une conception du monde en noir et blanc, je veux dire un monde manichéen de bons et de méchants, à une conception multicolore bien plus subtile et intéressante. Je sais aujourd’hui que la frontière entre mal et bien me traverse, comme elle traverse chacun. Et puis, comme Tintin, je conçois la vie, fut-elle spirituelle, comme une recherche perpétuelle qui nous conduit à explorer le monde pour trouver un trésor caché au fond de nous... dans la crypte de notre château de Moulinsart intérieur.
Gaëtan de Courrèges
Gaëtan de Courrèges est un auteur-compositeur-interprète, metteur en scène, réalisateur vidéo, directeur artistique et pédagogue français, né le 5 février 1941. Il est passionné de communication et de moyens de communication. Son parcours spirituel (études de théologie) et professionnel (insertion dans le monde des médias) l'ont fait connaître comme créateur à la fois dans la sphère chrétienne (mouvements d'Église) et la sphère laïque (artistes divers). Il voudrait « réconcilier l'Homme avec son corps et son âme, concilier l'art et la foi ».