Une vision des relations entre Chrétiens et Musulmans à Gaza
06 sept. 2012
Lors du Congrès « Entente entre musulmans et chrétiens à Gaza » qui a eu lieu dans la Bande du même nom, le lundi 27 août, le Patriarche latin émérite Mgr Michel Sabbah rappelle que les conditions d’une « bonne entente » et « de coexistence, entre chrétiens et musulmans » passe par « le courage de faire un examen de conscience en profondeur, plein, à la fois, d’amitié et de vérité ». Ci-dessous l’intervention de Mgr Michel Sabbah publiée le 31 août 2012 sur le site du Patriarcat Latin de Jerusalem.
Introduction
1. Je commence par remercier le Seigneur qui nous a permis de nous retrouver pour cette rencontre. Je demande au Tout-Puissant, pour toute la Palestine, pour Gaza (et Gaza n’est qu’une partie de la Palestine), sa paix, sa justice, et la tranquillité des esprits pour tous, musulmans et chrétiens.
Je salue la Palestine et tous ses gouvernants qui sont supposés être ses serviteurs. Je demande à Dieu de nous envoyer des gouverneurs serviteurs de leur peuple, qui aiment leur pays et tous les citoyens dans ce pays, et leur assure une vie humaine digne, qui convient à la dignité que Dieu a accordée à toute personne humaine ; des gouverneurs qui arrivent à réaliser l’unité du pays, et, qui puissent ensuite, réacquérir sa liberté, dans le temps le plus proche.
Je salue tous les participants à ce congrès : chrétiens et musulmans, tous les courants islamistes, ici représentés, Hamas, Jihad, les Salafis et les gens de la Mission (« ahlu-d-da3wati wa-t-tablīġ).
Je salue tous les chrétiens de Gaza, dans leurs différentes Eglises, et je leur dis : prenez courage, n’ayez pas peur : nous tous, toute la Palestine et tout Gaza, nous vous portons dans notre sollicitude. Restez des croyants forts, remplis de la force et de l’amour de Dieu.
Je remercie l’Association de la Réconciliation Nationale (هيئة الوفاق الوطني) pour avoir organisé ce Congrès et pour l’invitation qui nous fut adressée, dans le but de réfléchir sur les rapports, entre les frères, entre les citoyens, entre musulmans et chrétiens, tous frères et citoyens.
2. Vision chrétienne de ces rapports
Premièrement, la relation entre musulman et chrétien est d’abord une relation de citoyen à citoyen : tous deux sont dans la même épreuve, et mettent leurs efforts pour servir la même cause et arriver à réaliser : unité, liberté, dignité, retour à la terre, et indépendance. A ce niveau nous parlons d’unité nationale. A ce sujet nous sommes tous d’accord. Tout chrétien et tout musulman doit comprendre cela et ne pas se laisser aller aux divisions qui peuvent provenir des différences religieuses et surtout, éviter de tomber dans la trappe de ceux qui veulent en faire une sédition (fitna) et qui feraient ainsi de la religion un facteur d’affaiblissement et de division dans le pays.
Deuxièmement, la relation entre chrétien et musulman, est une relation entre croyants en Dieu, entre musulman croyant en Dieu et chrétien croyant en Dieu. Et cette foi en Dieu est le fondement de la relation des citoyens dans un même pays.
Entre nos deux religions, il y a des différences. Il ne faut pas avoir peur de les reconnaître et d’y regarder franchement et sans crainte. Mais, ne faisons pas de ces différences un mur qui nous sépare de tout ce en quoi nous sommes d’accord. Ne faisons pas de nos différences religieuses une barrière entre nous, ni une cause qui nous incite à rendre la vie difficile les uns aux autres. Dieu, dans le mystère de sa volonté, a voulu que chacun de nous appartienne à une religion différente. Il est le Guide, il guide qui il veut de la manière qu’il veut. Entre nos deux religions il y a des différences, mais dans le cœur du musulman comme dans le cœur du chrétien ce n’est pas la différence qui doit demeurer, mais l’amitié et la fraternité. La fidélité du musulman à son islam et du chrétien à son christianisme consiste, pour chacun de nous, à voir, dans son cœur, le Dieu Créateur, et, en toute personne humaine, la créature de Dieu et son successeur sur la terre.
3. La relation entre le chrétien et le musulman est donc, premièrement, une relation de citoyenneté et de vie dans la même épreuve et de travail pour la même cause. Deuxièmement, c’est une relation de croyant à croyant.
Troisièmement, c’est une relation de personne humaine à personne humaine. Cette relation se fonde sur la foi elle-même, dans la religion musulmane comme dans la religion chrétienne, et c’est le fondement de toute unité entre tous les êtres humains, – dont aussi l’unité nationale.
Tout être humain est une personne humaine, créé par Dieu et tenant sa dignité de la dignité même de Dieu. C’est pourquoi, entre tous les êtres humains, malgré leur différence de religion ou de nationalité, existe une égalité fondamentale : tous sont créature de Dieu. Et combien plus, lorsqu’ils sont membres de la même société, du même pays, même s’ils sont différents dans leur appartenance religieuse.
Moi, musulman ou chrétien, je suis une personne humaine, je suis la créature de Dieu. Si donc je parle des chrétiens en Palestine, je dis : nous sommes d’abord des personnes humaines : voilà la première définition du chrétien, comme du musulman. Donc, ni moi chrétien, ni moi musulman, je ne suis un nombre ou un chiffre. Moi, chrétien, mon nombre est très petit et ma proportion aussi petite dans ma société. Mais, comme personne humaine, je suis un être entier, au-dessus du nombre et de toutes les lois du nombre, et ma dignité ne peut pas se mesurer par le petit nombre ou la faible proportion. Je ne suis pas un nombre ni une proportion. Je suis une personne humaine, et comme telle je suis toute personne humaine dans toute l’humanité, et comme personne humaine et palestinien je suis tout palestinien, je suis toute la Palestine avec ses musulmans et ses chrétiens : voilà ma véritable identité.
Voilà les trois relations qui fondent notre unité dans la société palestinienne : 1. L’unité nationale dans un seul pays. 2. La foi en un seul Dieu en deux religions différentes. 3. Nous sommes tous créature de Dieu, la même création avec une dignité égale.
4. Parlons maintenant des faits concrets et comment s’y manifeste réellement cette relation entre musulmans et chrétiens, en Palestine et ici à Gaza. Je commence, avant de passer aux faits, par remercier le Seigneur Dieu pour la grande amitié qui existe, et pour la sollicitude des responsables dans toute la Palestine et ici a Gaza. Il y a des bons rapports entre les gens, et un congrès comme celui-ci affirme et encourage l’amitié et le respect mutuels.
Si nous regardons nos Livres Saints, nous trouvons que l’islam commande de « faire le bien et interdit le mal » (الأمر بالمعروف والنهي عن المنكر) à l’égard de toute personne humaine. Nous trouvons aussi que le Coran est plein de versets qui invitent au respect de la personne humaine, en général, et des chrétiens ou les gens du Livre, en particulier. Et, dans l’Evangile, Jésus nous dit : je vous donne un seul commandement, de vous aimer les uns les autres. Mais le problème n’est pas dans nos Livres Saints : il est dans le comment nous vivons, nous les croyants, nos Livres Saints, comment nous les comprenons, et comment nous nous permettons de distinguer entre personne et personne à cause de sa religion, contredisant ainsi ce que Dieu nous a commandés.
Nous voulons signer, comme conclusion de ce Congrès, un « pacte » (ميثاق) de bonne entente et de coexistence, entre chrétiens et musulmans. Avant cela, il faut avoir le courage de faire un examen de conscience en profondeur, plein, à la fois, d’amitié et de vérité. C’est pourquoi, je parlerai de deux ordres de faits : premièrement, un fait général et deuxièmement, des fait particuliers.
5. Le fait général, c’est le fait du nombre, déjà mentionné. J’ai dit que nous, les chrétiens, et nous, les musulmans, nous ne sommes pas des chiffres. Et il n’est pas permis de nous traiter mutuellement comme des chiffres. Et il faut avouer que nous ne sommes pas encore arrivés à cette perfection. Nous devons y tendre encore.
Les chrétiens à Gaza, sommes quelques milliers. De même en Palestine. Les musulmans sont des millions. La société est musulmane et l’islam a sa face sociale, ses exigences et ses manifestations sociales qui recouvrent toute la société, la communauté musulmane et celle non musulmane, puisque nous vivons tous dans la même société. Ici, il est requis de la société musulmane un effort spécial vis-à-vis de la communauté chrétienne : ce qui est imposé au musulman, parce qu’il est musulman, ne peut pas être imposé au chrétien.
C’est là la pierre de touche de l’égalité que le Créateur de toute personne humaine a donnée à toute personne humaine, au chrétien comme au musulman. Le musulman croyant accepte que la société, en ses manifestations extérieures, soit islamisée dans la vie publique ; et l’islam a ses commandements et ses interdits quant à la prière et aux autres piliers de la foi et quant au vêtement, au manger et au boire. Tout cela c’est pour les musulmans, et on ne peut pas l’imposer aux chrétiens. Dieu a créé l’homme libre et la liberté que Dieu lui a donné, nul ne peut la lui ôter.
6. Deuxièmement, les faits particuliers. Il s’agit de faits concrets qui se sont passés. Parmi ces faits, deux chrétiens (un homme et une maman) devinrent musulmans. Notre position à ce sujet est claire : toute personne est libre dans ses convictions religieuses. Mais il s’agit de la même liberté pour le musulman et le chrétien. Certes, le chrétien comprend la liberté religieuse selon ses concepts à lui, et le musulman la comprend également selon ses propres vues : de fait, la société chrétienne refuse un tel changement de religion, de même que la société musulmane refuse qu’un musulman se fasse chrétien.
A part cet événement, au niveau de la rue, il y a une augmentation de heurts : la semaine passée, à Jérusalem, il y eut une attaque contre un quartier chrétien. Il y a une sorte d’agitation. Il ne faut pas que nos congrès soient des prisons qui nous empêchent de voir ce qui se passe dans nos rues ou de comprendre les sentiments des croyants. Pour cela, il faut des sermons clairs et nets, dans les mosquées et dans les églises et une éducation religieuse saine dans nos écoles, qui avertissent les gens et les invitent à prendre conscience de leur propre dignité, de leur fraternité et de leur unité : il faut que tous prennent conscience que nous sommes tous « ou bien frères en religion ou bien semblables en tant que créatures de Dieu » (إمّا أخ في الدين وإمّا نظير في الخلق). Nous sommes tous des personnes humaines, des croyants et des citoyens.
Ici à Gaza, plusieurs ont émigré à cause de différentes pressions subies. Le chrétien à Gaza a peur. Des événements se sont passés que tous connaissent. Nous disons, c’est un accident et nous espérons que ça passera. Les autorités Hamas ont fait le nécessaire, nous le reconnaissons et nous les remercions. Il faut cependant beaucoup de sensibilisation afin que tout citoyen à Gaza et en Palestine comprenne qu’il y a des citoyens chrétiens et qu’ils sont frères, et objets de solidarité et de respect. Ils ne sont pas des chiffres ou de faibles proportions, négligeables : ils ne sont pas des gens faibles et sans protection. Une nouvelle éducation est nécessaire afin que pareils événements ne se répètent plus.
7. De plus, il faut ajouter cette considération : la survie des chrétiens Palestiniens, en Palestine et à Gaza même, est une exigence fondée sur la nature même de la Palestine : c’est la Terre Sainte où est née le christianisme. On ne peut donc la laisser se vider de l’une de ses plus importantes religions qui y est née. C’est un devoir qui incombe au chrétien et au musulman. La survie des chrétiens est certes une question chrétienne, mais elle est aussi une question palestinienne et arabe : c’est pourquoi, toute autorité palestinienne en porte la responsabilité et l’une de ses premières obligations est celle de faire tout le possible pour assurer la survie des chrétiens palestiniens. Ici à Gaza, il est du devoir du Hamas de défendre la présence chrétienne et d’en assurer la survie. A ce sujet, je dis à toutes les forces et courants islamiques à Gaza : soyez fidèles à l’islam, mais il est de votre devoir de garder les chrétiens chrétiens et non pas d’en faire des musulmans.
A toutes les forces islamistes à Gaza, Hamas, Jihad, Salafis et gens de la Mission, à tous, quelles que soient vos considérations vis-à-vis des chrétiens à Gaza ou ailleurs, vous, pour nous, vous êtes des frères, et si quelques uns, parmi vous, disent que nous ne sommes pas des frères, nous, par contre, nous réaffirmons et nous tenons à vous dire que vous êtes des frères : soyez musulmans et soyez palestiniens. Et voyez en tout chrétien un Palestinien, un croyant, et une personne humaine créée par Dieu, Créateur de tous, des chrétiens et des musulmans, et de toute personne humaine : nous sommes tous sa créature et Dieu nous a donné à tous la même dignité. Et Dieu guide qui il veut de la manière qu’il veut.
Je demande à Dieu de nous inspirer tous, afin que chacun de nous reste une personne humaine, un croyant, musulman ou chrétien, et un Palestinien qui travaille pour l’unité et l’égalité entre toutes les personnes humaines et pour l’unité et la liberté du pays.
+ Michel Sabbah
Patriarche émérite de Jérusalem
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