Assise 

 

Au début des années 1980, l’écrivain Julien Green notait dans son Journal cette question déjà lancinante : « L’islam s’agite en Égypte, les chrétiens coptes sont inquiets… Quand donc les religions deviendront-elles enfin des traits d’union entre les êtres et non plus des raisons supplémentaires de s’exterminer ? » Trente ans ont passé depuis cette question et celle-ci reste toujours d’actualité !

 

 

 

À l’horloge de l’histoire, l’heure que nous vivons est grave et passionnante à la fois. Ce qui se passe depuis quelques semaines dans certains pays du monde arabe et même plus largement, sans parler du drame que connaît le Japon et des questions que cela soulève quant à la gestion des ressources énergétiques de la planète, tout cela met à mal beaucoup de nos préjugés. Nous avons bien des choses à apprendre les uns des autres. Et nous savons bien que les vraies difficultés auxquelles les peuples d’aujourd’hui sont confrontés relèvent moins de leurs différences religieuses que des fossés économiques et des injustices que certains dirigeants ont laissé s’installer et grandir, soit entre les peuples soit à l’intérieur même de chaque peuple.

Il y a aujourd’hui des idolâtries qu’il importe de dénoncer. Car nous savons bien que l’attitude idolâtre n’est pas réservée au domaine du religieux : elle concerne bon nombre d’idéologies, du nationalisme exacerbé jusqu’à l’eugénisme libéral en passant par toutes formes de fondamentalismes plus ou moins teintés de religieux. Dans le contexte international actuel, l’idolâtrie peut s’appeler « croissance » lorsqu’elle entraîne sous cette bannière toutes sortes d’injustices sociales, ou « contrôle des ressources énergétiques » lorsqu’elle cache des pratiques qui bafouent le droit des peuples, ou encore « sécurité » lorsqu’elle véhicule sous ce 

nom un cortège de peurs et d’exclusions.

 

Si les religions ont quelque chose à dire aujourd’hui, c’est sous la forme critique et prophétique qu’il leur faut s’exprimer. Si elles ne font que redire ce que tout le monde dit déjà, mieux vaut qu’elles se taisent ! Mais elles ont une parole à prononcer, et cette parole sera d’autant plus forte qu’elle aura été passée au crible de la prière et de l’expérience spirituelle dont notre monde a tant besoin. C’est la raison pour laquelle il importe que chaque religion développe en son sein un travail sur elle-même qui lui permette d’entrer en vérité et pas seulement en superficialité, dans l’exigeante et passionnante expérience du dialogue.

Il y a là, pour chaque croyant, un grand défi. En effet, admettre qu’il y a de la vérité dans d’autres confessions de foi que la sienne, voilà pour tout croyant l’une des lourdes épreuves de l’expérience du dialogue. Par exemple, le chrétien que je suis ne cherchera pas ailleurs des vérités complémentaires ou parallèles à celle qu’il confesse en Jésus-Christ, mais il prendra conscience que la vérité christique sur laquelle est bâtie sa foi n’est pas absente des différents chemins spirituels où Dieu est en quête de l’homme. « On découvre Dieu dans la rencontre qu’il suscite », écrivait jadis le jésuite français Michel de Certeau. Et c’est là surtout, en tant qu’expérience d’un Dieu qui se révèle « dans la rencontre qu’il suscite », que le dialogue interreligieux est une chance pour la paix. Car la paix intérieure procède de cet abandon confiant qui cherche à discerner la présence cachée du divin dans l’épaisseur de nos différences humaines, jusqu’à ce que le sens de ces différences nous soit un jour dévoilé par Dieu, selon l’heureuse espérance formulée dans le Coran, ainsi que je l’évoquais tout à l’heure. « La paix est un don de Dieu et il faut l’obtenir de lui par la prière de tous » , disait Jean-Paul II.

Le dialogue, comme la paix, est chose précaire. Comme elle, il comporte pour qui veut y travailler une exigence de conversion intérieure, qui passe par le refus des autojustifications qui conduisent à la guerre et par l’écoute attentive de la précarité de l’autre. C’est cette sensibilité à la précarité qui oblige à dénoncer tous ces jeux de pouvoir d’où naissent les guerres. La voie est difficile : un pacifisme idéaliste n’est pas plus sensible à la précarité qu’un bellicisme radical. Nous avons aujourd’hui besoin à la fois d’une théologie politique des relations interreligieuses et d’une théologie spirituelle du dialogue interreligieux.

Il comporte pour qui veut y travailler une exigence de conversion intérieure.

 

Tribune de Jean-Marc Aveline, directeur de l’Institut catholique de la Méditerranée, dans le journal La Croix du 23 avril 2011.

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