Andrea Riccardi

Le fondateur de la Communauté de Sant’Egidio, organisation catholique spécialisée dans la résolution des conflits, met l’accent sur le dialogue pour préparer le passage à la démocratie.

La Syrie, aujourd’hui, c’est cent mille morts, quatre millions de déplacés, deux millions de réfugiés. Je les ai visités au Liban où ils vivent dans des conditions pénibles. C’est un pays détruit dans ses victimes et dans ses biens, mais aussi dans son âme. Un régime qui tue son peuple, des rebelles divisés et de plus en plus radicalisés, une population coupée selon d’anciennes fractures ethnico-religieuses désormais ravivées. Devant ce désastre humanitaire, la communauté internationale reste divisée et incertaine.

Dans la société et les milieux intellectuels européens couve une juste révolte : pourquoi tant d’immobilisme devant un tel carnage ? Dans nos chancelleries, on ne sait que faire. Armer les rebelles ou pas ? Chercher un accord politique ? Une éventuelle entente russo-américaine ? Un rôle pour l’Europe ? Lequel ? La question est en effet complexe. Il y a tout d’abord l’histoire de la création de cet État, voulu par les Européens. C’est une mosaïque, fragile et unique au monde, de religions et de cultures. Une grande part de la rupture israélo-arabe passe par la Syrie. La guerre actuelle risque d’emporter le Liban. La recomposition chiite voit en Damas un verrou incontournable. En Syrie se joue le dernier chapitre de la guerre froide avec l’enjeu de la présence russe en Méditerranée. Tout cela sur une scène géopolitique complexe, irréductible aux nombreux aménagements tentés dès la fin de la Première Guerre mondiale. Devant un conflit si meurtrier et géopolitiquement dense (avec la présence excessive d’acteurs de poids), l’impuissance est notre réalité. Mais peut-on s’en tenir aux appels ? Il convient d’avoir le courage de réfléchir à ce qu’il est possible de faire, même de manière circonscrite, car il est toujours possible de faire quelque chose. Il faut s’évertuer à défendre l’espace de cohabitation qui existait tant bien que mal en Syrie. L’art de vivre ensemble entre musulmans de différentes traditions et chrétiens de confessions diverses n’est pas seulement lié au régime, comme une lecture toute politique conduirait à le croire. C’est aussi le fruit de siècles de coexistence. C’est la tradition de toute une société. Toute forme démocratique à venir (ce que nous souhaitons) devra tenir compte de cela. Par conséquent, tout dialogue entre minorités n’est pas, à ce jour, une perte de temps, mais un gage d’avenir. L’enlèvement des deux évêques d’Alep, Mar Gregorios Ibrahim (syro-orthodoxe) et Paul Yazigi (grec-orthodoxe) – avec tant d’autres ! -, est un signal qui voudrait sonner le glas de toute recomposition. Il faudrait, de la même manière, aborder la question de la laïcité, manipulée par le régime, mais essentielle pour l’avenir. Le petit jeu de la dislocation du pays selon des lignes ethnico-religieuses n’est pas une solution.

Devant ce carnage, n’est-il pas naïf de parler de paix aujourd’hui ? Le pape François a déclaré : « Tout se perd avec la guerre, tout se gagne avec la paix. » Cela est vrai : l’opposition civile et pacifique n’a pas eu le droit de s’exprimer ; la communauté internationale n’a pas agi tout de suite pour l’aider (c’est sa vraie responsabilité) et la situation s’est vite transformée en une confrontation violente entre le pouvoir militaire et la rébellion radicalisée. Il y a là une leçon à retenir pour la diplomatie internationale : ne pas perdre de temps lorsque les situations s’embrasent. Il faut apprendre la « paix préventive » et se donner les outils pour la mettre en oeuvre. Mais aujourd’hui que les pacifiques n’ont plus droit à la parole, quel espoir reste-t-il ? La Communauté de Sant’Egidio n’a jamais cru dans l’axiome, présenté comme incontestable, de la guerre comme douloureuse nécessité. Il ne s’agit pas d’un pacifisme de principe, mais d’un réalisme mûri à travers maintes expériences, dont une large part est désormais écrite. La guerre n’est pas une solution rassurante. Aujourd’hui, les situations absurdes de l’Irak, de l’Afghanistan ou de la Libye ne suffisent-elles pas à nous en convaincre ? Ne tombons pas dans le piège qui consisterait à confondre l’ingérence humanitaire avec la guerre : la première se donne des règles et des limites précises. Quant à la seconde, elle a sa logique qui piège les meilleures intentions. Une guerre ne fait souvent qu’empirer une mauvaise situation au lieu de l’améliorer. Les motivations de la paix ne sont pas liées à la pusillanimité, mais plutôt à une évaluation réaliste des résultats. Et il y a surtout ce constat évident que souvent, aujourd’hui, plus personne n’est en mesure de gagner une guerre.

Affirmer qu’en Syrie la solution ne pourra être que politique n’est pas l’expression d’une faiblesse mais d’un espoir. Si nous voulons qu’un peuple otage de la violence retrouve son avenir, il faudra que les Syriens s’entendent. Aujourd’hui, ils en paraissent très éloignés. À nous de déployer tous nos efforts pour leur démontrer le bien-fondé de cette option qui consiste à raviver le désir de paix et d’avenir que le peuple tout entier porte, à préparer le terrain pour un passage inclusif à la démocratie, à préserver toujours des espaces de dialogue, si fragiles qu’ils soient, en espérant que la conférence de Genève II se tiendra dans cet esprit. Voilà tout ce qu’il y a à faire et ce n’est pas peu.

Andrea Riccardi

Président de la chaire du Collège des Bernardins 2012-2014

Source : www.santegidio.orgle 25 juin 2013

 

Retour à l'accueil